Par la magie de l’auteur écossais, Abir Mukherjee, le couple de détectives improbables Sam Windham et Satyendra Banerjee qui d’ordinaire officient à Calcutta, se déplacent à Bombay afin de résoudre l’énigme du cinquième titre d’une série au succès de plus en plus retentissant. Une fois encore, les grands bouleversements historiques qui ont conduit à l’indépendance de l’Inde de 1919 à 1947 depuis « L’Attaque de Calcutta-Darjeeling », se mêlent à la vie des personnages. Et cette fois, l’amitié entre les deux hommes va être sérieusement mise à mal.
Le communautarisme. En voilà un sujet qui fait couler de l’encre. Voire du sang, comme le craignent les autorités coloniales britanniques, lorsque Prashant Mukherje qui est hindou, est assassiné et que le tueur pourrait bien être musulman. Des élections municipales vont bientôt avoir lieu et Calcutta est une poudrière. En tout cas, Banerjee ne raisonne pas autrement et commet l’irréparable : il détruit toutes les preuves qui tendraient à faire croire au meurtre religieux afin d’éviter justement un embrasement des communautés. Le malheureux ! Quelle idée saugrenue, le voilà poursuivi par toutes les polices de la ville. Le seul qui pourrait expliquer tout ce bazar est à l’hôpital et dans le coma. Lord Taggart est tombé dans une embuscade, il y a eu une explosion et il est grièvement blessé. S’il n’a aucun mal à convaincre son ami Sam de son innocence, Banerjee doit néanmoins en apporter la preuve. Un homme est dans le viseur, il s’appelle Farid Gulmohamed. Politicien musulman de Bombay, il est à la tête d’u parti politique mahométan qui se fait remarquer en ce moment : l’Union de l’Islam. Lord Taggart avait justement demandé à Banerjee de se renseigner sur ce gaillard, dans la plus grande discrétion et surtout sans le dire à son ami Sam. Une grande première dans leur relation. Mais n’est-il pas grotesque d’imaginer que le bonhomme ait traversé tout le pays pour venir à Calcutta tuer l’un de ses semblables au titre qu’il serait hindou.
Le pauvre Banerjee n’a eu le temps de rien. Entre l’attentat terroriste contre son supérieur, sa propre arrestation et sa tentative réussie de prendre la fuite, il lui faut désormais trouver le tueur dans une ville qu’il ne connaît pas bien, la tentaculaire Bombay. Tout ça est mené tambour battant par l’auteur qui n’aime pas que les choses traînent. Les rebondissements, les trahisons, les jolies femmes et les hommes véreux. Le tout toujours agrémenté de leçon d’histoire de cette période d’occupation britannique et d’éveil politique du géant indien. Abir Mukherjee ne se prive pas d’égratigner parfois le grand homme en personne : le Mahatma Gandhi. « Après un an de grève généralisée et de sacrifice suprême de la part de ses partisans, écrit-il, le Mahatma, dans un nuage de fumée sacrée, avait tout laissé tomber pour disparaître dans son ashram et nourrir ses chèvres… » Suite à cette retraite mystique, et sans son leader, l’unité du parti avait volé en éclats et le mouvement indépendantiste s’était effondré. « La décision d’organiser des élections municipales (ne nous emballons pas) n’aidait pas… la presse a affirmé que le Congrès était le parti des Hindous, et les musulmans se sont mis à le quitter en masse. Après quoi, des émeutes religieuses ont éclaté aux quatre coins du pays. De notre côté, nous avons appelé cela le communautarisme, façon poli et aimable de désigner ce qui en fin de compte était une boucherie généralisée d’êtres humains croyant en un dieu différent. »
La grande force de cet écrivain, né dans une famille d’immigrés indiens et d’avoir grandi dans l’ouest de l’Écosse, est bel et bien de recontextualiser l’époque bouillonnante de ces années 20/30 et de mettre en exergue des personnages dont le cheminement intérieur et intime se confond dans le paysage aride et collé -monté d’une occupation britannique sûre de son bon droit. Nous sommes dans ce cinquième volume « Les Ombres de Bombay », en 1923. La durée de vie moyenne d’une passion dure environ trois ans. Non que ces deux hommes aient développé autre chose qu’une solide amitié, mais une plus profonde connaissance de l’un et de l’autre et une situation politique exigeante, ont fissuré ce petit miracle que ce duo de policiers avait réussi à accomplir : à savoir s’apprécier par delà les différences et avoir surmonter cette situation impossible d’occupant, occupé. L’acte fondateur d’un début de changement chez Banerjee se trouve peut-être dans ce moment en suspens, lorsqu’en tentant de s’évader, il met en joue son grand ami et collègue. « Vous n’allez pas me tirer dessus, Sayten, lui demande Sam. Non, bien sûr mais quelque chose se détraque. Une ligne de faille amicale qui se superpose à l’historique, de plus en plus béante. On pourrait appeler cela, une prise de conscience.
Banerjee réalise que ces Anglais pour qui il a pris fait et cause depuis qu’il est entré dans la police, creusant chaque jour un peu plus un fossé entre son père et lui, ne méritent plus sa confiance aveugle. « Les autorités pour lesquelles je travaillais et que j’avais servies au péril de ma vie depuis plus de cinq ans étaient celles qui allaient à présent me juger pour des crimes que leurs propres agents avaient commis ». Lente déconvenue survenue par hasard et que le policier indien a tenté de régler avec panache jusqu’au bout. Mais les dernières péripéties, les accusations mensongères portées contre lui ont eu raison de sa loyauté, voire de sa fidélité. « En partie, grâce à Sayten, une sanglante guerre civile avait été évitée, se dit Sam. Il aurait dû être célébré pour cela. Au lieu de quoi, il avait été contraint à l’exil. » Amitié bousculée, embryon de trahison réciproque, embarras, les deux hommes qui ont tenté depuis toutes ces années passées à travailler ensemble de surmonter leurs différences, se trouvent rattrapés par leurs origines respectives : l’un est sujet britannique et occupant, l’autre est Indien ayant pas allégeance et qui vacille sur ses pieds. Quand Sam annonce enfin à son ami de longue date que Lord Taggart s’est réveillé, que le vrai coupable est arrêté et qu’il est temps et sûr de rentrer, le sergent Banerjee vogue déjà vers Marseille. « J’avais travaillé des années pour un système qui était fait pour maintenir mon peuple sous son joug. » Sayten Banerjee a largué toutes les amarres. Plus jamais il ne travaillera pour un système qu’il ne reconnaît plus. Il est un homme enquête de liberté et d’émancipation personnelle. Quid de son amitié avec le capitaine Sam Windham ? L’intrigue du prochain roman d’Abir Mukherjee ?
« Les Ombres de Bombay » d’Abir Mukherjee, traduit par Emmanuelle et Philippe Aronson, Éditions Liana Levi, 400 pages, 21 euros.