« Décrochages » de Julien Fyot : au bord du vide

Décrochages. Et pas qu’un peu. Avec ce joli petit jeu de mots, Julien Fyot signe un premier roman très réussi sur la vie tourmentée d’un enseignant de CM2 à l’esprit non moins tourmenté. Et que l’auteur désigne par l’initiale, « J ».

Tom Langevin, dix ans, est retrouvé mort par le gardien de l’école qui faisait une dernière ronde avant l’ouverture des portes. Suicide ou crime ? Que vient faire « J » dans cette histoire ? Il connaissait l’élève, mais il l’avait eu il y a longtemps, en classe de CP. Justement. L’inspecteur, Robert Millet, qui l’interroge lui fait remarquer que les coïncidences n’existent pas. C’est dans sa classe que l’enfant est mort. « Dans sa classe. Sur son parquet. À sa fenêtre. « J » s’imagine Tom glisser une dernière fois au milieu des rangées et mourir ». Cela fera de lui « un témoin précieux ».

Quinze mois plus tôt, « J » récolte un enfant compliqué. Lui seul, affirme le directeur André Galet, peut gérer ce genre de cas. Il s’appelle Brayan et d’emblée s’assoit à la place de Sylvain. Tous comprennent que cet élève sera différent. Le maître laisse filer cette initiative personnelle. Il faut savoir gérer les coups de gueule dans une classe le premier jour. Il ne dit rien lorsque Brayan nourrit les trois lapins avec des bouts de salade. Mais il entend l’enfant marmonner quelque chose à l’animal. « » se rapproche et croit percevoir ces mots : « C’est toi qui va mourir ».

Bunny le lapin est mort. Une élève avertit le professeur. Brayan est responsable mais « J» se méfie des jugements à l’emporte-pièce. Il a déjà posé un diagnostic  : « Gamin en manque de confiance et d’affection. À cadrer, à couver, à distance raisonnable ». À quel moment la sortie de route a-t-elle eu lieu ? En réalité, très vite. Il a suffi du premier devoir en classe. L’impression que l’enfant a une antisèche. Mais l’heure est encore à la compréhension, à l’indulgence.

Avant, après, le jeune auteur déroule une intrigue complexe, décortiquée par « J ». Au passage, il dresse un triste état des lieux de l’enseignement au primaire. Son personnage, jeune père de famille, épuisé par les nuits sans dormir à cause du bébé, n’est pas un mauvais bougre. Il n’a pas ce mépris sous-jacent de certains enseignants au bout du rouleau, après des années de frustration et de questionnement envers un métier fort peu considéré. Parce qu’il est loin le temps de la toute-puissance en noir et blanc des maîtres et maîtresses du début vingtième. Les parents, la vox populi, tous ont mis un pied dans la porte et la poussent toujours un peu plus chaque année, entamant un prestige désormais poussiéreux. Julien Fyot nous épargne le dézingage en règle de la profession ou la posture hautaine de celui qui sait tout face à ceux qui ne veulent plus rien apprendre. Paraît-il.

Brayan, Tom et inversement. Le Ying et le Yang. Celui qu’on aime peu et celui qu’on adore. Le difficile et le facile. « J «  s’est entiché de ce dernier. Pas compliqué. « J’ai toujours eu un faible pour les surempathiques, ces immunodéprimés qui attrapent sans filtre les émotions des autres. Il les aime avec tendresse et en connaît peu d’heureux ». En ce qui concerne Brayan, en revanche, on ne compte plus les mots dans le cahier de correspondance. Mais cet enseignant se voit différent et il confie à l’inspecteur : « Il cherche le plus souvent à faire chier… mais il ne sait pas faire autrement, et vous culpabilisez de lui en vouloir parce que vous savez, ou devinez, la vie de merde qu’il a eue et qu’il n’y a pas de raison que ça s’améliore un jour. C’est sans espoir et c’est face à vous tous les jours ». Les deux enfants vont se lier, à leur façon. La vie d’un enseignant est souvent bien rôdée. En théorie, il a les outils psychologiques pour affronter tout type d’élève. Vraiment ? Parce que Brayan déjoue tous les manuels. Et il finit par tenir la vie de « J » entre ses mains, lui qui pensait être juste. Décrochages est subtil et habilement ficelé. Le roman oscille entre carte postale sociale d’un monde scolaire en grande difficulté, un instituteur en suspend qui découvre, atterré, qu’il ne peut aimer tous les enfants d’une classe, et une intrigue noire comme on les aime.

« Décrochages » de Julien Fyot, Éditions Viviane Hamy, 392 pages, 21.90 euros.

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