Payer sa dette à la société. Telle est la question centrale du livre de Ivan Butel. « De silence et d’or » est le premier roman du scénariste et réalisateur français. Il ne se contente pas d’observer, il choisit de s’impliquer pour mieux comprendre. Qui Sebastián Rodriguez ? Se lier d’amitié avec lui suffira-t-il à définir un être condamné par la société à avoir commis le pire. Á travers un cheminement aussi personnel que fictionnel, Ivan Butel s’interdit de juger et tente juste de cerner la destiné d’un homme égaré.
Derrière les mots, l’image. Celle d’un poing levé comme Tommy Smith et John Carlos aux Jeux Olympiques de Mexico, en 1968. Le poing de la révolte, de la résistance. Là s’arrête le parallèle. Parce que le passé de Sebastián Rodriguez est bien plus chargé que celui des deux sportifs noirs – américains. Lorsqu’il monte sur le podium olympien en octobre 2 000 à Sydney, en Australie, celui que l’on surnomme Cha, est aussi médaillé d’or. Cinq fois, rien que ça. Mais ce n’est pas ce que le quotidien espagnol El País retient réellement. Non, ce qu’il préfère souligner, c’est le passé du nageur paralympique. Son appartenance à un groupe armé d’extrême – gauche dans les années 80, sa condamnation pour participation à un assassinat et une longue peine de prison. La mémoire collective n’oublie jamais et il existe toujours quelqu’un quelque part pour vous le rappeler.
« N’effacez pas les traces ». En lettres de sang sur le mur d’une école primaire de la ville de Gênes. Le sommet du G8 s’y déroule à l’été 2001. Ivan Butel tourne son premier documentaire. Sur les traces de Nietzsche. Sur son temps libre, il filme ce qu’il voit, et plus tard il mélangera les images. Il veut préserver les preuves, conserver la mémoire de cet événement d’une violence urbaine inouïe. Il filme. « Par-delà le bien et le mal », comme le titre du livre de Nietzsche. Voilà ce qu’il a retenu de la trajectoire de ce Cha. Et voilà pourquoi il la raconte.
« Le destin de Cha est profondément lié à celui de l’Espagne. Il cristallise la violence politique du pays ». Une adolescence à Vigo, en Galice, sur fond de conflits sociaux et de fin du franquisme. Il travaille au chantier naval comme son père. Il assiste à la première constitution d’un groupe armé dans sa ville. Il se fait arrêter pour la première fois à 18 ans, après avoir manifesté contre les exécutions ordonnées par Franco, en 1975. Presque dix ans plus tard, il entre dans la clandestinité. Plusieurs actions armées, une arrestation et une lourde peine d’emprisonnement entament sa première vie. Puis c’est une grève de la faim qui provoque une paralysie de ses deux jambes. Il finit par sortir et se met à nager. Encore et encore jusqu’à atteindre un niveau olympique. La trame d’un livre tient à peu de choses. Un geste, un son, un sentiment, une image. Qui laisse entrevoir autre chose que cet instant saisi sur le vif. Lorsque Ivan Butel découvre le visage du vainqueur à la Une du journal, son sourire suspendu, il échafaude des hypothèses parce qu’à travers les méandres de ce parcours, il perçoit quelque chose de l’ordre du mythe : « Violence, répudiation, sacrifice, rédemption. Tout est extrême, par-delà le bien et le mal. » Cha ne s’est jamais excusé. Il est temps de le rencontrer.
Parce que croit-il encore à ce moment-là, tout deviendra limpide, le pourquoi du comment et avec un peu de chances, des explications et des regrets. Mais peut-on demander à un homme qui perçoit à peine lui-même sa propre trajectoire de s’expliquer. Cha accepte le premier entretien. Il y en aura d’autres. Des rencontres parfois souhaitées, parfois subies. Des pas en avant, des pas en arrière. On pense à Bertrand Cantat et son impossible légèreté de vivre. Les conséquences de l’acte, éternelles aux yeux des autres, à ses propres yeux. Qu’importe l’exemplarité du comportement, il reste toujours une vigie anonyme et puissante. Cha devenu citoyen exemplaire, nageur olympien, modèle désormais à suivre. La ville de Vigo, cette même cité qu’il a meurtrie il y a bien des années, veut lui rendre hommage. Parcours de vie devenu source de fierté pour beaucoup mais insupportable pour d’autres. Lorsque Séville veut lui donner la médaille d’honneur de la ville en 2005, l’événement lui attire les foudres de la veuve de Raf P., assassiné par le groupuscule de Cha. Il renonce à sa récompense et continue à se taire.
Ce silence trouble l’auteur. Peut-être Cha aurait-il dû expliquer afin de gagner une paix incertaine. Au fil du temps, Ivan Butel a apprivoisé cet homme blessé et qui a blessé. Il y a eu des moments forts, des agacements lorsque Ivan Butel s’est approché du frère Pax. Une limite à ne pas franchir. Puis les liens se sont à nouveau resserrés. Le 27 avril 2007, le roi Juan Carlos a signé l’arrêté de la grâce, de l’indulto. Enfin. Quelque temps auparavant, Cha avait invité l’auteur chez lui. Il avait posé un plateau avec des verres. Il y avait aussi des photos étalées devant eux. « J’aimerais que tout ça n’ait jamais eu lieu, dit-il. J’essaie de comprendre ce passé, mon passé… Pour que le futur soit différent… » Des mots prononcés doucement, avec des blancs. Comme pour reprendre son souffle au terme de la plus longue des longueurs : celle de sa vie.
« De silence et d’or », de Ivan Butel, Éditions Globe, 256 pages, 22 euros.