La région des Appalaches aux États-Unis n’en finit pas d’inspirer les écrivains. R.J. Ellory situe son action dans une petite ville de Géorgie où la vie se déroule au ralenti, où les taiseux sont légion. Parler pour ne rien dire n’est pas le genre des gens du cru. Le shérif Victor Landis du comté de l’Union ne fait pas exception. Lorsqu’il apprend la nouvelle, il se rend sur son porche, c’est un matin lumineux et dégagé, il boit une seconde tasse da café, fume une seconde cigarette et appelle Barbara Wedlock, au bureau : « Mon frère s’est tué dans le comté de Dade, dit-il, je vais aller l’identifier. » Cette dernière lui propose de prendre un peu de champs : « Pourquoi faire, » lui répond, Landis.
Le ton est donné, le rythme aussi. Il sera très lent dans le seizième roman de l’auteur britannique, comme le ralenti d’un film que l’on passe et repasse pour voir ce que l’on a pu louper. Justement, cette mort inattendue de Frank Landis, lui-même également shérif, n’est pas un banal accident de la route. Pas même un délit de fuite. C’est un meurtre. L’enquête est confiée à l’inspecteur Mike Fredericksen qui le connaissait bien et l’appréciait. Ce dernier n’a qu’un souci : est-ce que Victor en fera une affaire personnelle, susceptible de perturber l’enquête ? « Je n’ai pas l’intention de me mêler de quoique ce soit, inspecteur. »
Pourquoi poserait-il des questions maintenant, alors que cela faisait des années que les deux frères s’ignoraient royalement. Au point de ne même pas savoir que Frank avait été marié puis divorcé, qu’il avait une ex-femme, Eleonor et une fillette, Jennifer (Jenna). Une tranche de vie à cent dix kilomètres à vol d’oiseau dont Victor n’avait pas eu la moindre connaissance. Jenna sera la clé d’une porte cadenassée, d’un cœur figé, la découverte d’un nouveau monde, de nouvelles sensations qui forceront cet homme de 46 ans, seul et anesthésié, à sortir de sa coquille. « Il n’avait jamais pensé qu’il serait père et n’avait jamais envisagé non plus que Frank le soit. La lignée Landis se serait achevée avec eux – toujours éloignés, toujours brouillés. Mais il y avait dorénavant une descendante, et même si le nom ne survivait peut-être pas, la lignée, si. D’une manière ou d’une autre cette simple idée changeait la donne. »
Frank Landis aura menti à l’inspecteur Fredericksen. Il se décidera à parler plus que nécessaire. Poussé par Eleonor : « Si c’était mon frère, et quoi qu’il se soit passé entre vous, je voudrais savoir pourquoi quelqu’un l’a écrasé avec une voiture et l’a mis dans cet état. Et si je ne voulais pas savoir, je me demanderais sérieusement pourquoi. » La charge est suffisamment violente pour le faire bouger. Il ne peut pas reculer, faire comme si de rien n’était. On demande de lui des réponses, alors il interroge. Obtient peu d’explications. Dans quoi ce frère s’était-il embarqué, était-il même un bon flic ou un ripou ? Les éléments sont curieux, les interlocuteurs troublés et troublants. Landis va passer outre et mener sa propre enquête. Au diable, Fredricksen.
R.J. Ellory nous emmène alors faire un tour de la Géorgie, on passera aussi la frontière du Tennessee. Des personnages plus glauques les uns que les autres, les « white trash » ces petits-blancs déclassés et frappés de plein fouet par la crise des opioïdes, et qui mentent à la police soit parce qu’ils sont coupables, soit parce ce par principe ils ne lui parlent jamais. Landis doit aussi mener de front sa propre enquête. Annoncer à une famille que leur fille est morte. Au cours des sept années qu’il avait passé en tant que shérif, il y avait eu au total, cinq meurtres dans un périmètre relativement restreint. Le légiste dira plus tard que le lieu de la découverte du corps n’était que celui d’un dépôt, la jeune fille avait été tuée ailleurs. On s’interroge, quel rapport avec son frère ?
Peut-être tout. Landis entend alors parler de gens comme Eugene Russel et son petit frangin, Stanley appelé aussi Wasper. Des sales types. La gamine décédée était l’une des leurs, la famille va en faire une affaire personnelle. Encore une. Tout n’est que perso dans ces montagnes aussi grandioses que hostiles. Une autre fille est découverte, ligotée, violée et abandonnée dans les bois. Six mois auparavant. La liste s’allonge. Les adolescentes sont tuées sur place puis déplacées dans un autre comté. Le mode opératoire, en revanche, est identique. Il y a un dingo qui quadrille l’État et se débarrasse des corps un peu partout comme le Petit Poucet jetait des cailloux. Les shérifs des comtés concernent s’unissent avant que le FBI ne vienne foutre le bazar.
Alors, il continue à creuser, le shérif Landis. La Géorgie est pourrie, lui dit-on, le comté de Dade est number one. Pendant dix longues années, son frère en a été le shérif. Que faisait-il sur cette route qui mène au Tennessee voisin ? Ce pipeline de la dope, des armes, des véhicules volées, « une putain de corne d’abondance qui forme un réseau. » Avec Frank au milieu. Homme de loi ou criminel ? Où trouvait-il cette somme d’argent à donner à son ex-femme avec un salaire de flic ? Victor Landis n’a aucune réponse, il ne connaissait plus son frère. Mais il doit aller jusqu’au bout, Jenna veut savoir. Parce que pour elle, il n’y a aucun doute, son papa, son héros, est innocent. Il y a des pistes et rien qui ne les relient. Jusqu’à cette histoire de bénévoles. Les Jeunes républicains de Géorgie (JR), une sorte d’organisme destiné à aller faire voter les jeunes et surtout à faire basculer le vote, en l’occurrence en faveur du GOP (Grand Old Party). Landis qui est un type foncièrement droit, n’a pas l’intention de plier ou de revenir en arrière. Si son frère a quelque chose à voir dans ce qui qui a tout l’air d’être bien sordide, il en tirera les conséquences. Pour lui, son ex-femme et sa nièce. Avec une atmosphère bien poisseuse à la True Detective, « Au Nord de la Frontière » nous montre encore une fois la face noire de l’Amérique où pauvres et riches s’entendent parfois sur le dos de jeunes filles afin d’assouvir leur soif de sexe dévoyé et de fric qui pue.
« Au Nord de la Frontière », de R.J. Ellory, traduit par Fabrice Pointeau, Éditions Sonatine, 496 pages, 23.50 euros.