« Henua » de Marin Ledun : sous le soleil trompeur des Marquises

Après l’Afrique, le Pacifique et l’archipel des Marquises, image du paradis sur terre. On a tout faux, ce qui intéresse l’auteur français Marin Ledun, c’est l’envers de la carte postale. Pas question de se dorer la pilule et de se baigner dans une eau cristalline. Avec Henua Énana, la Terre des Hommes, le vrai nom de l’île, les maux des grandes villes s’épanouissent autant que les mauvaises herbes dans un jardin délaissé.

« Une femme assise entre deux rochers, dans une position inconfortable. Elle est pieds nus. Le pareu qui lui ceint les hanches s’est déchiré, révélant une jambe musclée et en partie tatouée de motifs traditionnels ». L’homme qui fait cette sinistre découverte la connaît. Elle s’appelle Paiotoka O’Connor. La scène de crime consiste en une zone boisée en pente raide, de roches et d’acacias. ce qu’il voit aussi et qui ne devrait pas se trouver dans le lieu-dit de Terre rouge : « un collier de petites graines rouge et noir, suspendu à une brache d’acacias ». Du põniu ou du pitipitiò, se dit-il.

Commence alors une enquête classique dans un cadre qu’il ne l’est pas du tout. Et un gendarme qui ne l’est guère davantage. Le lieutenant Tepano Morel n’est pas un hãoè, un étranger mais un demi comme on dit dans le coin. Sa mère Simone Hauata était originaire de Nuku Hiva et son père, un natif de Bordeaux. L’amour pour ce dernier l’avait fait quitter l’archipel pour ne jamais y revenir. C’est donc le fils qui retourne vers la terre ancestrale et maternelle. Un fils un peu rugueux comme la mère et le paysage qui l’entourent. Un fils qui se croit immunisé de toute sensiblerie. Il est là pour résoudre un meurtre. Rien d’autre. Parce que son supérieur et la procureure le savent très bien. Il ne connaît rien aux Marquises. « C’est écrit noir sur blanc dans mon dossier », insiste-t-il, agacé, dès qu’on évoque le sujet.

Alors ce crime ? La victime ? Elle avait 28 ans. Morel la découvre dans un dossier. « Il voit sa jeunesse, les muscles aiguisés de ses jambes abondamment tatouées. Elle est morte. Puis il y a une autre photo. Elle est en vie. Elle a l’air radieuse ». Il est accompagné dans cette enquête par la sous-officier Poerava Wong, la mūtoi farani, la gendarme polynésienne. Elle était amie avec la défunte. Morel tique. D’autant qu’elle est probablement la dernière personne à l’avoir vue en vie. Morel apprend aussi très vite que Patricia avait peut-être un petit copain, un blanc, mais qu’elle se considérait comme libre. La jalousie, toujours un bon motif, non ?

Se dessine en creux dans ce polar à l’intrigue millimétrée, le portrait d’une femme que tout le monde prétendait aimer et qui semblait pourtant sacrément se débattre avec l’existence. Son fils est autiste mais elle l’adore. Les services de protection de l’enfance s’en étaient mêlés, une fois. En vain. Elle en avait conservé la garde. Son mode de vie d’équilibriste offre une vision toute en nuance de la réalité des habitants de l’île. En particulier, celle des femmes. La beauté comme moyen de survie. Ces hommes blancs, riches ou non, ces expatriés honteux qui en profitent. Mais pas seulement. Les autochtones ne regardent pas ailleurs. Eux aussi se servent au passage. L’exploitation et la prédation sont au cœur du roman de Marin Ledun. La masse se détend sous le soleil à la plage comme si c’était un dû. Elle s’approprie le patutiki, les tatouages ancestraux, mais n’importe comment. Les militaires, les touristes, tout le monde y va de son petit dessin tribal. Il y aussi ceux qui veulent des femmes. Les plus sophistiqués ou les plus blasés, allez savoir, convoitent une faune spécifique à l’archipel. Comme cette espèce endémique menacée d’extinction, le ùpe, oiseau sacré, respecté et parfois consommé alors que c’est interdit. Morel s’interroge. Encore une piste à creuser ? Que vient faire la mort de Paiotoka dans cette histoire de volatiles précieux ?

On se laisse doucement porter par le roman de Marin Ledun qui est aussi une plongée dans une culture qui tente de renaître. Effacée pendant des années par des envahisseurs successifs, dont des missionnaires, militaires et barbouzes français, l’identité marquisienne se reconstruit peu à peu. D’où cette volonté réparatrice d’utiliser le langage de l’archipel. Que Morel lui-même, quelque peu étranger à cette terre héritée, découvre tout au long de son enquête. Le demi est à la croisée des chemins de sa propre vie. Est-il français ou marquisien ? L’enquête va l’aider à y voir plus clair. Et changer le cours de son destin. Peut-être.

« Henua » de Marin Ledun, Éditions Gallimard/Série Noire, 416 pages, 19 euros. 

 

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