Le « Point de rupture » de Kevin Powers

Kevin Powers est un ancien soldat. Il ne l’oublie jamais. En 2012, il sort son premier roman, « Yellow Birds », remarqué et remarquable. Avec « Point de rupture », il franchit la ligne de sable et s’engage sur la route chaotique du polar tout en gardant le cap de la guerre. Audacieux et maîtrisé. Une réussite.

Le héros est Irakien. Il s’appelle Arman Bajalan. Quand on le découvre, il a 26 ans, bénéficie d’un visa spécial dans le cadre d’une réinstallation aux États-Unis. Il travaille comme agent d’entretien dans un motel de Ocean View, en Virginie. Avant, il était interprète de l’armée américaine à Mossoul, dans la province de Ninive, dans le nord de l’Irak. Depuis qu’il en est parti après avoir échappé à une tentative d’assassinat, il a établi une routine de survie : il se lève un peu avant 5 heures du matin pour aller nager et prendre ensuite son poste au motel. Mais ce jour-là, le bus est en retard. Il craint les remontrances de Monsieur Peters. Elles ne seront rien face à ce qui l’attend. Il est sept heures moins dix à sa montre.

Le corps d’un homme gît, allongé au pied de la dune. « Les talons d’une paire de richelieu enfoncés dans le sable, puis le tissu du pantalon de costume claquant dans la brise intermittente. L’homme avait les mains croisées sur la poitrine, comme s’il attendait impatiemment quelqu’un qui frissonnait dans un froid improbable par un matin d’été à Norfolk ». On se dit tout de suite que Arman Bajalan sera le suspect numéro 1. Un Irakien tôt sur une plage déserte, que faisait-il là ?

La lieutenante Catherine Wheel et son nouveau co-équipier le sergent Lamar Adams délaissent le toxico qui sort de son overdose grâce au Narcan et foncent vers View Beach Park. D’emblée, le légiste est perplexe. « Le gars est dans une condition physique incroyable. Dans la quarantaine et pas plus de dix pour cent de gras. Il porte un costume, le sable autour était pour ainsi dire intact. » Pas de portefeuille, pas de pièce d’identité, pas d’argent mais un aller-retour en autocar Washington-Norfolk au nom de Thomas Brown. À ce stade, les flics n’excluent pas encore totalement l’overdose. Le Fentanyl fait des ravages dans toute l’Amérique, leur bled n’est pas épargné. « Tu crois que c’est lui » entend Arman. Il répond aux questions avec méfiance. Les premières vingt-cinq années de sa vie, il a soigneusement évité la police de son pays. Raconter n’importe quoi pour ne pas avoir à faire aux moukhabarat, les redoutables services de renseignements irakiens. Mais avec les Américains, la vérité est importante. Alors, il lâche : « Putain de hadji ». Voilà ce que les deux autres hommes qu’il a vus marcher et s’éloigner, ont dit alors que lui s’apprêtait à aller se perdre dans les vagues. « Hadji », désigne celui qui a effectué le pèlerinage à la Mecque, en Arabie-Saoudite. Une marque de respect. Mais plus du tout depuis les attentats du 11 septembre 2001 contre les Tours jumelles à New-York. Le terme totalement dévoyé s’applique désormais à tout musulman que l’on s’imagine se trimballer avec une bombe prête à exploser. Il aura fallu moins de deux chapitres à Kevin Powers pour nous embarquer dans cette enquête où le passé de l’auteur revient en force dans la dynamique du roman. La nationalité du protagoniste principal aura une importance capitale. Kevin Powers se sert de ses souvenirs de soldat pour les faire fonctionner au service d’une intrigue qui commence, classique, par la mort d’un homme. Ce qui le sera moins par la suite, ce seront les objets retrouvés dans la chambre d’hôtel du macchabé : quatre passeports, un paquet de dollars et d’euros, une boîte de cartouches subsoniques Fiocchi de calibre neuf millimètres. « C’était qui ce mec », interroge Catherine, qui sent que pour la première fois en vingt-sept ans de carrière, elle va enfin avoir une affaire digne de ce nom. Si elle savait.

