Il le souligne lui-même, il existe des dizaines de livres sur George Orwell. Mais le bonhomme le fascine. L’écrivain Jean-Pierre Perrin ira donc sur l’île de Jura à l’ouest de l’Écosse, où il n’y a pourtant quasiment pas de trace du célèbre écrivain anglais. C’est pourtant là, que le grand homme a imaginé et écrit l’un de ses chefs d’œuvres : 1984. Jean-Pierre Perrin a relevé le défi et arpenté cette île copieusement balayée par la pluie et arrosée par l’un des meilleurs whiskies au monde, un mélange osé de classique des Highlands et de malt insulaire.
En mai 1946, l’ancien combattant de la Guerre d’Espagne est un peu au bout de sa vie. La tuberculose ne le lâche pas. Il ressemble à un grand corbeau noir. Il ressent une urgence à quitter Londres qu’il dit « détester », la seule façon pour lui de se soigner et surtout de commencer et d’achever ce livre culte. Il embarque dans ses maigres bagages la nounou de son fils adoptif, sa sœur Avril qui aura la peau de la nounou, et choisit la bâtisse la moins équipée de l’île. Ne pas se laisser distraire par le confort, expier la mort de sa femme dont il se sent responsable, voilà ce qui l’anime. « Orwell était traversé de paradoxes, analyse Jean Pierre Perrin. Il était profondément anglais, il n’a jamais critiqué la Couronne ou la reine. Issu d’un milieu, comme il disait lui-même, « lower-upper-middle-class », petite bourgeoisie éduquée mais sans fortune, il a dès le départ pris le parti des démunis. Comme s’il se sentait coupable de ses origines sociales ».
Le romancier Jean-Pierre Perrin entreprend alors de revisiter les lieux foulés par Orwell, Eric Blair, de son vrai nom. En réalité, pas si simple. La présence de l’auteur se fait rare. La mondialisation et son merchandising semblent avoir encore épargné les îliens de Jura soucieux de préserver cet environnement resté sauvage. Noble explication qui peut en cacher une autre. Comme une petite vexation de ne jamais avoir vu le nom de leur minuscule territoire figuré dans 1984 ou autres écrits de cet écrivain de passage. Alors que faire, s’interroge Jean-Pierre Perrin, pourtant habitué à crapahuter dans les zones de guerre, « à part visiter la distillerie ou pérégriner dans la lande, si l’on ne craint pas de s’enfoncer jusqu’à mi- mollet dans les tourbières, ou s’asseoir sur un banc pour regarder l’Atlantique ? Heureusement, le pub est là… tout d’un coup, dans l’hôtel Jura d’à côté, Orwell est là figé par une peinture qui le représente assis derrière sa machine à écrire portable Remington… »
L’écrivain Orwell se laisse facilement détourner de son travail d’écriture. Décroissant avant l’heure, et bien que peu doué de ses mains selon Perrin, il participe à tout. Construction, menuiserie, l’homme s’essaie sans complexe à tous les travaux manuels. Il a aussi quelques obsessions comme la ponte des poules. Chaque jour, il rédige scrupuleusement dans son journal le nombre d’œufs que ces volatiles ont daigné lui offrir. Il s’occupe beaucoup de son fils qu’il adore mais dont ses attentes à son égard sont aussi contradictoires. Connaître tout de la terre et en même temps se préparer à rejoindre les plus grandes écoles anglaises. Ce sont les fameux paradoxes orwelliens. C’est dans cet univers « in-at-tei-gna-ble » que 1984 prend forme. Il mettra trois ans à le terminer.
Seules sept familles se partagent l’île. Selon le dernier recensement, il y a 212 habitants. Du temps de Orwell, ils étaient 263 âmes. C’est la famille Fletcher qui a loué Barnhill à Eric Blair. Si Kate Fletcher, la descendante actuelle, loue très cher ce cottage rustique, on ne peut pas l’accuser de le faire sur le dos de l’écrivain disparu : La machine qui trône sur un bureau n’est pas la sienne. Les riches touristes qui viennent sur l’île semblent animés du même désir orwellien, être loin de tout, sans pour autant avoir le désir de lire sa prose. Il faudra à Jean-Pierre Perrin renouer avec quelques singulières habitudes journalistiques (bakchich) pour avoir l’autorisation de pénétrer dans les lieux, admirer la Remington et regarder la mer, là très précisément où Orwell a sué sang et eau pour écrire cette œuvre d’anticipation plus que jamais d’actualité.
Jean-Pierre Perrin est lui aussi revenu sur la terre ferme. Il a du vague à l’âme. Quand il déguste un whiskey, son regard est ailleurs, peut-être à Barnill où « les souffles de l’océan cognent à la porte les jours de tempête », un paysage à perte de vue où pourtant George Orwell et Eric Blair ont cohabité. Tiraillés comme toujours entre deux paradoxes. Celui de rester à l’air libre ou de s’enfermer à double tour, consumé par l’envie d’écrire.
La Chambre d’Orwell de Jean-Pierre Perrin, Éditions Plon, 226 pages, 20 euros.
