Ce livre est un ouragan de mots et de sensations. Emporté par un rythme où dominent une basse sourde, « Quatre ou cinq vies d’Illya Grisov » est un roman fusion de Yann Brunel où la fureur peine à être domptée. Dans un décor apocalyptique, le romancier français nous offre une vision d’un futur fracassé où l’homme se confond avec l’animal. On a envie de se boucher les oreilles, de cesser de regarder mais on ne peut pas. Il en va de notre survie. Celle d’une espèce humaine en voie de disparition. Celle pour qui le mot humanité a encore un sens.
Il y aurait donc eu pire que Tchernobyl. « L’incendie de 1996 sur la tranche la plus récente de l’usine pétrochimique de T., située à une vingtaine de kilomètres de K., près de la frontière. » Cela figure dans le rapport Praviv-Kibenov. Vingt-trois ans plus tard, toute la région semble recouverte de suie. « C’est un monde en lambeau ». Dans ce cœur qui bat comme crevé par un dieu sans repères, un homme est retrouvé mort, Lev Grisov, dans le Quartier, Barre 404, le fief des mafieux. Ils ne sont plus que quelques milliers à vivre dans les blocs 1400 et 1500. On les appelle les irréductibles, ceux qui n’ont pas voulu partir après l’incendie de l’Usine. Ce périmètre est devenu un territoire, il a perdu tout repère normé, il appartient à une bande de survivants en voie de déshumanisation. Et la mort de cet ancien liquidateur de l’Usine pétrochimique de 45 ans n’y changera rien. L’homme laisse trois fils. L’aîné, Evgueni, 21 ans, maison de redressement, prison, 63 arrestations, 7 inculpations… Il y a aussi Alexeï, 19 ans, un tendre avec 16 arrestations au compteur. Un suiveur/complice. Mais dangereux. Et enfin, le dernier, Illya Grisov, l’âme pure, l’innocent. Pas de photo mais âgé de 17 ans. Pas de prison si ce n’est celle de l’hôpital psychiatrique où il a passé 7 ans avant de s’en évader, il y a un mois.
En face, les hommes de loi qui mettent en place une battue à grande échelle, une rafle des Roms et un verrouillage des frontières. Il y a le capitaine Teliakov, un ex du KGB, et Mikhaïl, une nouvelle recrue incontrôlable, imposée en haut lieu. Un jeune homme au regard froid, un acier dans les yeux. Teliakov veut mettre la main sur cette progéniture qu’il perçoit gangrénée mais porteuse de réponses. A sa façon, Mikhaïl lui aussi cherche La solution. Il s’injecte une morphine surnaturelle, inégalée. Elle le transporte dans un univers où tout devient limpide. Seul le capitaine se méfie, que veut-il ce jeune flic insensible à ce qui l’entoure. Le roman avance comme une horloge bloquée sur le tempo arbitraire de celui qui l’a écrit. Il est d’abord quatre ou cinq heures du matin, puis dix heures, onze heures encore, treize heures vingt-trois minutes et trente-trois secondes, quinze heures peut-être, aux alentours de dix-neuf heures où tout s’achève. Six longs chapitres marqués au fer nucléaire. Il n’y a aucun répit chez Yann Brunel mais plutôt une urgence à décrire une fin de vie faîte de sang, de viscères et de sorcellerie. Trois femmes veillent sur ces trois jeunes hommes. Yann Brunel aime l’ère post-soviétique et ses barres d’immeubles éventrées. Les sentiments y sont vécus de façon tordue, exsangue, l’amour est brutal, celui d’une femme envers un homme, celui d’un père envers ses fils. En juin dernier, Yann Brunel a remporté le 33e prix Emmanuel-Roblès avec « Homéomorphe », qui se situe à la même époque et toujours dans un environnement de désolation, de peur et de violence débridée. La prose du romancier est comminatoire, souvent heurtée, comme ses personnages qui avancent dans un brouillard de mort vers un destin aussi loin que la ligne d’horizon. De la poésie floutée au mercure.
« Quatre ou cinq vies d’Illya Grisov » de Yann Brunel, Éditions Gallimard, 386 pages, 23.50 euros.