Si la colère et la rage étaient une femme, elles s’appelleraient Anja. Les hommes ne le savent que trop bien. Ils la tiennent à distance, conscients qu’elle pourrait faire exploser leur petit entre-soi. Personnage incandescent dans un paysage blanc et polaire, Anja Heagga illumine le dernier roman d’Olivier Truc. Une reine parmi les hommes et les loups.
Ces derniers, elle les a régulièrement dans son viseur. Les hommes ne l’aiment pas mais c’est vers elle qu’ils se tournent lorsqu’il faut se débarrasser de la bête, de ce loup, tueur de rennes. Ces mêmes hommes qui pourtant lui interdisent selon la loi Sami d’être à la tête d’un élevage de rennes alors qu’elle est l’aînée de son clan. Anja possède ses bêtes, sa marque, mais pas le statut. Seuls les Sami disposent du droit de pratiquer l’élevage des rennes, que ce soit en Suède ou en Norvège. Une décision à l’initiative du gouvernement suédois. Mais un autre conseil, celui d’un samebyar de la région de Kiruna, et tenu par une main de fer par le vieil éleveur Per-Oka Stenfors, a aussi tranché. Pas de femme à la tête d’un élevage de rennes. Il lui a préféré son frère Aaron Heagga. Anja, la fille de la toundra, n’est que fureur.
Nous voilà de retour en Laponie suédoise et norvégienne, à Kautokeino, village Sami. Olivier Truc a remis en selle ce couple d’enquêteurs quasi mythique, Klemet Nango le Sami et Nina Nansen la Suédoise afin de démêler cette nouvelle intrigue ardue et polaire. Tout commence par un massacre. Klemet Nango pensait avoir tout vu. Mais pas ça. En pleine saison de marquage des faons, quarante-sept rennes sont découverts, éparpillés sur des dizaines de part d’autre de la voie ferrée, la piste du minerai. « Certaines étaient encore en vue, la langue pendante, le coin de la gueule, grands yeux affolés. Les positions des animaux tenaient parfois de l’absurde, corps brisés, pattes désarticulées. » Les éleveurs parlent immédiatement d’un meurtre. D’ailleurs la preuve selon eux, les oreilles des animaux ont été coupées. Ce n’est donc pas juste un accident de train comme s’empresse de dire la direction de la mine LKAB. Mais ce n’est que le début d’une mauvaise série. Le corps d’Aaron est retrouvé, une balle dans le cœur, par un couple de promeneurs à quelques centaines de mètres d’un attentat dont les autorités redoutent qu’il soit politique. Elles détestent que les choses bougent dans cette partie du monde. Après tout, les Sami ont perdu 70% de leurs zones de pâturage depuis que L’État a commencé à développer la région et le discours officiel n’a rien de rassurant. Parce qui se joue dans ce cadre grandiose n’est rien d’autre que la mort de l’un pour la survie de l’autre. Réussir la transition écologique grâce à la réserve en minerais dans le sol lapon, c’est faire disparaître la culture Sami basée sur l’élevage traditionnel des rennes. Nina sait mieux que personne que son ami et collègue Klemet est bousculé par cette perspective, lui qui est assis entre deux cultures.
Loin, bien loin de ce territoire glacial, à 2750 kilomètres dans les Alpes – de – Haute -Provence, un berger est habité d’une colère de feu. Joseph Cabanis devient fou. Il ne veut pas quitter les cadavres de ses brebis avant le passage de l’équarrisseur. « À moitié bouffées par un putain de loup ». Ses rennes à lui sont des brebis. Un troupeau de trois cents demoiselles. Anja et Joseph ignorent tout l’un de l’autre. Deux blocs de granit, empêtrés dans leur fureur respective face à des événements qui leur échappent. Lui rêve de tuer un loup, un imbécile lui a soutenu que chez les Lapons c’était autorisé. Anja ne rêve pas, elle le fait. Duo improbable dont les destins vont se croiser. Le Français débarque, Anja le prend sous son aile. Ils vont se nourrir l’un, l’autre, se défier, communier, se perdre et se retrouver. Duo improbable rugueux et sombre. Ils ont en commun un amour inconditionnel de leur habitat naturel. Associé à un brin de folie existentielle.
Avec Olivier Truc, on est dans une colonisation qui ne dit pas son nom, on est dans le pillage de richesses d’une minorité légitime au profit d’une majorité vorace, aux abois, ivre d’un confort qu’elle redoute de perdre. Gavée de discours pontifiants sur une écologie toujours à sens unique. Avec des personnages toujours aussi attachants, d’autres plus nouveaux et perturbants, Olivier Truc laisse une trace blanche et rouge de plus en plus féroce et romanesque au-delà du cercle polaire. Grandiose.
« Le Premier Renne » d’Olivier Truc, Éditions Métailié Noir, 544 pages, 22 euros.