Cette histoire pourrait être le cauchemar de tout journaliste si d’aventure il ou elle était frappé de la même malédiction. Inventer, bidonner un récit. Avec « Les vérités parallèles » de Marie Mangez, on assite au naufrage d’une star du métier qui a confondu littérature et journalisme. On est soudainement pris d’une furieuse envie d’aller prier la Sainte Vierge pour que jamais, oh grand jamais, une telle chose nous arrive.
Arnaud Daguerre rêvait d’être grand reporter. Lui ce petit garçon lunaire et contemplatif. Lui qui a toujours fait ce qu’il fallait pour plaire aux grandes personnes. Et le voilà vingt-cinq ans plus tard en 2007, en route pour Le Miroir, le temple du journalisme d’investigation depuis 1948. Il y est arrivé, he made it, comme on dit en Anglais. D’ailleurs, il est introduit comme le nouveau petit prodige, fort d’un succès récent obtenu dans un quotidien concurrent. Une série de portraits croqués sur le vif, lors des émeutes de 2005, à la Courneuve. Rebelote en 2007. Il suscite l’admiration. Se balader en banlieue revient dans l’imaginaire des bobos parisiens à traverser une zone de guerre. Trop fort cet Arnaud.
Il plante parfaitement le décor. Décrire, utiliser les silhouettes croisées sur le bitume, imaginer leurs vies, dialoguer avec elles, magnifier leurs pensées, leurs destins, ça, il sait très bien faire. Il obtient de nouveaux succès, de nouvelles félicitations. La voie du grand reportage, le Graal de tout apprenti reporter, lui tend les bras. Il demande Gaza, il aura Athènes. Moins exotique comme il dit. En réalité, il pourrait être envoyé n’importe où sur la planète sans que cela ne change grand-chose pour lui. L’infection s’est répandue lentement, elle se développe au millimètre, elle est le poison dont il ne connaît pas l’antidote. Une chambre d’hôtel, un chauffeur de taxi ou un patron de bistrot et l’histoire, mieux ou pire, le scoop prend forme.
Pourtant, en France, il y avait déjà des inexactitudes, des approximations voire des erreurs. Mais le couperet n’est jamais tombé, il n’a jamais été convoqué, il n’a jamais été démasqué. Alors, il s’est enhardi. Loin des yeux… Ainsi à Athènes le banquier a-t-il les traits du mari de la réceptionniste de l’hôtel. Et comme tous les mythomanes, son mensonge repose sur une petite vérité. L’homme a travaillé dans une banque, il s’y connaît en économie. Détail de peu d’importance dans son esprit, il était juste employé à l’Alpha Bank, pas son directeur. Pas grave, sa plume fera le reste.
Il finit par être nommé grand reporter et intègre le prestigieux service Société. La gloire enfin, la consécration avec le Prix Albert Londres. Reporter, enquêteur, le trentenaire est sur tous les fronts, doué et plein de talent. Et de bullshit. Parce que ce ne sont que bidonnage après bidonnage. Assange ? Une réussite tirée en réalité d’un article paru il y a longtemps, dans un hebdomadaire américain. Bagdad et ses ruelles trouées par la guerre, le condensé littéraire de tous les gens rencontrés dans son hôtel miteux où il est resté terré. Arnaud n’aurait même pas besoin d’aller voir ailleurs, la guerre et la peur, il les porte en lui. Il est son pire ennemi. Il est ses propres munitions. Mais ne va-t-il pas en Australie, en Irak et ailleurs, la preuve absolue vis à vis des autres et de lui-même qu’il fouille, enquête et ne reste pas derrière son bureau à passer des coups de fil. Mais plus l’imposture est grande, plus la terreur l’envahit.
Jusqu’à quand va-t-il tenir ? Jusqu’à quand peut-il berner son patron, sa femme Adèle et tous les autres. Marie Mangez décortique parfaitement la mécanique de l’escroquerie, à quel moment un détail inventé devient une réalité, voire un scoop. C’est tellement facile d’imaginer ce que les autres veulent entendre. Ces chefs qui vous disent ce qu’ils veulent lire dans votre article avant même sa réalisation. Dans ce concert de louanges, un homme doute. Il n’a pas la plume d’Arnaud, on le dit jaloux. Il n’empêche. Le piège dans lequel le journaliste escroc s’est enfermé mord autant que celui des braconniers. Il pénètre, entaille la chair du possédé, il va le broyer aussi sûrement que les fers du condamné.
« Les Vérités parallèles » de Marie Mangez, Éditions Finitude, 256 pages, 20 euros.