Il faut faire un pas de côté, fermer son carnet et poser son stylo pour entrevoir l’autre Ivy Pochoda. S’éloigner de son terrible roman, l’interroger sur les feux de Los Angeles où elle habite, sur la présidence Trump pour comprendre que la force de la romancière, ancienne championne de haut niveau, n’est pas faite de titane au quotidien. Celle qui fonce telle une voiture lancée à 300 km/h dans ses romans, en viendrait-elle à douter ? « Ma maison n’a pas été touchée par les incendies alors que nous vivons à quelques kilomètres seulement », glisse-t-elle, presque coupable. Trump, président, un problème ? « Oui, bien sûr, mais la Californie est encore démocrate. Une bulle, peut-être ». La romancière, à la voix magnifiquement grave, baisse le ton. Il y a un semblant d’hésitation que j’interprète comme l’expression d’un souffle. Celui d’une incompréhension nouvelle à cerner ce qui l’entoure, une incapacité possible d’avoir barre sur son propre avenir. L’Américaine est comme son livre. Rough. Mais jusqu’où ?
Il n’y a pas l’ombre d’une hésitation chez ses héroïnes, Florence Baum, dîtes Florida, et Dios. Ces deux-là se jettent tout droit vers le précipice. L’une croît encore pouvoir y échapper, l’autre en fait son but absolu. Florida et Dios, une version épopée sanglante de Thelma et Louise mais sans l’amitié qui liait les deux personnages du film culte. Pas du tout même. L’une fuit tandis que l’autre ne cesse de la rattraper. « Je me suis inspirée de « Méridien de Sang » de Cormack McCarthy, explique Ivy Pochoda. Je voulais pouvoir parler de la même violence qui traverse son roman mais en l’appliquant aux femmes et sans jamais me demander, mais est-ce que ce serait possible chez elles. Et ma réponse est oui. L’autre question, c’est est-ce que les autres, ceux qui liront mon livre, penseront comme moi. Ou est-ce qu’ils se diront, bon ce n’est pas possible, jamais une femme se conduirait de la sorte. Moi, justement, je voulais un personnage féminin qui croit en la violence pour la violence ».
Et cette charmante créature s’appelle Diana Diosmary Sandoval. Diminutif Dios. Une vrai furieuse, genre tueuse née, qui fait une fixette sur Florida. Le réfectoire est le lieu de tous les dangers derrière les barreaux. Dios est en forme ce jour-là. Il y a de l’électricité dans l’air. Elle a une fourchette dans la main. « Allez Florida, susurre-t-elle, je sais que tu en meurs d’envie ». Florida résiste. Dios, la beauté métis et boursière, attaque alors comme un chien féroce. Plante le couvert dans la joue d’une autre prisonnière, « faisant aussitôt jaillir des ruisseaux de sang. Elle appuie, enfonce, les dents, puis creuse un sillonner la mâchoire de sa victime ». Elle regarde ensuite Florida et lui dit : « La prochaine fois ». Parce qu’elle le sait Dios que la Florida, petite gosse de riche de Hancock Park à L.A. qui se fait passer pour une victime de la criminalité, n’est qu’une imposture, qu’elle peut toujours tenter de berner les autres, mais pas elle, Dios. Âmes sensibles s’abstenir, Ivy Pochoda n’a pas l’intention de nous épargner. Son propos est justement une énorme démonstration de force. La violence n’est pas genrée.
La prison pour femmes en Arizona est saturée. Grâce au Covid, les deux détenues sont libérées de manière anticipée. Elles ont néanmoins interdiction de franchir l’État. Mais Florida n’a qu’une seule idée en tête, récupérer sa Jaguar 68 à Los Angeles et partir sillonner le pays. Au passage, on a un aperçu de l’absurdité du système post-carcéral américain. La liberté, oui. Mais confinée dans une chambre de motel miteux désigné, épidémie oblige. Boire, manger ? Pas le problème de l’établissement. Faut pas être devin pour comprendre que les règles ne s’appliquent pas à Florida ou Dios. Ou plutôt si. Les règles existent mais pour être transgressées. Avec jouissance. Les deux femmes se retrouvent dans un bus. Plus tard, le chauffeur dira qu’elles ne sont pas montées et descendues ensemble. Oscar Reyes, surveillant pénitentiaire les rejoint. Par hasard. Too bad. Carnage. Combustion, le feu de leur rage se propage. Mais début du fil rouge, début de l’enquête pour Lobos, personnage dont l’humanité nous fait respirer. « J’aime beaucoup la création de Dios, souligne avec gourmandise la romancière, mais mon cœur va à Lobos ».
Détective, en proie à la violence conjugale. Un comble pour une représentante des forces de l’ordre. « Un bain de sang. Le car sent le fer. Le car est collant ». Easton, son coéquipier l’interroge : « Tu crois que ce sont deux nanas qui ont fait ça ». Pourquoi pas, lui répond Lobos. « Tu ne penses pas qu’une femme en soit capable ? » Elle, ce qu’elle se demande juste, c’est quel genre de meuf peut être capable d’un truc pareil. « Quand j’écrivais sur Dios, poursuit Ivy Pochoda, il fallait que je revienne en arrière sans arrêt. J’étais toujours tentée de l’expliquer, de la justifier. On a une sorte de mémoire collective inconsciente qui nous empêche d’appréhender la violence gratuite chez les femmes. C’est pourtant ce que Dios pratique. La violence pour la violence. Pourtant, elle n’a souffert de rien, elle n’a pas d’excuses particulières ».
Ivy Pochoda vit dans la capitale du cinéma. Sa vision de la société est imprégnée de cet environnement cinématographique. Ses personnages racontent à tour de rôle le destin funeste des deux prisonnières en cavale. Une sorte de narcocorrido littéraire où chacun joue son oraison macabre. Une vision noire et sans concession d’un monde où les femmes tentent d’exister à l’égal des hommes. Même dans la baston. On sait dès le premier chapitre qu’il n’y aura pas de happy end. Ce qui est toujours gonflé. Mais l’ex-sportive qui avoue un ralliement tardif au mouvement #MeToo, ne craint pas les défis. Alors, soyez très attentif au récit de Kace qui vous raconte une histoire.
« Dios et Florida » de Ivy Pochoda, traduit de l’anglais (États-Unis) par Adélaïde Pralon, Éditions Globe, 336 pages, 23 euros.