S’il y a autant de force et d’énergie dans les mains de la kinésithérapeute Gabrielle Massat, dernière révélation française du genre, que celles démontrées dans son dernier roman, alors ses patients peuvent dormir tranquille. « Gracier la bête » n’est pas un roman noir de tout repos à lire mais qu’est-ce que c’est bien.
Le récit est porté par les deux personnages principaux. Till Aquilina et « l’ouragan », le docteur Anya Woodworth. Le premier a commis l’irréparable, il a frappé Audrey, une des adolescentes de quatorze ans dont il avait la charge en tant qu’éducateur. Le second est un petit bout de femme solide comme un roc qui s’est donnée pour mission de sauver son prochain, surtout quand la cause est perdue de tous. Till en fait partie. Pourtant, il n’est pas facile le bonhomme. Une bombe à fragmentation. Dont la jeune Audrey a déjà fait les frais, alors qu’elle gît sur un lit d’hôpital après avoir été renversée par un chauffard sur la route. Till se sent responsable parce que la drame est survenu juste après une altercation dramatique entre lui et elle. Depuis, il ne cesse de vouloir réparer. Ce qui veut dire croire Audrey et retrouver cette mère, Patricia Marty, soi-disant morte, que la jeune fille persiste à considérer vivante. Persuadée en outre que cette dernière va venir la chercher. Délire d’adolescente à la dérive ou réalité ? Till est tellement rongé par la culpabilité qu’il va tout mettre en œuvre pour découvrir la vérité, quitte à se saborder.
Till est un peu un miracle. Celui qui a tenu le plus longtemps dans cet enfer institutionnel de la villa des Prunelliers. « Un nom qui, de mon point de vue, sonnait comme celui d’une armée maléfique œuvrant dans l’ombre à la destruction de l’humanité. » Un foyer pour les 14-18 ans situé à une quarantaine de kilomètres d’Albi au beau milieu de la forêt. « Le dernier rempart avant le chaos ». Parce qu’en réalité, cet endroit lugubre accueille tous les enfants et ados incasables dans la grande machinerie de la protection de l’enfance. Un placement d’urgence qui devenait permanent. Jusqu’à la majorité. Les éducateurs y survivent cinq ans avant de démissionner ou de prendre congé pour burn-out et de se faire muter ailleurs. Till y est depuis six ans. » Celui qui combat les monstres doit prendre garde à ne pas de devenir un monstre lui-même. Ton boulot est un usine à maltraitance », lui rappelle Anya. Till le sait au plus profond de lui-même, il est off-limit depuis trop longtemps. Est-on jamais guéri de toute façon ? Delmas, le flic, qui va dans un premier temps aider Till, se veut en être la preuve vivante, lui l’ancien enfant placé, rescapé des Prunelliers, protégé par Anya, devenu représentant de l’autorité. Vraiment ?
À quel moment, celui qui soigne bascule dans la maltraitance ? À quel moment, le sauveur devient-il aussi bourreau ? Gabrielle Massat est sans pitié avec le système de la protection à l’enfance. Défaillant ? Le mot est faible. Impuissant, fait de bout de ficelles, de bric et de broc, de rustine sur rustine avec des équipes épuisées. Qui ne deviendrait pas violent après des heures de présence destinées à gérer des situations ingérables et qui s’accumulent. Comment ne pas perdre patience avec des enfants/adolescents, eux-mêmes produits d’une violence intra-familiale abyssale. Superman, Batman ? Till n’est rien de tout ça, lui l’éducateur né, et qui a pourtant déraillé. Protéger les enfants, mission impossible ? La réponse fictionnelle de Gabrielle Massat n’est guère rassurante. Pas sûr que la réalité ne le soit davantage.
« Gracier la Bête » de Gabrielle Massat, Éditions du Masque, 336 pages, 20.90 euros.