« Les Adversaires » de Michael Crummey : frère et sœur à la vie à la mort

Avis de tempête. Force maximale. Un tsunami littéraire qui nous emporte sur les rivages lointains de Terre-Neuve. Tout commence par un mariage. Une pauvre malheureuse jetée en pâture par son propre père dans une union de misère avec un soûlard pathétique mais riche. Ce mariage-là n’aura pas lieu. Une veuve retord y veillera. Une autre jeune fille sera sacrifiée. « Les Adversaires » de Michael Crummey possède le souffle des très grands romans.

Cette union bricolée n’est que le nouvel épisode d’un duel fratricide entre « la carcasse avinée » de Abe Strapp et de sa « foutue sorcière » de sœur, la Veuve Caines. Leur père Cornelius Strapp est mort. Il était originaire de Bristol avant de s’installer dans cette île de Terre-Neuve au bout du monde, dans le village de Mockbeggar. Il fait fortune dans la pêche à la morue. Nous sommes dans la première partie du 19ème siècle. Les filles de leurs pères ont peu de droits. Enfants déjà, la fillette et le garçon se détestent. Pour le Sacristain, Abraham Clinch qui veille sur cette famille disloquée comme un corbeau noir et maudit, elle ne reste pas à sa place. Il n’aura de cesse de la marginaliser.

Lorsqu’on découvre la Veuve en ce jour de mariage, elle a perdu son mari, le Quaker Elias Caines. Elle ne porte pas de robe, fume la pipe et a recueilli deux geais qu’elle autorise désormais à voler librement dans sa maison. Elle fait ce qu’elle veut. Elle est devenue tout ce que déteste le Sacristain. Elle vit dans une grande maison, elle possède des domestiques, elle règne sur sa propre compagnie que son défunt époux a osé lui laisser. Sans gardien, tout à elle. Le mariage arrangé était bien sûr son idée. Tout faire pour entraver la fortune de son frère. Le Sacristain le sait, lui qui lui rend une visite forcée. Il se remémore son enfance. « Elle manifestait une avidité peu naturelle pour le savoir. » Forcément, elle seule, a le don. « Jongler avec les chiffres était sa seule préoccupation. » Il avait cru pouvoir la contenir en l’obligeance à essayer d’éduquer ce frère inapte à tout. « L’impérieuse liberté d’esprit de la jeune fille grandit comme une tumeur maligne. Tous ses élans étaient contraires à la nature féminine. » Il croyait avoir trouvé la parade, une solution radicale pour « développer son instinct maternel. » Peine perdue. Le frère est irrécupérable. Cette brève parenthèse éducative avortée ne fait qu’attiser la haine réciproque des deux enfants. Et elle, trace son chemin. Déjà implacable. Elle grandit à la compagnie, y vient chaque jour accompagnée de son cerf apprivoisé, elle conseille, donne des ordres mais lorsque son abruti de frère a 16 ans et que son père change la raison sociale de l’entreprise pour C. Strapp et Fils Cie Limitée, elle n’y remet les pieds que pour la lecture du testament qui ne lui laisse rien. Hormis la dot accordée à l’époux lors de son propre mariage.

Poser ses yeux sur elle incommode le Sacristain. Cette audace qui la caractérise le met dans un état de fureur absolu. L’homme d’église a choisi son camp. Il travaille désormais pour Abe qu’il a toujours su manœuvrer. Ce frère qui a tué un homme, installé un bordel, ce frère ivrogne dont le salut de l’âme est perdu. Mais au fond, c’est elle qu’il hait le plus. « La Veuve était imprévisible, insondable. Il avait parfois l’impression d’entendre l’Adversaire s’exprimer à travers elle, de sentir en elle la malice et la ruse du Prince des Ténèbres. » Parce qu’elle fait peur, la Veuve. Elle agit comme un homme. Elle est dure, juste et injuste. Elle jure comme un charretier, baise de la même façon. Lorsqu’elle daigne s’intéresser à la chose. Elle prend autant qu’elle offre ce corps de femme mûre. Ce corps qu’elle veut unique, sans enfant. Au point de presque mourir pour s’en débarrasser. Michael Crummey a créé un des plus beaux personnages féminins de ces dernières années. Sans concession, obsédée par sa propre liberté, ivre de gagner, de maîtriser la nature de l’homme. Est-elle meilleure que son frère ? Ne cherchez pas, là n’est pas la question.

Parce que l’époque n’est pas la bonne époque. Les éléments sont contre elle, la Veuve Caines. La société, son frère, l’église. C’est un combat inégal que nous dépeint le romancier canadien avec une puissance et une intelligence sidérante. Il fait chavirer les mots et nos émotions, on est pris dans l’œil du cyclone de sa narration. La société patriarcale de l’époque gangrenée par une religion omniprésente et toute puissante est passée au crible. Les conventions dominent, la Veuve Caines est une injure, un élément perturbateur insupportable. Un seul homme dans cette galerie de personnages la regarde autrement. Elle provoque chez Seulomonde Lamb des sentiments contraires à la norme. Il admire ses vêtements, ses cheveux qu’elle a osé couper, sa liberté. Elle vit recluse et distante. « Elle semblait se suffire à elle-même. » Seulomonde se retrouve en elle. Il est bien le seul.

« Les Adversaires » de Michael Crummey, traduit de l’Anglais (Canada) par Aurélie Laroche, Éditions Phébus, 368 pages, 23,50 Euros.

 

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