C’est l’envers du décor. L’anti-James Bond, l’homme passe-muraille. Ceux qui rêvent d’aventures à la Mission Impossible, passez votre chemin. Le livre de David Park ne fait pas appel à nos bas instincts mais plutôt à la partie noble de notre cerveau : celle qui réfléchit. « Un Espion en Canaan » est un roman d’espionnage en petite touche, subtil, éthéré.
Michaël Miller est envoyé à Saïgon, au Vietnam, en 1973. D’emblée, il est déclaré gratte-papier avec tout le mépris que cela sous-entend. Lui, ce jeune homme originaire des Grandes Plaines aux USA, recruté par un de ses professeurs à l’université, lui en qui le système avait placé tant d’espoir. Lorsqu’il déboule dans la ville, le retrait américain est déjà bien plus qu’un bruit de couloir. Chaque jour, le Congrès se montre de plus en plus réticent à financer une augmentation de l’aide militaire. Chaque jour, on entend parler de listes, de gens qui seront évacués en priorité. Mais qu’importe, il est jeune et naïf, il y croit et lorsqu’il est interrogé, il répond : « Nous sommes ici pour remplir nos engagements vis-à-vis du peuple vietnamien. Nous resterons à vos côtés. » Il concède, des années plus tard, alors qu’il a décidé d’écrire ses mémoires, que sa naïveté pédante n’était pas de nature à rassurer. Bien au contraire.
Il fait la connaissance de Corley Rodgers, en poste depuis deux ans, et qui passe son temps à raconter des histoires. De la pure propagande, des récits merveilleux de ce qui se passe sur zone et qu’il essaie ensuite de vendre à la presse, au pays. Les deux jeunes gens sont très différents. Quand Rodgers aime Fitzgerald, Hemingway, Miller lui préfère Steinbeck. Sa vie sous les tropiques est quelque peu monotone, faîte de petits riens, de promenade au marché, de citron – pressé au Cercle sportif, une existence d’expat sans réel relief. Si ce n’est qu’il est juste un peu mieux renseigné que les autres. Si ce n’est qu’il comprend au fil des jours que la paix est de plus en plus précaire, que son gouvernement ment autant aux Américains qu’aux Vietnamiens.
En attendant, il doit se présenter chez l’agent Ignatius Donovan, analyste senior à la CIA, un vieux de la vieille issu d’une famille irlandaise de Boston. L’affaire est entendue : désormais Michaël travaillera pour lui. Ce dernier un peu paniqué devant l’intensité du bonhomme lui rappelle qu’il n’est qu’un scribouillard. Donovan s’en moque. Il a son propre agenda. Commence alors une collaboration bancale quelque peu opaque aux yeux de Michaël qui peine à cerner cet espion haut en couleur. Ils se rendent souvent à La Porte Bleue, un restaurant (sans porte bleue), un endroit où il se passe des choses. Son récit est à son image : sobre et plus nuancé. Ce qui se dessine en filigrane, c’est une tentative d’explication pour ce qu’il a fait ou plutôt pas fait. Une quête sourde de rédemption, et peut-être de pardon. Le sien ou celui de Donovan ? Parce que Miller a appartenu à cette catégorie d’individus qui s’est contenté d’obéir. Qui a regardé sa propre vie se dérouler sans en prendre les rennes. Il fut le genre à monter dans le bus pour la base aérienne afin de s’envoler pour l’Amérique, en laissant derrière lui tous ceux qu’il connaissait. Lorsqu’il rentre, il ne tient qu’un an à la CIA avant d’intégrer le Foreign Office à Londres, où il reste jusqu’à la fin de sa carrière comme diplomate. Il ne revoit plus revu Corley et Donovan.
Aujourd’hui, il est veuf dans cette maison d’une station balnéaire proche de l’Atlantique. Alors qu’il attend la fin d’une vie bien remplie, il reçoit un paquet qui provient de Corley. Un DVD. C’est un documentaire. Nous ne sommes plus à Saïgon. Cette fois, il y a des illégaux, le cartel de drogue et un visage crève l’écran : celui de Donovan. « Les moutons ont peur des loups, mais c’est le berger qui les tue », lui a-t-il, dit un jour. L’espion qui est en lui resurgit, minutieux, méthodique, mais animé cette fois d’une envie de savoir. La culpabilité a rongé l’agent puis le diplomate Miller. Il s’est arrangé avec la vie comme bien d’autres, il a laissé dormir Donovan là où il était. Maintenant, il est temps d’expier.
« Un Espion en Canaan », de David Park, traduit par Cécile Arnaud, Éditions La Table ronde, 240 pages, 22 euros.