« Dire Babylone » de Safiya Sinclair : un récit poétique de feu et de résilience

Elle est arrivée la veille des États-Unis. Il serait logique qu’elle soit chiffonnée par un jetlag revanchard. Il n’en n’est rien. Safiya Sinclair surgit, solaire en cette fin de matinée parisienne. Vêtue d’une mini-jupe noire et d’une chemise blanche oversize, la poétesse jamaïcaine en impose. Mais n’allez surtout pas lui faire remarquer cette allure de créature sexy, le politically correct américain coule dans ses veines. « Le genre de remarque qui ne passerait jamais aux États-Unis, surtout chez un homme », lâche- t-elle, sans la moindre trace de plaisanterie. Safiya Sinclair a affronté son père, ce tyran rasta, désormais plus rien ne lui fait peur.

« Dire Babylone » est plus qu’une autobiographie, c’est un cri. Celui d’une petite fille brimée devenue une femme libre et heureuse. La poésie est une partition aux contours énigmatiques que Safiya Sinclair vénère. Mais raconter son enfance, sa famille, ce père tyrannique, lui a apporté une autre fièvre.  « J’ai pensé à ce livre pendant dix ans. Puis je l’ai mis de côté pendant cinq ans. En 2018, j’ai décidé que je l’écrirai. Le COVID m’a forcé à me poser. Je n’ai pas quitté mon bureau pendant six mois. J’ai rédigé dans un état de transe absolue, fiévreuse, comme si j’imaginais un très long poème. Impatiente d’aller au bout. »  Safiya Sinclair a ainsi délaissé le vers pour la prose. « Écrire de la poésie relève du mystère, de l’incertitude, je suis les sons qui viennent à moi. Avec la prose, c’est tout à fait différent. La signification de ce que l’on veut dire passe en premier. J’ai donc construit le récit, les dialogues, la façon dont je voulais peindre les personnes de ma famille, la musique est arrivée après. »

« Le rasta n’est pas une religion. Le rasta est une vocation, un mode de vie. » Voilà ce que répétait son père. Et de toutes les tendances, c’est celle de la Maison de Nyabinghi, la secte la plus stricte et la plus radicale du Rastafari, qu’il choisit. Musicien doué qui flirte avec la célébrité, Djani Sinclair perd assez vite pied. Avril 1996. L’empereur éthiopien, Hailé Sélassié, un demi-dieu pour certains, arrive en Jamaïque. Même la reine Elizabeth II n’a pas reçu un tel accueil. Les Rastas sont dix fois plus nombreux que les policiers. « Une légion, venue de très loin, de la pointe la plus occidentale de Negril, des Rivages de Lucea…de partout. C’étaient les réprimés et opprimés de la nation depuis la création du mouvement en 1930 par Leonard Percival Howell. » Ce qu’ils veulent ? Se libérer des colons blancs. Alors, ils se sont tournés vers l’Ethiopie avec ce Dieu réincarné en homme, Ras Tafari Makonnen. Un mythe, une militance aussi. L’État raciste blanc est désigné sous le nom de « Babylone ». Djani Sinclair y voit une planche de salut existentielle, il conçoit désormais le reggae comme un appel religieux et non comme une simple musique. Il ne parle pas de foi mais de livity, la source d’où jaillit le Rastafari. Leur mode de vie s’intitule Ital. Et c’est un homme en colère. Convergence des souffrances, l’Occident représente la source de tous ses malheurs ainsi que ceux des Noirs. Décadence et luxure de « Babylone » qui désigne autant le maquillage ou la danse que la royauté britannique ou les violences policières. Il s’enferme dans une paranoïa aiguë et violente qu’il fait subir à sa femme Esther et ses enfants. Safiya est l’aînée d’une fratrie de quatre, elle est aussi la première à le questionner. « À neuf ans, j’ai commencé à être sceptique. » La dimension narcissique du père est phénoménale. Elle se niche dans le vocabulaire utilisé. Quand il parle de lui, il dit « Moi l’homme, ou le Moi. » Quand il parle de sa propre fille, il met autant de distance que possible. Il dit « elle ou la fille. » On reste pantois.

