« Les Oubliées de l’Arkansas » de Monica Potts : une amitié perturbée sur fond de déclassement social dans l’Amérique rurale

Clinton. Non pas Bill Clinton, l’ancien président américain mais Clinton, Arkansas, dans les monts Ozark. Bled rural blanc perdu au milieu de nulle part, dans le comté de Van Buren. Monica et Darci sont amies. Elles ont un objectif commun : ficher le camp dès que possible. La vie en décidera autrement.

Si vous voulez avoir quelques éléments de réponse sur l’électorat de Donald Trump, il faut lire « Les Oubliées de l’Arkansas » de Monica Potts. La jeune femme a fini par partir et devenir journaliste. Elle serait Française, elle penserait en termes de transfuge de classe. Mais elle ne l’est pas. D’autre part, elle a fait le chemin inverse. Elle est revenue sur ses terres natales, elle a cherché, enquêté et repris contact avec cette copine d’enfance, laissée en rade face à des démons insurmontables. Ouvrage social et critique sur une Amérique riche qui lâche ses pauvres, « Les Oubliés de l’Arkansas » nous aide à comprendre une population qui a regardé le rêve américain comme un mirage en plein milieu du désert. « Le revers de l’esprit d’Indépendance américain est une propension à abandonner les individus à leur triste sort. » Ceux-là n’appartiennent pas aux minorités, ce sont ces petits Blancs qui se sentent humiliés de vivre dans les mêmes conditions que certains Noirs-Américains ou Latinos. Un sentiment d’humiliation qu’ils expriment dans les urnes depuis 2016, en ayant voté pour Donald Trump.

Il y a les statistiques et les gens derrière les chiffres, les courbes et les schémas. En s’attachant à cette amie, Monica Potts a tenté d’humaniser ces variables et invariables que dans un autre monde on appelle destin, parcours, réussite ou échec. Cela lui a pris deux ans à partir de 2015, date à laquelle elle a fait des allers-retours avant de s’installer définitivement à Clinton, en 2017. C’est autant un travail intime avec les treize volumes de ses propres journaux d’adolescente que le résultat de la consultation des archives publiques, de la lecture de vieilles coupures de presse et des interviews ou les simples conversations entre amies. Il n’y a rien de funky dans ce qu’elle découvre. L’Amérique profonde, la vraie ne fait pas rêver. Normal. Ces Américains eux-mêmes ne peuvent se le permettre, écrasés par le manque de tout. D’argent, d’assurance santé, d’emploi et surtout de perspectives. « Les comtés du centre du pays et du Sud abritent une population en moyenne plus âgée, plus blanche, moins éduquée et plus conservatrice que la moyenne nationale dans son ensemble. » Une dernière donnée a motivé Monica Potts. Même l’espérance de vie est de plus en plus courte pour les femmes peu éduquées en Amérique. Les chercheurs ont un nom pour en parler. Ils appellent cela “diseases of despair”, les maladies du désespoir, qui incluent le suicide, la mort au volant dans un état d’ébriété et les overdoses.

Lorsque Donald Trump s’est présenté à l’élection présidentielle en 2016 et l’a remportée, la ville a majoritairement voté pour lui, au nom du conservatisme politique et de la religion évangélique. C’est peut-être la pierre angulaire dans la trajectoire des deux amies. La maman de Monica n’est pas croyante, celle de Darci Brawner au contraire, l’est énormément. « L’église, écrit Monica Potts, est moins une croyance personnelle qu’un instrument pour un contrôle social. » Tout est dit. La religion n’est pas à prendre à la légère dans ce pays de 367 millions d’habitants et ses 400 millions d’armes en circulation. Elle régit votre vie. S’il est possible d’y échapper dans les grandes villes, ce n’est pas le cas dans les États du centre et du Sud. Les chiffres n’ont pas beaucoup changé. S’agissant du comté de Van Buren, 4017 des 7057 pratiquants réguliers fréquentent une des dix-huit églises baptistes du Sud (de loin le groupe le plus important), puis viennent les Églises du Christ, également évangéliques. « Quand on superpose la carte des communautés blanches évangéliques et celle des régions où les femmes décèdent prématurément, font des overdoses et sont sans emploi, on s’aperçoit qu’il y a concordance.”

Deux amies de même milieu social, d’intelligence identique. Qu’est-ce qui a mal tourné ? C’est une des interrogations douloureuses de l’autrice. Au fond, pourquoi Darci malgré ses super notes à l’école a-t-elle dévissé ? Les fameuses statistiques se mettent en mouvement, l’église, le social… des explications objectives, scientifiques. Mais pas seulement. Bien que désargentées, les mères des deux jeunes filles ont réagi  différemment face à l’adversité, et surtout la maman de Monica a refusé le diktat, la pression de l’église. Ne pas se fondre dans le moule ou alors jusqu’à un certain point, oser espérer un meilleur avenir pour ses enfants malgré les difficultés objectives rencontrées. On assiste alors à travers le récit de Monica à la descente aux enfers de Darci qui vit une grossesse très jeune, une addiction à l’alcool et aux drogues et une multiplication de petits amis abusifs et violents. Tandis que Monica s’envole pour de meilleurs cieux et crève le plafond de verre social : collège, université, New York et enfin Washington DC avant de rentrer au bercail comme aimantée par une terre pourtant peu généreuse envers ses habitants. Au fil de son enquête, elle réalise que son amie a subi une longue série de traumatismes qu’elle a camouflée aux yeux des autres et de sa propre famille jusqu’à ne plus faire illusion. On sent Monica Potts coupable de ne pas s’être suffisamment rendue disponible pour Darci, de ne pas avoir su la remettre dans les bons rails. Aurait-t-elle pu ? Sans doute pas. Ce n’est pas à l’individu seul de réparer un système cassé qui les broie. C’est à la société, à l’État et à ce qu’on attend de lui. Il n’y a pas que le déterminisme social et économique. Les mères des deux jeunes filles l’illustrent parfaitement.

Un certain J.D. Vance a lui aussi commis une autobiographie « Hillbilly Élégie » (Globe) qui à sa sortie en 2016 lui a valu de devenir le « darling » de la scène intellectuelle libérale américaine. Un Redneck, un White Trash, avait réussi à s’en sortir. Le rêve américain était encore possible. Las. Démocrate et fervent critique de Donald Trump avant le succès de son livre (vendu à plus d’un million d’exemplaires) J.D. Vance a depuis tourné casaque et a même été choisi comme vice-président du candidat à la Maison Blanche. Espérons que Monica Potts campe bien sur ses deux jambes. Et n’oublie pas « Les Oubliées de l’Arkansas. » Ce serait dommage après avoir écrit un tel ouvrage aussi informatif que sensible et éclairé.

« Les Oubliées de l’Arkansas », de Monica Potts, traduction de l’anglais (États-Unis) par Cécile Deniard, Éditions Globe, 416 pages, 24 euros.

 

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