« Les Enchanteurs » de James Ellroy : Los Angeles, Marilyn et les K Boys

Au fond, elle restait la dernière. Celle à qui la plume déjantée de James Ellroy n’avait pas encore osé s’attaquer. Oser ? Non, James Ellroy a toujours tout osé. La preuve. Alors que tout le monde garde en mémoire la « Blonde » de la romancière Joyce Carol Oates qui, si tant est que ce soit possible, ajoutait une couche au mythe insubmersible de l’actrice américaine, James nous fait comprendre d’emblée qu’il n’est pas le genre de gars à se faire balader. Le mythe Marilyn Monroe attendra. Sa propre mère, « La Rouquine », a occupé la première place de son panthéon personnel pendant des années, il n’a pas eu de temps à consacrer à cette créature adulée, mais over rated selon lui, si on sait lire entre les lignes du dernier roman de l’écrivain américain, « Les Enchanteurs. »

Désenchantés au mieux. Désespérés au pire. James Ellroy qui sera présent au Festival America le 28 septembre prochain à Vincennes, n’est pas un monsieur youp la boum, ne comptez pas sur lui pour vous offrir une version Barbie acidulée de l’Amérique. Celle-là ne l’intéresse pas. Non, celle qui le fascine autant qu’elle l’interpelle, c’est celle des marginaux, des criminels, des losers qu’il prend plaisir à associer à des personnages bien réels. James Ellroy est le grand maître d’œuvre du mélange fiction/réalité. On n’y coupe pas cette fois encore. Début des années 60. Freddy Otash, ex-flic du LAPD, est devenu enquêteur privé. Il bosse pour Jimmy Hoffa, le tout puissant responsable syndical des Teamsters (Syndicat des Camionneurs). Le gars veut se faire les K Boys, les frères Kennedy qui lui mettent une pression monstre, l’accusant d’être trop lié à la pègre. Il demande à Freddy O de mettre sous surveillance La Blonde. Il pense ainsi récolter des informations juteuses et dévastatrices contre le président américain John Fitzgerald Kennedy, JFK, et son frangin Robert, procureur général parti en croisade contre les mafieux. Oubliant au passage que leur paternel Joe a sollicité ces mêmes pourritures pour faire élire son gamin JFK. Il fallait bien dans ce paysage politique saturé, une blonde, The Blonde, la Marylin Monroe, le fantasme absolu de tous les mâles blancs de l’Oncle Sam, pour ne pas dire de la planète. Mais la star sous la plume du romancier est loin d’être glamour. Elle passe ses journées pas lavée, vautrée dans son lit, hébétée, assoiffée. Ne se levant que pour aller chez son psy ou chercher du matos, défonce et alcool, et de temps en temps pour se pointer sur un plateau de cinéma, se rappelant soudain qu’elle est une actrice. Et pas n’importe laquelle. Celle qui couche avec JFK. Qui ne lui répond plus au téléphone. Les K Boys. Ces enfoirés qui étaient bien contents de se la refiler avant de s’en lasser. Mais comment peut-on se lasser de la Blonde ? Avec Ellroy, qui a envie d’une gonzesse de ce genre. En tout cas pas Freddy. Non, lui en pince pour Pat Lawson, la sœur des K Boys. Mais elle est mariée au tocard number one, Peter Lawson, acteur de seconde zone mais pourvoyeur first class en nanas et substances toxiques pour qui sait demander. Il est une sorte de fixeur pour les K Boys qui entre deux crises politiques n’ont guère le temps de faire les courses eux-mêmes. Et JFK a une libido no limit, un appétit féroce en matière de nouvelles filles. Peter est au taquet.

Quatre mois de filature, d’écoutes harassantes, Fredy O l’espionne même sur son lieu de travail. Trois jours d’affilée, il ne quitte pas le mobile home où la star se réfugie.  » I observed the Marilyn Quadrafecta : pop pills/booze/bar/pass out. » Freddy est au bout du rouleau, il n’en peut plus de la Blonde. Et puis, boum, crac. « OK. Elle est morte. Nous voilà dans un tout nouveau merdier maintenant. » Irrévérencieux au possible. Annoncer la mort de la star, comme ça, de façon aussi nonchalante que lapidaire. Seul Ellroy pouvait se le permettre. « Pas de brigade, d’équipes scientifiques… c’est une star qu’a clamsé ». Conclusion de l’autopsie : overdose de barbituriques ou suicide. « Deux anomalies : de minuscules petits trous sur le lobe de l’oreille gauche. Une vague trace de morsure humaine cicatrisée. » Freddy O revient en grâce. Le chef de la police, Bill Parker, lui demande de reprendre du service. Il veut faire chanter le petit frère, Bobby, Robert Kennedy. Il vise le poste du FBI. Tout est toujours pourri, violent dans le monde ellroylien. On trahit, on boit, on carbure à la dope, on baise, on vit en trois dimensions. On meurt beaucoup et facilement.

Otash est le narrateur du roman. On avait fait sa connaissance en 2021 dans « Widespread Panic ». Sa langue est celle du jargon des 60’s, version Rat Pack, Frank Sinatra et The Outfit de Chicago. C’est un gars aux mauvaises habitudes. En défonce constante. Entre ses propres délires et ceux de l’écrivain, qu’est-ce qui est vrai et faux ? Le kidnapping bidon de l’actrice de seconde zone Gwen Perloff ? Les détectives du Hat Squad, un groupe de policiers de Los Angeles ultra dangereux ? Le roman fourmille de personnages peu recommandables, de gens au pouvoir long et parfois opaque. James Ellroy dégaine toujours aussi puissamment, la faconde est intacte, un diamant en apparence mal taillé. En réalité, une pierre précieuse qui n’existe pas encore. L’Histoire de son pays demeure son obsession, cette Amérique dont la moitié est prête à voter une nouvelle fois pour un Donald Trump en totale roue libre. Une Amérique maudite que le grand romancier s’échine à décrire, décortiquer, voire déchiqueter depuis des années. Comme s’il lui en voulait de n’avoir pas su devenir ce que l’on attendait d’elle. Le rêve américain traîné dans un désespoir rouge sang obstiné et tragique.

« Les Enchanteurs » de James Ellroy, traduction de l’Anglais (États-Unis) par Sophie-Aslanides et Séverine Weiss, Éditions Rivages/Noir, 400 pages, 26 euros.

 

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