« Camera Obscura » de Gwenaëlle Lenoir : pour ne pas oublier

L’histoire de César (un pseudonyme) est désormais connue. Photographe légiste militaire syrien, ce héros anonyme a pris quelques 45 000 photos de morts et de gens torturés entre 2011 et 2013 à Damas, la capitale de Syrie. Menacé, il a fini par s’enfuir et a emporté avec lui ce sinistre trophée. Preuve absolue de l’étendue de ces crimes de masse, mis en place par le régime de Bachar al-Assad. La journaliste Gwenaëlle Lenoir qui connaît très bien cette région en a tiré un premier roman troublant et touchant. Avec une question en suspens : comment fait-on pour survivre après avoir côtoyer au quotidien des corps massacrés, torturés, défigurés. Comment continuer à respirer ?

« Je ne regardais pas les morceaux de corps qui passaient de l’appareil photo à l’ordinateur. » Se cacher derrière l’obturateur, se planquer, se préserver. Cela marche un temps. Et puis, il suffit d’un tout petit diagnostique « crise cardiaque » et d’une photographie qui montre une autre réalité.  « C’était un adolescent, massacré, son crâne semblait avoir été rasé par une tondeuse abrasive. » Ce jour-là, il y avait seize corps, treize garçons et trois filles.  Il y aura comme d’habitude les étiquettes avec leurs noms et leurs âges. Des noms qu’il inscrira sur une feuille, pliée en huit et glissée dans le sac vide des biscuits à la fleur d’oranger. La plume de la romancière se fait plus douce, presque légère comme pour atténuer l’horreur à venir. Elle évoque les parfums de l’Orient, la douceur de vivre d’une civilisation qui perd peu à peu la tête.

On suit alors pas à pas la prise de conscience du photographe. Au début, il est surpris par ce que lui dit de faire celui qui l’a embauché : transférer les photos de tous ces cadavres sur un ordinateur. Le geste lui brûle les doigts. D’autant que très vite, les corps sans vie arrivent toujours plus nombreux. Il note scrupuleusement les noms et les âges puis les photographie avant de s’enfermer pour la transmission finale. Il ne dit pas à Ania, sa femme, ce qu’il fait. C’est son premier mensonge. Il pèse lourd dans sa sacoche. Il efface les photos de son disque dur mais les garde sur une carte mémoire. Les morts le suivent désormais partout. Chez lui, dehors, debout, éveillé, dans son sommeil troublé, ils sont une deuxième peau, une autre vie obscure. « Les morts sont des gens têtus ».

Jusqu’à cet homme qui arrive encore vivant entre ses mains. « Sur la photo, il n’était pas tout à fait sec. » Il lit le nom sur l’étiquette. C’est le père d’Anas. « Ma jambe gauche s‘est mise à trembler et à cogner le pied du bureau. » Il est temps pour lui de sortir de ce silence coupable et terrifiant. Il va voir Abou Georges, celui qui l’avait fait entrer à la morgue. Abou Georges sait déjà tout. On lui donne une clé USB. Cette fois, il ne fera comme avec la liste, il l’emporte partout avec lui. Elle ne quitte pas sa poche de pantalon. Il enfile sa blouse blanche, il tente de respirer. Il en aura une deuxième, les photos s’accumulent, le monde doit savoir, pense -t-il, désormais. Mais faire connaître la vérité équivaut à mourir. Aux yeux du monde, aux yeux de sa famille. Un supplice sans retour possible. Parce que la main mortifère d’Assad va bien au-delà de la Syrie.

Le nom de César est apparu en 2013. Ses photos ont suivi. La journaliste Garance Le Caisne (Opération César, Éditions Stock) l’a rencontré. L’homme a parlé encore et encore, il a confié son précieux matériel à toutes les institutions internationales possible. Permettant ainsi à des gens de retrouver un disparu. Parfois. Les Nations-Unies ont même exposé ses photos. César se cache toujours. Il a ouvert les yeux, et les nôtres.  « Camera Obscura » a imaginé la vie de cet homme simple, rouage impersonnel d’une machine de mort qui marche à plein régime. On entend battre son cœur, on transpire, on invoque le Dieu s’il existe, on a peur comme lui, on s’interroge. Aurions-nous tant de bravoure ? La vérité, oui, mais à quel prix ? Et ces clichés, qui s’en souvient encore aujourd’hui ? Gwenaëlle Lenoir les a ressuscités.

Camera Obscura de Gwenaëlle Lenoir, Éditions Julliard, 224 pages, 20 euros.

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