« Sa Majesté du carnage » de Philippe Lobjois : l’homme et la guerre

Écrire la guerre en temps de guerre. Un exercice souvent compliqué. Un grand nombre d’écrivains n’y parvient pas. Philippe Lobjois qui vient de l’image – il a été un caméraman audacieux dans sa jeunesse – a relevé le défi. Entre deux missions pour un quotidien français, il a pris le temps de chroniquer plus personnellement un conflit au cœur de l’Europe, en Ukraine. Résultat, un journal de guerre sans concession, avec un titre fabuleux et qui claque, Sa Majesté du carnage.

Un livre échappe toujours à son auteur. Celui de Philippe Lobjois ne fait pas exception. Lorsque le journaliste écrivain explique sa démarche, il nous parle avec une nonchalance débonnaire, d’arrière-cour, d’adrénaline ou de reporters en quête de sensations. Sa Majesté du carnage est beaucoup plus que ça. La vie des autres, de celles et ceux croisés sur le terrain, ces figures réellement héroïques que sont les Ukrainiens, prises au piège par le voisin russe, voilà le cœur de son ouvrage. Cela fait trois ans qu’il les côtoie ces héros anonymes. Trois ans qu’il raconte leur destin, devine leur histoire lorsqu’ils gisent sur le sol, la cervelle éparpillée par un bombardement russe. Trois ans qu’il ressent leur douleur, écoute leur souffrance, interprète leur silence et tente de faire comprendre au monde ce qui se vit, ce qui se joue en territoire ukrainien. Trois ans qu’il assiste à la mécanique implacable d’un énième conflit dans un parcours personnel si particulier.

Ses références sont connues, Michael Herr et surtout Gustav Hasford, les deux Américains ayant couvert la Guerre du Vietnam et travaillé sur le scénario du film de Stanley Kubrick, Full Metal Jacket. S’il y a parfois chez Philippe Lobjois ce coup de poing brute et décomplexé d’un Hasford (pas forcément de façon cathartique), il y a autre chose. De plus grand, de plus universel, une profonde réflexion sur l’objet guerre. L’homme qu’il est  aujourd’hui n’est pas le produit d’un seul conflit. Il a couvert entre autres, la Birmanie, l’ex-Yougoslavie, l’Afghanistan, la Syrie et dernièrement l’Ukraine. Philippe Lobjois tente de décrypter ce mirage vieux comme le monde qui enflamme toujours les esprits, les nations puis les détruit méthodiquement. Chaque personnage incarne une fonction précise dans ce chaos ambiant. Les pompiers, les mineurs, les convoyeurs de mort ou encore celle qui sauve les chiens. Mais surtout, Philippe Lobjois interroge, s’interroge et analyse froidement : « 75 ans de paix sur le continent européen avait éloigné la menace de la guerre… Ce n’était plus le cas aujourd’hui… Rien de pire qu’un être humain désœuvré… Il y avait toujours un moment où on avait envie d’aller casser la gueule à son voisin, violer sa femme et piquer sa voiture. C’était ainsi ». Tout devient clair. Cette nonchalance trompeuse déjà démasquée dans Les tambours de Srebrenica où le jeune Lobjois s’insurgeait contre l’injustice, n’est qu’une couverture d’homme secoué. Elle permet de prendre de la distance pour mieux s’en approcher, pour mieux la gérer et absorber les chocs.

Au 58 rue de la Gare à Boutcha, dans la banlieue de Kyiv. Nous sommes dans l’épicentre de la guerre, au fond de toutes les guerres. Nous sommes au cœur de la séquence des viols. Les sœurs Galina sont avides de raconter. Et puis il y a cette jeune fille sans visage, le corps offert dans une pénombre étouffante, au fond du cellier. Les images se télescopent. Philippe Lobjois remonte le temps de son album secret de clichés à peine floutés par les années. « Têtes coupées de Rangoon, cadavres éventrés en Afghanistan, corps noirs et boursouflés par les chaleurs de la plaine de Sharikar, où les massacrés du parc Share Naw à Kaboul côtoyaient les énucléés de Vukovar ». Mais pour la première fois, le journaliste éprouve le besoin de connaître le nom à cette inconnue. Il lui faudra attendre quatre mois. Elle s’appelait Oksana Soulyma.

Après la sidération de Boutcha, les gens qui fuient avec leurs animaux domestiques, les tentatives vaines des correspondants étrangers d’aller sur le front, la guerre se cadenasse. « Le moment héroïque était passé et le temps de l’enlisement était venu… Les Ukrainiens étaient seuls, et ils commençaient à le comprendre. La guerre était faite par des hommes et suivait des processus similaires qui se reproduisaient siècle après siècle ». Philippe Lobjois note la lassitude légitime de ce peuple courageux. « Les hommes pensaient qu’en ne montrant pas les images de mort, ils avaient fait disparaître la guerre de leur monde ». Quelle erreur, nous rappelle le correspondant. La soif de destruction chez l’homme est sans limite.

Un condensé de toutes les techniques de guerre. Voilà ce qu’est aussi ce conflit ukrainien. À côté des tranchées dignes de la Guerre 14-18, vous avez aussi la technologie la plus innovante avec l’utilisation létale des drones qui terrorisent autant les soldats que la population. Et là, le passé de ce correspondant de guerre prend un nouveau relief. Philippe Lobjois n’est pas le résumé de l’intelligence artificielle, il reste l’homme qui a vu, il est comme les trésors du Louvre, sa valeur est incalculable, il est le gardien du temple de la mémoire. Ce sont ses souvenirs, ses regards, pas ceux d’une machine. N’est-il pas lui-même un peu las ? Non. Désabusé, peut-être un peu. Mais sa mission, celle qu’il s’impose, l’emporte toujours. Il lui faut raconter encore et encore. En espérant… Philippe Lobjois signe un livre sombre, parfois dérangeant. Lorsqu’il parle de Prigojine, le patron décédé de la milice russe Wagner, voici ce qu’il en dit : « Il avait découvert quelque chose à Bakhmout. Ce que tous ses milliards de dollars n’avaient pu lui apporter, ni aucune femme au monde… Il avait compris ce qu’étaient la guerre, la mort, le sacrifice, les empilements de cadavres, le risque de mourir. La vie dans son ensemble, quelque chose de rare et que seuls les guerriers connaissent. Une ivresse de soi-même ». Pas facile de lire ces lignes, reflets d’une conscience dévoyée. Mais lecture nécessaire, rappel douloureux de la fragile condition humaine. Qui n’a pas besoin d’un monstre technologique pour exister.

Sa Majesté du carnage de Philippe Lobjois, Éditions Récamier, 270 pages, 20 euros.

 

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