« Ténèbres et Compagnie » de Sigitas Parulskis : un roman noir au service de l’indicible

Perturbant. Impossible de passer sous silence l’impression générale ressentie à la lecture de « Ténèbres et Compagnie » de Sigitas Parulskis. Avec la parution quasi simultanée du roman d’Olivier Norek, « Les Guerriers de l’hiver » (Michel Lafon), qui se déroule chez le voisin finlandais, il semblerait que la collaboration avec le régime nazi dans cette région du monde soit désormais passée au crible des écrivains. Chacun lève le voile d’un tabou à sa façon. Celui choisi par Sigitas Parulskis se veut violent, dénonciateur, culpabilisateur. Il questionne les chemins pris par certains hommes dans un contexte de guerre. Et qu’ils  justifient souvent par cette grande phrase : je n’avais pas le choix.

Celui du photographe Vincentas appartient à l’amour. Qu’il porte à une femme juive alors que la Lituanie se débarrasse de « cette vermine ». Il s’est fait prendre dans la rue avec son appareil photo. De quoi le mener tout droit en prison ou pire le faire tuer. Les hommes d’Hitler n’aiment pas les photos. Sauf un, l’Artiste. C’est ainsi que Vincentas le surnomme d’emblée lorsque le SS lui adresse la parole. Tout est élégant chez lui, même la façon dont il sort son revolver et tire dans l’occiput russe. “ Le SS avait sorti son arme à feu comme on sortirait une épée ou un fleuret dans un combat duquel il n’aurait été que l’unique vainqueur. “

Lituanie, 1941. Vincentas aime Judita, traductrice de métier. “ L’unique pécheresse qui aurait pu être une sainte. “ Il est prévenu. « Coucher avec une Juive n’est pourtant pas raisonnable par les temps qui courent, même si ça peut paraître très romantique. » Le pacte est donc scellé entre l’officier SS et le photographe. Il ne lui demande pas de tuer mais de faire des photos. Artistiques. Il appuiera bien sur un bouton, un déclencheur. Mais le sien n’entraînera la mort de personne. S’il est ébranlé, Vincentas s’arrange très vite avec sa nouvelle situation. Il se voit comme un observateur, pas comme un acteur. Il est affecté au groupe spécial pour les opérations en province dirigé par l’Obersturmführer Joachim Hamann. Il a reçu un document signé d’un certain Heydrich dans lequel il lui est expliqué qu’il sera autorisé à photographier les exécutions de Juifs. Il est dans la cuisine de sa mère. Elle lui demande ce qu’il lit. Il répond. Rien. La faute originelle, la suite d’une longue liste de compromissions avec soi-même. Je n’avais pas le choix.

L’appareil photo devient l’extension de son âme qu’il perd en route. Un morceau de réalité dans le bain du révélateur. Avec Judita, il sort son appareil les mains tremblantes et cherche longtemps le meilleur angle. Elle lui demande :

  • Tu me regardes comme une chose.
  • Quand ?
  • Quand tu photographies.
  • Non, je te regarde autrement.
  • Comme une chose qui m’est chère.

Les choses, comme elle dit, sont ailleurs. Elles sont femmes, hommes ou enfants. Nues ou habillées. Les choses supplient, crient mais finissent toutes de la même façon. Tuées au bout d’un fusil. Pourtant les réflexes sont atrocement identiques. Au lever et au coucher du soleil, les ombres s’allongent. « C’est le meilleur moment pour photographier. C’est le meilleur moment pour se métamorphoser en lumière. » Mais de quelle lumière, parle-t-il. Alors qu’il se tient debout « près de la fosse remplie de Juifs tout juste assassinés. Il a l’impression de trahir Judith. Même s’il ne tue pas. Qu’il est seulement un observateur. Comment le lui dire. » Il fume après le sexe, il fume après la mort.

Le texte de l’écrivain devient vertigineux. À ce stade du roman, le personnage principal tient en équilibre, précaire, mais réel, puis l’amour l’engloutit. Plus il se perd dans la jalousie, plus il se détache du réel. Sur les lieux des fusillades, il y a deux lignes de surveillance : la première formée par les policiers lituaniens, la deuxième par les gendarmes allemands avec leurs mitraillettes. Les prisonniers russes versent la chaux et quelques pelletées de terre. Quand tout va bien. Mais quand tout dégénère, la barbarie porte-t-elle même un nom ? Pendant ce temps, Vincentas appuie sur l’obturateur. Clic, clac.

Sous le regard attentif de l’officier SS qui veut de l’art. Il lui dit.

  • Je veux que tu photographies non pas un état de fait, mais le déroulé, que tu ne constates pas, mais que tu crées. À quoi sert ce monceau de cadavres ? Je veux du tragique, je veux que tu racontes une histoire, invente-la.

Nous autres lecteurs, sommes au bord de la dislocation. « Je n’avais pas le choix », résonne dans nos têtes. 1160 Juifs ont été tués par les nazis et les collaborateurs locaux dans cette petite ville du nord du pays. L’auteur l’avoue, il ne voulait pas savoir. Et puis un jour, il s’est lancé. Il a épluché de nombreux documents, des procès-verbaux des interrogatoires des Lithuaniens ayant participé directement aux massacres. Et il ne peut constater qu’une chose : il n’y avait aucun regret, juste une distanciation permanente. Comme lorsque l’on prend une photo. Mais l’objet, la démarche, sont à double tranchant. Ils permettent autant de prendre du champ que d’immortaliser l’objet photographié. Et que peut-on lorsque les images restent incrustées dans la pupille. Rien. Et c’est tant mieux. Parce qu’on a toujours le choix. « Ténèbres et Compagnie » a levé un tabou en Lituanie. Le livre a secoué le petit pays. Mais n’est-ce pas le rôle de la littérature ? Faire revivre le passé pour mieux comprendre le présent et tenter de préserver l’avenir.

« Ténèbres et Compagnie » de Sigitas Parulskis, traduit du lituanien par Marielle Vitureau, Éditions Agullo, 320 pages, 22,50 euros.

 

 

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