La douleur du père devient le mètre-étalon de la maison. Elle définit ses humeurs, ses mots blessants, la ceinture rouge. Elle claque dans la nuit, frappe le jour, elle est toute puissante. « Il a fallu que je me penche sur son enfance, que j’essaie de comprendre d’où venait cette rage, et pourquoi il avait choisi d’être un Rastafari parce que cela a complètement changé le cours de ma vie. »  À la maison, il y a deux portraits, celui de Bob Marley et celui de l’empereur éthiopien Hailé Sélassié. « Il était le seul dirigeant Noir au monde. En Jamaïque où les Noirs vivaient sous le joug colonial, il est apparu pour certains comme l’espoir, le symbole de leur libération. Mon père lui a donné un sens au-delà de tout. » Esther épouse la cause puis se met à veiller. Elle trouve des parades à la colère de l’époux pour ses enfants, initie Safiya à la poésie. « Elle m’a appris à lire les vagues du rivage comme on lit un poème. Adolescente, je n’ai pas compris à quel point elle nous protégeait. Je la pensais faible. Mais c’est tout le contraire. Il lui a fallu une force hors norme pour partir, quitter cet homme violent. Beaucoup de femmes n’y arrivent pas. » Safiya a douze ans, elle obtient une bourse dans une école privée. Sa coiffure constituée de dreads perturbe cet environnement blanc. La violence à la maison ne faiblit pas. À 16 ans, elle compose « Daddy ». Elle est la première femme poétesse à publier dans le Jamaican Observer. Elle est une artiste. Comme son père. Lui ne voit qu’une fille à qui on enlève toute sa pureté. Une obsession. « C’est un sentiment commun à tous les extrémistes religieux, une façon pour eux de dominer le corps de la femme. »

« J’ai alors compris qu’il me fallait trancher la gorge de cette femme. Il me fallait la tailler en morceaux, m’arracher de moi. » À dix-neuf ans, la peur a cédé la place à la rébellion. Pour la première fois, elle a riposté à son père, le Rastaman. Mais elle doit aller plus loin. Elle porte des dreads depuis l’âge de huit ans. Le symbole ultime, la marque sacrée de Rastafari. La marque personnelle de la douleur de Safiya, le début de la séparation. « Il y avait tant de cheveux, des cheveux morts, des cheveux de mon ancien moi… de sable, de sang, de larmes, toute une vie … » Le texte de l’écrivaine se nourrit de sa propre poésie. Les mots de Safiya Sinclair scintillent au-dessus de l’eau, envoûtants, capiteux comme un parfum Shalimar. Elle n’a pas encore vingt-ans. Pour son père, elle est devenue une Jezabel. Après les coups, la faim, la pauvreté et les privations, la voilà aux États-Unis grâce à une bourse. Et là encore, il faut revenir à ce père et cette Amérique du péché originel. « Ce fut une expérience douloureuse mais intéressante. J’ai touché du doigt sa fureur, j’ai compris. En Jamaïque, je n’ai jamais eu à m’interroger sur la couleur de ma peau alors qu’en Amérique il est apparu très vite et très clairement que c’est ce qui me définissait avant toute chose et je l’ai exprimé bien sûr à travers ma poésie. » Le racisme ancestral d’une nation qui s’est construite sur l’esclavage, Safiya le ressent dans sa chair. « Le racisme est une réalité de notre monde. Et il importe peu que je m’en préoccupe ou pas, l’important c’est que certains y songent en permanence. » C’est pourtant dans cette Amérique décriée que fille et mère vont trouver refuge. Loin de la machette paternelle. Loin de sa fureur.  « Je n’ai aucun regret, aucune culpabilité. J’ai l’impression d’avoir retenu mon souffle pendant tant d’années. Ce livre a été cathartique. » Que pense ce père de cette fille qui s’est écartée du chemin de la vertu, de ce sombre récit traversé par des éclairs de lumière. Elle préfère la réconciliation au pardon. « Je ne sais pas, ce n’est plus mon problème, » dit-elle avec un large sourire. Mais à la page 499 un petit indice. Elle rapporte les propos de « L’Homme » : « L’Elle de Moi fait tellement mon bonheur. » Safiya Sinclair est une guerrière feutrée. Elle refuse que sa tragédie personnelle, ses traumatismes d’enfance la définissent entièrement. « Seule la poésie peut le faire. » « Dire Babylone » donne des frissons.

« Dire Babylone » de Safiya Sinclair, traduit de l’anglais (États-Unis) par Johan-Frederik Hel Guedj, Éditions Buchet-Chastel, 528 pages, 25,50 euros. 

 

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