David Joy ne quitte pas sa Caroline du Nord. Elle est la parfaite illustration des maux d’une Amérique qui ne veut pas, ne peut pas guérir. Un monument et l’acharnement d’une jeune fille vont ranimer des sentiments que l’on croyait en voie de disparition dans ce Sud en convalescence permanente. Une tragédie menée obstinément par un romancier en quête de ce qui est juste, et parfois de justice. Mais comment effacer les péchés du passé ? Comment se racheter ?
Il faut un sheriff. Il s’appelle John Coggins, il effectue son dernier mandat du comté de Jackson avant la retraite. Il y a une famille afro-américaine. Vess Jones et sa petite-fille Toya Gardner. À première vue, l’illusion est parfaire. Les deux semblent même y croire. Il y aurait donc une amitié bien réelle, incompréhensible aux yeux de l’extérieur, entre cet homme de loi et la grand-mère Voss. Mais la petite-fille de 24 ans émancipée du poids de cet héritage encombrant, est l’élément perturbateur. Elle est celle qui va forcer les autres à ouvrir les yeux. Elle se moque de ce sheriff qui crie haut et fort qu’il n’est pas raciste. Elle lui rit au nez.
Il faut une arrestation. Celle de William Dean Cawthorn est musclée. Elle est menée par l’adjoint Ernie Allison, un policier intègre. Il est de nuit. Il s’ennuie. Il croise un collègue, un boulet, Tim McMahan qui a repéré un break avec un gars qui dort à l’intérieur. La voiture contient beaucoup de choses, un morceau de tissu blanc qui n’a rien d’un costume d’Halloween et un petit carnet qui affiche des tas de noms dont celui du chef de Tim. Les suprémacistes rôdent encore.
Enfin, il faut un meurtre. Et une déflagration qui survient juste avant. La statue d’un soldat en cuivre patiné, un drapeau confédéré sculpté dans le granit et une inscription : « À nos héros de la confédération. Toya ajoute un mot. « Déplacé ». La suite est une mécanique implacable. Le corps de la jeune fille est retrouvé criblé de balles. Le passage à tabac de l’agent Ernie Allison laissé quasiment pour mort est presque anecdotique … D’ailleurs, le sheriff refuse de lier les deux événements. L’inspectrice Leah Green n’est pas si catégorique. C’est son premier homicide. Les deux enquêtes vont être menées en parallèle jusqu’au point de convergence.
Jusqu’à la démonstration de l’écrivain. Qui est de dénoncer les fractures de son pays. Cette ligne de démarcation jamais effacée entre les Noirs et les Blancs. Toya Gardner, c’est « Le cri » de Munch. Le rappel obstiné d’une blessure jamais réparée. Que valent les mots du sheriff lorsqu’il parle de son amitié avec ses grands-parents. Toya est une enfant des Black Lives Matter. Elle n’a pas, à l’inverse de sa mère et grand-mère, fait avec, tourné le regard, voire pardonné. Elle traverse la vie la tête haute, sans tâche et sans honte. Ce sont les autres qui doivent s’incliner désormais. Les Blancs. Même Coggins.
On décèle un peu de souffrance chez David Joy. Cette terre de Caroline du Nord où il habite toujours, cette terre de petits blancs hargneux et racistes, il l’aime aussi pour ce qu’elle est. Les face – à – face de Coggins avec Vess Jones sont tragiques. Le shérif n’est pas en mesure de comprendre le message de Toya. Il a cru bien faire toutes ces années, ses meilleurs amis, croyait-il, étaient noirs. Que peut-elle comprendre, cette Toya de ce Sud où elle n’a pas grandi, cette fille d’Atlanta. David Joy confirme, roman après roman, qu’il est bien un écrivain de ces territoires scarifiés et hantés. Un Sud qu’il prend frontalement sans pitié mais aussi sans honte. Il y vit, il connaît cette terre pillée par d’autres Américains et il la défend. À sa manière, avec une grande humanité.
« Les deux visages du Monde » de David Joy, traduit de l’Anglais (États-Unis) par Jean-Yves Cotté, Éditions Sonatine, 432 pages, 23 euros.