« Le Sang des Innocents » de A. S. Cosby ne cesse de couler

Pour les vieux racistes du coin, l’affaire aurait dû être pliée en deux temps, trois mouvements. Un jeune noir, Lattrel Macdonalds, a tiré sur Jeff Spearman, le prof de géo préféré des élèves, avant d’être abattu par la police. C’était en direct, on a tout vu, le gars qui tire et les forces de l’ordre qui ripostent. Légitime. On a même échappé au pire d’ordinaire au sein d’une structure scolaire, avec une fusillade qui ne compte que deux morts. Mais le shérif Titus Crown, ancien du FBI, ne veut pas de bavure dans son service. Il est dans la ligne de mire des Blancs qui ne seraient pas mécontents qu’il se vautre. Alors, derrière ses lunettes Ray-Ban Aviator, il regarde la scène de crime chaotique et conclut immédiatement qu’il lui faut diligenter une enquête interne et met sur la touche un policier de son équipe au coup de fusil qui pose question. Mais qu’est-ce que s’imagine le bonhomme ! Que le Sud a changé ?

« Le Sang des innocents » de S. A. Cosby est le troisième roman publié chez Sonatine. Leur chouchou du moment. Non sans raison. Un poil plus classique dans sa forme, l’ouvrage confirme néanmoins tout le talent de l’auteur noir américain, fils d’un Sud rural hanté par le sang versé dans les entrailles de sa terre. Son personnage est un homme bien, pétri de bonnes intentions. Il veut tout simplement faire respecter la loi. Une loi qui vaut pour tout le monde, y compris dans ses propres rangs et sa communauté. Au cours des quinze dernières années, le comté de Charon situé en Virginie, et qui ne compte pas moins de vingt et un lieux de culte et deux fois plus d’armes à feu que d’habitants, n’a enregistré que deux meurtres. Le premier ayant été résolu en un quart d’heure. Le rodéo solitaire et sanglant du jeune Lattrel sonne comme la fin d’un monde tranquille. D’autant que les propos du despérado envoient une décharge immédiate dans la carcasse de Titus. « Il a dit qu’il était l’Ange noir, l’Ange de la Mort. » Titus entrevoit la suite. « La saison des larmes » a commencé et lui est à la barre. Lattrel s’est suicidé, il va falloir faire sans. Qu’a -t-il voulu dire avant de se donner la mort ?

Evidemment chacun a une explication. Les Blancs, les Noirs, les pasteurs, tout le monde y  va de son interprétation. Reste les faits, voire les preuves. Comme ce qui est trouvé dans le téléphone de ce bon samaritain, Jeff Spearman. Pas de quoi le canoniser. Au contraire.  Plutôt un défilé d’horreurs infligées à des enfants noirs. Le scénario évolue à la vitesse grand V. Comment faire entendre raison à ces Blancs en mal de vengeance, comment leur dire que ce professeur n’est pas ce que la population de Charon croyait. Qu’il appartenait à un trio de tueurs dont les victimes ont été six adolescents torturés. Titus Crown alterne. Tantôt équilibriste, tantôt bulldozer, il n’a que la justice dans son espace mental parce que la justice est au-dessus de tout. Pense – t – il.

Du côté des Blancs, il lui faut gérer Scott Cunningham, le président du conseil du comté qui ne se gratte pas pour dire à Titus « on vous a à l’œil ». Il y a aussi Ricky Sours et son groupuscule de révisionniste des Fils de la Confédération qui a fait de la statue de Joe le Rebelle érigée par les Filles de la Confédération, un enjeu politique et racial majeur. En face, le reste de la population. Composée à 60% de Noirs. Comme Jamal Addison, pasteur et dévoué à ses fidèles mais aussi ardent défenseur de la cause sociale. Il s’attendait d’ailleurs à ce que Titus soit le shérif des Noirs parce que la police corrompue et raciste du Sud, il connaît. Il a vite déchanté. Même si Titus est parfois obligé de renouer avec ses origines. « Le représentant de la loi avait disparu, sa voix remplacée par celle des fermiers noirs de Charon. La voix de l’alcool artisanal et du pain de maïs. La voix des bagarres à mains nues et des chemins bordés de chèvrefeuille. » Titus Crown est écartelé, un pied dans chaque camp. Il se bat pour une Amérique égalitaire, sans frontière de couleur. Il se retrouve dans ce marigot de petits blancs rances et haineux et face à sa propre communauté avide de réparation.

Ce qui nous mène en quelque sorte à l’autre pilier de ce roman : le Sud profond. Avec notamment son folklore religieux. Aux confins du comté sur l’île de Piney Island se dresse l’église du Rocher du Rédempteur. Le pasteur Elias Hillington y vit avec sa femme et ses enfants. Adepte d’une vieille coutume du Sud, Elias prêche à l’aide de serpents. Titus l’interroge. L’homme est revêche, il n’aime pas les questions, il préfère nourrir ses bestioles à sang froid. On devine que la relation père très croyant et fils pour le moins fâché avec Dieu, résonne en écho avec celle de l’auteur et de son propre père. Interrogé dans une interview, S. A. Cosby explique » qu’il a été élevé dans une église pentecôtiste et qu’il a eu pendant un certain temps une relation compliquée avec la religion. » Titus, lui-même, ne cesse de défier son père dans le roman, insistant sur le fait que sa Seigneurie était aux abonnés absents pour sa mère, morte d’un cancer en un rien de temps. Une vie en autarcie, à l’abri des regards, que s’est-il passé, que se passe – t – il sur ce bout de terre ? Polly Anne Cunningham détient la réponse. Le chemin de croix de Titus Crown. « Peu importe d’où ils viennent et où ils habitent, les gens sont tous les mêmes, s’indigne -t-il. Et « les petites villes sont à l’image des gens qui les peuplent. Tôt ou tard, elles finissent par livrer leurs secrets, mais pour cela, il faut d’abord payer le prix du sang. » A. S. Cosby est un homme en colère et il le fait magistralement savoir.

« Le Sang des Innocents » par A. S. Cosby, traduction de Pierre Szczeciner, Éditions Sonatine, 400 pages, 23 euros.

 

 

 

 

 

 

 

 

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