Sans pathos, dans un style assez distancié, on patauge pourtant sévère dans l’arrière-cour politique française et de ses coups tordus. Et l’on sent un malin plaisir chez l’auteur à entraîner le lecteur dans l’envers crapoteux d’un gouvernement en place, de sa police et de ses services secrets. Du grain à moudre pour tous ceux qui croient dur comme fer que seul un petit nombre d’individus dirige un pays.
Le romancier s’appuie sur des personnages réels. Il place son intrigue à l’époque du président Valéry Giscard d’Estaing. Le 11 mai 1976, le général Joaquin Zentano Anaya, un diplomate bolivien, est assassiné en pleine rue, avenue du Président-Kennedy à Paris. A bout portant de trois coups de 7.65, alors qu’il se dirigeait vers sa BMW bleu métallique. Un appel téléphonique mystérieux passé à la radio Europe 1 revendique l’attentat et la personne se présente comme appartenant aux Brigades internationales Che Guevara. Joaquin Zentano Anaya était aussi général. Le dossier atterrit comme il se doit à la Centrale (Direction des Renseignements généraux) et plus précisément à la BOC, la Brigade opérationnelle centrage des RG, le gratin de la police secrète. Martin Kowal est un bon enquêteur mais un fils de traître à la nation et grand amateur de substances toxiques en tout genre. Un gars hanté par le passé tâché de son paternel et la cervelle ramollie par la dope. L’affaire est suivie par l’Élysée. Autant dire l’enfer. Il y a Robert (Pandraud) et Michel (Poniatowski) pour les plus connus. Mais aussi un certain Biseau, un conseiller, un homme de l’ombre. L’union faisant la force, il a été décidé au plus haut niveau que les RG et la DST travailleraient de conserve. Kowal a été désigné comme faisant partie de l’aventure. Mieux, il va être à la tête d’une mini-unité dédiée au dossier. Il doit cependant coopérer ou en référer à un homme, le commissaire Semprun. Un nom qui claque pour le jeune flic. L’ami de son père qu’il n’a pas revu depuis la mort de ce dernier. Il s’en réjouit.
A tort. Parce que l’affaire pue. Il y a bien la piste de la drogue, après tout on parle d’un coin de la planète où le trafic de drogue est un passe-temps comme un autre. Mais très vite autre chose se dessine. Que peuvent bien avoir en commun l’OAS (Organisation secrète et bras armée des énervés de l’Algérie française) et les dictatures d’Amérique latine ? Pour l’écrivain, c’est l’un des secrets les mieux gardés de la présidence d’Estaing. La passerelle sombre entre des individus qui vont transmettre à d’autres, un savoir-faire peu ordinaire : les techniques de torture utilisées pendant la Guerre d’Algérie par les plus zélés des gars de l’OAS. Un cocktail historique qui fait le miel d’Éric Decouty. Compromissions, coups tordus, tout y passe dans la galaxie politico-services secrets. On touche du doigt l’hubris de ces hommes d’État qui se retrouvent d’un seul coup avec comme joujoux à disposition totale, tous les flics de France et de Navarre. De quoi planer. De quoi franchir la ligne rouge. On connaît « L’Opération Condor » dans laquelle les Américains ont trempé jusqu’au cou. Ces Américains coupables mais qui ont aussi la faculté de faire face à leur propre Histoire et à ses saletés. La France n’en est pas là. Loin s’en faut. En 2003, Édouard Balladur, alors président de la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblé nationale a refusé la commission d’enquête parlementaire concernant le rôle de la France dans le soutien aux régimes militaires d’Amérique latine. Le pays était selon lui « irréprochable ». Heureusement, il reste la littérature. « L’Affaire Martin Kowal », dont le personnage fictif maigrichon est largué et touchant, se lit d’une traite. Et nous remonte un poil le moral. On n’échappe jamais à la vérité. Même si elle met du temps à éclater.
« L’Affaire Martin Kowal » par Éric Decouty, Éditions Liana Levi,336 pages, 20 euros.