Karl Marlantes est un ancien lieutenant des Marines. Il a rejoint la longue liste des soldats qui, une fois rentrés définitivement de mission, ont décidé de prendre la plume. Au fil du temps, il s’est débarrassé de ses habits de guerrier et s’est émancipé du fardeau de la poudre. Il est passé du splendide « Retour à Matterhorn » au non moins incroyable « Faire bientôt éclater la Terre ». Mais se libère-t-on jamais de ces images, de ces flashs, de ces décisions prises en une seconde qui ont pu entraîner la mort de femmes, d’hommes ou d’enfants pris dans la violence de conflits qui souvent les dépassent. Peut-on y résister ? Non. Karl Marlantes a repris ce qu’il connaît si bien. Mais cette fois, ce n’est pas le bourbier du Vietnam avec ses rizières humides et tropicales. Cette fois, ce sont les contrées glaciales d’une terre blanche et gelée de Finlande où les superpuissances, Russie et États-Unis, à peine sorties du conflit de 39/40, s’affrontent déjà sourdement, préfigurant ainsi les tensions de la Guerre froide. La Finlande, ce petit pays qui en 1939 a tenu bon, face à l’ogre soviétique. « Le Prix de la Victoire » est à la fois d’un romantisme échevelé et un roman sur la loyauté. Doit-on être fidèle à ses amis ou à sa nation ?
Ce sont deux femmes. L’une, Louise Koski, est une caricature de l’Amérique profonde, en l’occurrence d’Oklahoma, mariée à un attaché militaire, autant dire un espion, envoyé en poste à l’ambassade américaine d’Helsinki. Arnie Koski a été décoré de la Purple Heart, il est promis à bel avenir. Mais encore faut-il que son épouse ne vienne pas tout gâcher. Ce qui n’est pas gagné puisque d’emblée, alors que le couple cherche désespérément un logement, c’est avec une maladresse confondante qu’elle accepte un appartement en réalité truffés de micros, et confond la nounou de son amie russe avec une garde-chiourme. L’autre femme s’appelle Natalya Bobrova, elle est l’épouse de Mikhail Bobrov, véritable héros de l’Union soviétique. Elle, est tout, sauf naïve. Elle a juste été biberonnée à l’anticapitalisme et antiaméricanisme prônés avec virulence par les dirigeants du Kremlin. Il se trouve que les deux conjoints âgés de trente ans se connaissent. Ils se sont rencontrés à la libération de l’Europe, en Autriche, lorsque des sentiments amicaux avaient encore leur place chez les soldats de l’Ouest et ceux de l’Est. Leur ennemi commun était Adolf Hitler, désormais la donne a changé, chacun est revenu derrière sa ligne. Ils sont redevenus ennemis. La nostalgie de cette amitié passée va bousculer ces nouvelles règles édictées par une soif impérialiste insatiable. Les deux hommes qui se retrouvent lors d’un pince fesse et beaucoup de vodka, se souviennent de leurs talents de skieur et de leur sens de la compétition. Pourquoi ne pas se lancer dans une course de fond dans le Grand Nord, sur cinq cents kilomètres et une période de dix jours. Un challenge de potaches surdoués qu’il faut impérativement dissimuler aux supérieurs respectifs des deux sportifs.
Comme si rien n’échappait à l’œil de Moscou et à son service d’espionnage. D’autant que l’information lui est servie sur un plateau par la très spontanée Louise qui, lassée de ne rien faire et débordant d’empathie pour l’espèce humaine, décide de récolter des fonds pour un orphelinat d’Helsinki. Emballée par cette toute nouvelle amitié avec la très belle Natalya, elle lui propose ce projet fou : lever des fonds pour aider l’orphelinat. Mais Louise n’est pas russe, elle ne se méfie de rien. L’Américaine, bercée à la liberté d’expression, pense tout naturellement à rendre public cet appel aux dons. L’affaire prend alors une autre dimension. La crise diplomatique est imminente. Natalya lui rappelle avec dureté que la course ne devait en aucun cas être divulguée, les conséquences étant potentiellement terribles pour le couple. L’auteur en profite largement pour comparer les deux systèmes. D’un côté, la chape de plomb soviétique, de l’autre, la légèreté supposée des Américains. Le bras de fer n’a plus rien de sportif. Si d’aventure Mikhail devait perdre, Staline serait mondialement humilié. Ce qui évidemment n’est pas envisageable. Comment réparer cette énorme bévue ?
Louise en bonne yankee qui avance dans la vie avec ce mantra, « quand on veut, on peut », tape à toutes les portes sans grand succès. En dernier ressort, elle estime que Arnie, fondamentalement un bon gars, acceptera de perdre pour sauver son ami et sa femme, s’il est prévenu à temps. Elle pousse alors une dizaine de Finlandais aguerris au froid et à la neige à aller retrouver les deux skieurs. Mais la politique se moque des sentiments. La raison d’État l’emporte toujours. Surtout lorsqu’il s’agit de Staline et que le redoutable Lavrenti Beria, chef du NKVD (police politique) est dans la boucle. Louise n’a pas non plus mesuré que les Finlandais haïssent les Russes qu’ils ont combattus des années auparavant. D’ailleurs, le messager ne laissera pas passer l’occasion et se vengera. Si Karl Malantes est sans pitié avec l’Union Soviétique, le portrait qu’il brosse de cette Louise n’est guère flatteur. Souvent agaçante de naïveté – elle le reconnaît d’ailleurs elle-même en fustigeant cette Amérique rurale où l’on ne vous apprend rien du monde extérieur – Louise Koski a du mal à concevoir cet univers de faux-semblants et de dangers dans lequel elle évolue par la force du statut de son époux. À l’aube de la Guerre froide, ce roman sur l’amitié et la loyauté, celle deux femmes et deux hommes, nous parle aussi de résistance. L’auteur qui a des racines finlandaises nous rappelle que ce petit territoire glacé a su faire plier Staline, comme l’Ukraine avec Poutine. À garder précieusement en mémoire.
« Le Prix de la victoire » de Karl Malantes, traduit de l’anglais (États-Unis) par Suzy Borello, Éditions Calmann-Lévy, 486 pages, 23.90 euros.