En parallèle, Sally Ewell, une jeune journaliste bien trop portée sur la bouteille pour son âge, assiste à une audience au tribunal du coin qui porte sur les opérations actuelles de Decision Tree (DT), une société militaire privée sous-traitante de l’armée américaine, en Irak et en Afghanistan. Sally bosse au Virginian-Pilot depuis sa sortie de l’université. Elle est persuadée qu’il se passe quelque chose d’intéressant entre Decision Tree et les différentes administrations de la région de Tidewater. Des demandes de dérogation, d’optimisations, d’exemptions d’applications des règlements, des ventes de terrains qui ne font qu’accroître les bénéfices de la société militaire. Et il se trouve justement que cette audience est importante pour Trevor Graves, le président-directeur-général de DT qui attend du Congrès qu’il valide les négociations en cours de DT et du Département d’État et de la Défense. Soit l’équivalent de plus de deux milliards de dollars. La commission s’inquiète : « Est-ce que DT ou ses employés ont été traduits devant la justice américaine par des proches de civils irakiens tués à la suite de leur conduite ? ». « Ses affaires ont été classées sans suite, » rétorque Graves. Kevin Powers porte en lui les effets de la guerre. Dans ce troisième roman, il les ramène à la maison. Les fameux dégâts collatéraux, terme utilisé jusqu’à plus soif pendant la première guerre en Irak afin de justifier les blessés civils. L’auteur porte un regard désabusé sur le monde des politiques où la trahison semble la norme et l’appât du gain plus fort que tout. Gagner de l’argent, toujours plus, quitte à tuer de sang-froid des populations qui ne peuvent imaginer que leur survie dépend d’une bande de crapules qui décident à Washington et opèrent via leur bras-armé de société paramilitaire, sur le terrain sablonneux ou montagneux des zones de guerre.

La poésie qui imprégnait « Yellow Birds » se retrouve dans le personnage de Arman Barjalan. La façon que cet homme a de se distancier des gens et des événements, échaudé par une vie de violence laissée derrière lui. Avec pour seul bagage : l’alerte. Et il a tout de suite compris ce que voulait dire ce cadavre sur la plage. « Ils veulent que je me rappelle. » Oui, qu’il n’oublie jamais que sa femme et son fils sont morts et que leurs quatre assassins ont marché dans leur sang. Chaussés de Merrell. Qui porte cette marque de sneaker en Irak ? « Pas les Irakiens. » Arman les a vus. La guerre l’a rattrapé, elle a couru sur plus de 12 000 kilomètres, au cœur de la plus grande démocratie au monde. Comment a-t-il attiré l’attention sur lui ? Lui qui vit sous le radar depuis qu’il est réfugié aux USA. « Est-ce que quoi que ce soit vous a paru inhabituel, lui demande la lieutenante Wheel, depuis que vous êtes ici ? » « En Amérique ? dit-il.  Tout semble bizarre. Parce que comment expliquer à quel point survivre était étrange ? Comment expliquer la cruauté de ces quelques secondes quotidiennes lorsqu’on fermait les yeux en priant pour que ce ne soit qu’un rêve, avant de finalement devoir accepter la réalité d’un monde sans eux. »

La lieutenante Catherine Wheel a toujours bien fait son métier. Elle n’a pas servi en Irak. Mais elle sert son pays. Elle ne fait pas de grandes phrases, ni de promesses. « Je suis responsable de vous. Et c’est la seule chose au monde qui m’importe. Je ne sais pas quoi vous dire d’autre. » Elle n’a pas besoin. En tant que réfugié, Arman Bajalan sait que les zones de conflit sont mouvantes, qu’elles se déplacent. Et qu’il sera toujours au bord de la rupture.

« Point de rupture » de Kevin Powers, traduit par Emmanuelle et Philippe Aronson, Éditions Stock, La Cosmopolite, 416 pages, 23 euros.

 

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