C’est un sacré roman que l’ancienne chroniqueuse littéraire du Monde Macha Séry a commis. Truffé de références Noir, l’ouvrage est un pur régal pour les amateurs du genre et pour les autres, une histoire vraie clairement phagocytée par la fiction avec une délectation assumée.
Ce fut d’abord un orphelinat pour jeunes filles. Une institution destinée à faire la fierté de l’empire. La Royal Victoria Patriotic School vit le jour le 11 juillet 1957. Cinq ans plus tard, on y découvrait le cadavre de Charlotte Jane Bennett, 16 ans, punie et oubliée dans la salle de bain. En 1914, première réquisition par le ministère de la Guerre pour en faire un hôpital militaire. Deuxième réquisition en 1939. Et de 1941 à 1945, la Patriotic School devint un haut lieu du contre-espionnage. Aux manettes de ce huis clos, le MI5, les services secrets intérieurs, qui vérifiait si les étrangers transitant en Grande-Bretagne, étaient de bonne foi, et non des espions camouflés en réfugiés. Une histoire fantastique portée par l’écriture serrée, chirurgicale et un brin moqueuse de Macha Séry, incollable sur le roman noir.
Ces hôtes particuliers ont commencé par venir des pays envahis puis de tous les continents. Une concentration au mètre carré d’espions et d’agences de renseignements du monde entier assez hallucinante. Mais les Anglais étant ce qu’ils sont, tiennent à offrir à ces invités de passage plus ou moins long, un lieu cosy. On parle de chambrée, on prend en compte les végétaliens, mais avec une moyenne de deux cent cinquante pensionnaires par jour et bientôt trois cents, « le chaudron menace d’exploser ». On assiste ainsi à des scènes surréalistes où d’un côté une partie de l’encadrement cherche à nourrir, vêtir, héberger, voire soigner des « clients » d’un genre inédit, et de l’autre, des officiers qui se tiennent en embuscade, résolus à ne pas faciliter le séjour d’espions potentiels. Le camp d’internement 020 avec une case aménagée et deux cellules est là pour accueillir les agents débusqués. Officiellement, ces hommes et ces femmes sont désignés comme des pensionnaires. Officieusement, ils sont des héros ou des traîtres. À la manœuvre de cette exercice de haute voltige, soixante-dix officiers du renseignement qui vont de l’interrogateur à l’archiviste en passant par l’analyste ou la secrétaire du MI5. Sans oublier le pasteur et le prêtre officiant le dimanche qui eux recueillent sans doute un autre genre de confession. Qui a la haute main sur ce vénérable établissement ? Winston Churchill en personne. Macha Séry note non sans malice que « des fées, à la naissance, avaient dû échanger tempérament et le physique de Churchill et du général De Gaulle. Le premier ressemblait terriblement à un Français, le second à un Anglais ».
Les uns les empêchent de sortir, les autres rêvent de ficher le camp. Pour les « pensionnaires », le temps est comme un sablier que l’on retourne sans arrêt. Ils vont d’interrogatoire en interrogatoire. Pour les autres, il s’agit de ne pas se tromper. Prenez le cas de Maurice Sandre, alias Mistigri. Il se dit représentant de commerce. Mais le profil du bonhomme déplaît à l’un de ceux qui l’a maintes fois interrogé. Il s’entête et veut tout repasser au peigne fin, revoir et revoir ses déclarations et ses affirmations. Laisser filer un espion qui ferait du mal au pays, l’angoisse ultime des hommes de la Patriotic School. D’autant que les histoires racontées sont plus dingues les unes que les autres. « Comment croire à des récits invraisemblables, se demande, Peter Kensington, qui fait partie des interrogateurs. Comment ne pas y croire précisément parce qu’elles sont invraisemblables ? » N’est-ce pas le propre de tout espion de vivre des aventures que les gens ordinaires n’osent même pas imaginer en rêve. On suit ainsi les dires de parfaits inconnus qui pressés de rejoindre l’effort de guerre des Alliés, ont franchi la Manche, souvent au péril de leur vie. À charge aux hommes de la Patriotic School de démêler le vrai du faux. Dans ce bâtiment immense et glacé, aux couloirs labyrinthiques, tous ont néanmoins un point commun : ils doutent et ce lieu devient au fil des années une sorte de huis clos où plane en permanence la crainte de la trahison. Parce que la vérité est bel et bien la figure centrale de l’ouvrage. Les professionnels du soupçon la traquent tandis que d’autres la dissimulent pour diverses raisons. Il y va de l’avenir de l’Europe et de la liberté des hommes. Macha Séry a puisé dans les archives britanniques pour monter une histoire qui ressemble à un filet de pêcheur radioactif avec des trous à combler. Sans se tromper.
Patriotic School de Macha Séry, Éditions Gallimard/Série Noire/ 496 pages. 21 euros.
