Il y a un petit quelque chose de Larry McMurtry mâtiné de Stephen King dans le roman de Alma Katsu. Un homme conte fleurette à une dame aux abords d’un chariot dans les vastes plaines américaines, tandis que cette dernière tente par tous les moyens de s’émanciper. Surgit le Malin, et là, gare à vous.
L’expédition Donner, l’un des mythes fondateurs de la conquête de l’Ouest. Une histoire vraie qui tourne au cauchemar. Quatre-vingt-sept pionniers décident de faire le grand saut en juin 1846 de Missouri, direction la Californie. Ils ne seront plus que quarante-sept à l’arrivée avec trois pauvres malheureuses mules encore vivantes. Affamés, ils se mangeront entre eux. La romancière Alma Katsu qui fut dans une autre vie analyste dans les services de renseignements américains de la NSA et de la CIA, et que l’on devine joueuse, a repris cette tragique aventure en la pimentant d’une bonne dose d’horreur.
Ils sont tous très sûrs d’eux, ces pionniers blancs. Ils partent en s’appuyant sur un livre aussi sacré que la Bible, « Le Guide de l’émigrant pour l’Oregon et la Californie » par Lansford Warren Hastings, 27 ans, avocat de métier et grand aventurier. Comme toujours dans un groupe, il y a les dominants et les dominés. Deux familles se dégagent : les Donner et les Reed. À la lecture du roman défilent en simultanée tous les livres, et surtout les films de cette sauvage conquête de l’Ouest qui ont nourri notre imagination d’enfant et plus. On est dans les grands espaces, majestueux et hostiles, les crotales endormis sous les pierres et un soleil meurtrier. Les hommes se rasent à l’eau froide face au miroir accroché au wagon “parce que l’homme mauvais se cache derrière sa barbe, comme Lucifer.” La petite maison dans la prairie version gore.
Le convoi est à peine parti qu’un petit garçon disparaît. La très sexy Tamsen Donner, épouse de moins de vingt ans de George Donner, n’est pas plus surprise que ça. Un chapelet de signes a précédé cette disparition. Un enfant mort-né, un tonneau de farine infesté de charançons et ces loups qui ne les quittent pas des yeux et les suivent partout. Les gens du convoi la prennent pour une sorcière. Lorsque ce qui reste du corps est retrouvé, les canidés sont accusés. L’un des voyageurs, Charles Stanton avec lequel Tamsen aura une liaison, est persuadé qu’il y a un meurtrier parmi eux. L’esprit de cette dernière est plus ouvert à l’inexplicable. Tamsen tresse des tiges de romarin pour des charmes de protection, elle mélange de l’aconit à de la lavande pour mettre derrière les oreilles de ses enfants et empêcher les démons de s’en prendre à eux. Arrive le moment du choix. La route à suivre. La plus longue ou fameux raccourci de Hastings. L’impatience est mauvaise conseillère.
“Il y a deux types d’hommes. Les moutons et les hommes qui les égorgent.” Vous imaginez le bouillon de culture d’une testostérone en feu dans ces grandes étendues mystérieuses où la virilité est portée en étendard. Les faibles n’ont pas leur place, tous doivent incarner une version réaliste du Duke (John Wayne). Les femmes ne sont guère mieux loties, leur féminité mise à mal. Les plus audacieuses osent, les autres subissent. Alma Katsu sait s’y prendre pour mêler cette réalité des sentiments au surnaturel qui enveloppe le parcours du convoi.
Ils ont fait le mauvais choix. Évidemment. Il n’est plus question de Californie mais de survie. Tout le monde a revu ses prétentions à la baisse. Mais le désert de la Sierra Nevada est là devant eux, blancs comme la neige, étincelant sous le soleil. Le dernier bœuf est abattu d’une balle dans la tête. Il ne peut être question de retour en arrière. La faim rôde, gronde, emporte. Mais qui sont ces affamés ? Des loups ou des hommes ? Les cadavres s’accumulent. Le ventre vide les ravage tous de l’intérieur. Que voulait dire Luke Halloran avant de mourir, quand il disait qu’il fallait qu’il mange à tout prix. Et Lewis Keseberg, qui tourne autour de Tamsen, comme une hyène sur sa proie. Son chien avait mordu Halloran puis tout était allé de travers. Les hommes s’étaient mis à se transformer en monstres.
Au-delà du genre littéraire, la romancière américaine prend la défense des femmes à une époque où leur liberté se réduisait souvent à se marier pour fuir un foyer parental restrictif avant de connaître un nouvel enfermement, celui du mariage et de la maternité. Tamsen Donner veut échapper à tout ça. Elle se veut libre de ses sentiments et de ses pulsions. Elle revendique une sexualité au même titre que les hommes. Elle sera renvoyée dans les cordes. Celles de son statut de mère. Sauver ses enfants, quitte à en mourir.
« Hurlements » de Alma Katsu, traduit de l’anglais (États-Unis) par Nadège Dulot, Sonatine Éditions, 416 pages, 23 euros.