« La Mort brutale et admirable de Babs Dionne » de Ron Currie : reine déchue du noir américain

Vaut mieux pas lui chercher des noises, tabarnak. Babs Dionne tient sa ville d’une main de fer. Mais la disparition d’une de ses filles et l’arrivée de l’Homme viennent perturber pour de bon cet équilibre déjà précaire. La Mort brutale et admirable de Babs Dionne de Ron Currie ressemble à la brindille Kate Moss totalement ivre qui rentre tard le soir au Ritz à Paris, soutenue par son garde du corps et qui le lendemain ressort de l’hôtel, ressuscitée, fraîche comme un gardon. Indéboulonnable, indémodable comme les vrais romans noirs.

Dès le début, il est question de femmes. La première s’appelle Évangéline Lenormand et vient de la Nouvelle-Orléans. Maligne, elle ne s’est pas laissée avoir par les sornettes des curés et a pris le bateau pour le Québec, vers un destin qu’elle veut meilleur. Elle est la première d’une longue lignée de résistantes ordinaires. Deux filles, et un siècle plus tard, l’une des deux arrière-petites-filles se bat contre les Anglais « en égorgeant deux tuniques rouges qui pensaient pouvoir obtenir les faveurs d’une Canadienne sans débourser un sou ». Deux cents ans plus tard, la huitième arrière-petite-fille d’Évangéline se prénomme Barbara Levesque, surnommée Babs. Elle habite Waterville dans le Maine qui ressemble aux cités fantômes de la Virginie-Occidentale décimées par des années de désindustrialisation et l’arrivée des opioïdes. Babs n’a jamais mis les pieds au Québec mais est bien issue de cette dynastie de furieuses. Son quartier, Little Canada, est le seul du coin où l’on parle encore le Français. La population est soumise au bon vouloir des flics protestants anglophones. À 14 ans, après un viol et un flic poignardé, Babs a disparu pour mieux revenir cinq ans après. « Little Canada t’appartient. Ils le savent tous ». Mais nous sommes en 2016 et les seuls qui parlent encore français en Nouvelle-Angleterre, gravitent autour de cette Babs qui dirige désormais un mini syndicat de la dope dont les membres sont de vieilles copines d’enfance et dont les lieutenants principaux sont ses propres filles.

L’État est gangrené par la drogue, notamment le fentanyl et la crystal meth. Babs contrôle et régule le trafic local. Elle fait aussi elle-même la tournée des grands ducs tard dans la nuit, en apportant à domicile des médicaments que les plus démunis ne peuvent s’offrir. Un paradoxe dont n’a que faire un concurrent qui veut mettre la main sur la région et a envoyé L’Homme pour y remédier. Lori, l’aînée des sœurs qui avait fui la ville en s’engageant dans les Marines, est revenue mais est défoncée la plupart du temps. Pour l’heure, et après avoir survécu à une OD, elle sillonne Waterville afin de retrouver sa petite sœur Sis dont Bruce Coté le mari alcoolique, est fortement soupçonné d’avoir quelque chose à voir dans sa disparition. En attendant, Babs a récupéré le petit fils Jason, chez elle. Pas question que cette brute de père lève la main sur l’enfant. Mémère a des principes. L’Oxy d’accord, mais les coups sur le gamin, pas question.

Beaucoup de choses à gérer pour cette guerrière en fin de parcours. « La violence me poursuit depuis toujours », dit-elle, soudain consciente que sa fin va être tragique et arriver plus tôt que prévu. Ron Currie prend souvent le lecteur à contre-pied par des débuts de chapitre aussi nerveux qu’une Lamborghini. « À quel moment l’avenir d’une personne est-il scellé ? Prenons un exemple : ce soir, Sis Dionne est toujours en vie, mais dans vingt-quatre heures elle sera morte,-assassinée, plus précisément… » Le romancier qui signe là son cinquième ouvrage, a plongé dans les souvenirs de sa propre famille, un matriarcat aussi puissant que celui de Babs, pour imaginer cette histoire. On est toujours le moins que rien de quelqu’un pourrait être la morale du roman. Babs est blanche mais traitée comme une sous-citoyenne parce que de descendance française catholique. Toute sa vie, sa communauté a souffert de discrimination. Le style très visuel de l’auteur n’a pas échappé à Netflix qui a déjà fait main basse sur le roman. On songe à la série très sous-estimée de Justified, tirée des œuvres d’Elmore Leonard, et on se lèche les babines. Qui, pour jouer l’équivalent de Mags Bennett, l’horrible et redoutable doyenne de Justified dans les collines du Kentucky ? Babs, matriarche tragique, métaphore du déclin d’une Amérique post-industrielle junkie et livrée à des clans locaux qui font tourner les villes par leurs multiples trafics. Le roman est aussi un hommage aux femmes fortes qui protègent les leurs au prix du sang. Quitte à trahir, tuer ou mourir avec une dignité dont les codes nous sont obscurs et mystérieux.

La Mort brutale et admirable de Babs Dionne, de Ron Currie, traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Recoursé, Éditions Flammarion, 512 pages 22.50 euros.

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