Banal. Une jeune femme tombe amoureuse d’un homme marié. Elle le sait, elle s’en moque. Jusqu’au moment où la nature s’en mêle. L’heure n’est plus à l’insouciance, à la béatitude sucrée. L’heure est aux grandes décisions, aux grandes désillusions.
« Au Crépuscule » est un roman de Jaap Robben. Le poète écrivain néerlandais revisite le thème de l’adultère entre un homme qui ne quittera jamais son épouse et une jeune fille qui doit en subir les conséquences dans une société bigote et étouffante. Comment faire du neuf avec un thème aussi éculé. L’amour est éternel. Il relève des mêmes ressorts quel que soit l’époque. On aime quelqu’un qui est déjà pris. Il y a toujours un après. Délicat, souvent difficile, parfois dramatique. Comme l’histoire de Elfrieda, Frieda, Ida.
« Je me suis parfois demandé si j’avais vraiment existé avant de rencontrer Ott ». La puissance de l’aveu claque comme la première gifle de son enfance. Mars 1963, sur la rive du Waal. Le lac est gelé. De cette rencontre, Frieda se souvient de tout, quatre-vingt-un ans plus tard. « La petite bande de poignet visible à la lisière de son gant. La surprise que j’ai éprouvée à la vue de ses cheveux gris … » Il s’appelle Otto Drehmann. Il aime les papillons. « Certains d’entre eux ont de la poudre d’étoile entre les ailes. » Son rêve : découvrir une espèce inconnue. Elle sera son Ida. Il est plus vieux mais ils vont se découvrir comme de jeunes adolescents. Leur première fois sera maladroite et puis viendra la découverte de l’autre, de son corps à lui et le sien. Ils formeront un tout. Fugace, éphémère mais intense. Il lui dit : « Je ne t’ai pas découverte. Tu existais avant notre rencontre. » Elle lui répond : « Je ne sais pas. » Alors, ils se donneront un nom : les Tenderloo.
Il lui aura fallu la mort de son mari Louis, de son déménagement seule, dans une maison de retraite, la grossesse de la copine de son fils unique Tobias, pour que les souvenirs affleurent, peureux puis entêtants. Elle aussi un jour, dans l’obscurité de sa mémoire, elle a eu un autre enfant.
Le premier. Avec Otto. Dans un monde régi par un catholicisme rigide, une époque où les femmes célibataires sont encore des filles/mères. Autant dire des traînées. Sa mère le voit tout de suite, elle qui a élevé quatre filles. Frieda vit encore dans une forme d’innocence. Oui, elle a du retard, mais elle n’a jamais eu des règles régulières. « Tu nous infliges ça. » Le verdict est sans appel. Elle est chassée de la maison par son père. Otto n’a pas encore déserté. Il envisage même d’élever l’enfant avec sa femme qui ne peut en avoir. Après tout, c’est bien le sien. Frieda le regarde comme s’il était fou.
Elle ira donc au couvent de la Fondation Paula, chez les sœurs. Il y a un hôpital. Les religieuses ont l’habitude. Le secret, elles connaissent. Elles savent l’enfouir à jamais, hors de portée des hommes, hors de portée de la vérité. Les pages qui relatent l’accouchement, la séparation, l’abandon pour ne pas dire la reddition de Frieda, sont bouleversantes. On s’interroge. Comment peut-on jamais se remettre d’une telle histoire ? Comment peut-on aimer à nouveau, enfanter encore ?
Il y a des signes qui ne trompent pas. Ces moments de colère absolue, incompréhensible aux yeux de Louis. Cette distance avec ses parents retrouvés alors que Tobias les adore. Mais que peuvent-ils comprendre ceux qui l’entourent. Alors qu’elle-même a jeté ses souvenirs dans un carton posé là, bien au fond d’une cave ou d’un grenier, inaccessible à ses propres yeux. La mort de Louis réveille quelque chose en elle. Otto. Qu’est-il devenu ? Est-il mort ?
La modernité de l’histoire se niche aussi dans le rapport mère/fils. Frieda avoue ce passé douloureux. Tobias ne la juge pas. Au contraire. Il l’aide dans sa quête de savoir ce qu’est devenu le bébé aux deux pieds. Le bébé de Mademoiselle Tenderloo. Une fille ou un garçon ? Les bras de la sœur ce jour-là ont emmené le bébé. Frieda, son Ida, a crié Otto. Elle l’a vu s’éloigner. Une tâche sombre au bout du couloir. On lui a dit d’oublier, elle a sombré. Elle s’est réveillée à plus de 80 ans. Et elle a su. Enfin. Jaap Robben nous a parlé d’amour, de bonheur et de chagrin. D’identité effacée. Il nous a conté une histoire éternelle. Tant qu’il y aura des femmes et des hommes.
« Au Crépusucule » de Jaab Robben, traduit du néerlandais par Guillaume Deneufbourg, Éditions Gallmeister, 416 pages, 24,90 euros.