Le meurtre est méthodique. Laborieux et obstiné. La lame qui découpe le corps trouve son chemin de façon heurtée. Neuf coups de couteau pour extraire du ventre de Madame « la bête horrible qui hante les nuits de Marthe depuis septembre ». Tout est dans la langue chez Olivier Vonlanthen. En 2022, l’écrivain suisse a obtenu le Prix de Poésie C.F Ramuz. On retrouve cette magie des mots dans Notre-Dame-Des-Demolies, premier roman puissant de l’auteur.
Marthe ne se cache pas. Elle appelle elle-même la police. « Venez vite, j’ai tué Madame ». Ce n’était pas n’importe qui la victime. C’était l’arrière-arrière-petite-fille de la marquise de Sévigné. Marthe était sa dame de compagnie. Le brigadier-chef Robert Muscat n’écrit qu’un seul mot dans son rapport : démence. Martha Grossrieder est écrouée puis internée à Montpellier en 1968.
Marthe vient de Fribourg, du quartier de l’Auge. On est chez les pauvres, ceux qui font honte aux autres. Marthe est à la fenêtre, elle regarde le Bonhomme Hiver, le Rababou, qui n’est rien d’autre que du papier que la foule va enflammer. Une coutume locale pour tout effacer et prévoir un avenir meilleur. Martha n’y voit que le feu du malheur. Cela marquera l’origine et l’acte fondateur du déséquilibre mental. Marthe veille sur ses cinq neveux.
On retrouve Marthe au Maroc. Elle est devenue nounou d’une famille de diplomates iraniens. Elle veut les protéger. Eux aussi. « Venez les enfants, on va faire un tour ». Et les parents qui en ce vingt-trois août 1958 s’exclament: « Mais vous êtes complètement folle ». On la regarde, enfin.
On remonte encore le temps. Matran, près de Fribourg, 1956. Marthe travaille au château des Morettes. Si souvent dans sa vie, Marthe a eu envie de dire des choses, d’exprimer des sentiments. Cette fois, c’est au jardinier en chef, Joseph, qu’elle « aimerait renvoyer des paroles qui voudraient ses regards doux…mais elle ne trouve rien, rien d’autre qu’un raclement de gorge qu’elle trouve absolument inélégant ». Et elle pense à Mueti et ses injonctions silencieuses qui lui rappellent cruelles, que les mains des hommes « pelotent ou cognent », que leur présence éphémère à l’église n’est rien d’autre qu’un prétexte pour boire le vin de communion. Là aussi, il y a une Madame qui entre, fourbe, dans la cuisine, ausculte le lieu et lâche, raide comme la justice : « Vous me passerez du bicarbonate sur ces couverts. Je vois du noir », sans même lui jeter un regard.
Notre-Dame-Des-Demolies est un roman social, noir court et sourd. Si Marthe est un personnage de peu de mots, l’auteur en revanche est un virtuose de l’expression. À commencer par le titre qui joue sur la signification de Demolies, comme cette Marthe broyée par une misère héritée et que la fréquentation des plus aisés ne raccommode en rien. Marthe est le produit de son environnement social. Son geste est le résultat d’une longue descente en enfer. Si le sien est plus proche de la Vierge Marie, l’autre, celui sur lequel elle n’a pas prise, s’appelle injustice et humiliation. Son invisibilité aux yeux des autres devient son arme. Elle ne le sait pas, les autres non plus, mais un jour elle sortira de l’ombre. Comment magnifier un véritable fait-divers ? La réponse d’Olivier Vonlanthen est limpide. Engagement et poésie. Superbe.
Notre-Dame-Des-Demolies de Olivier Vonlanthen, Éditions La Veilleuse, 160 pages, 19 euros.
