Dans un certain contexte, on dirait qu’ils n’avaient vraiment pas le profil. Celui de larguer les amarres au sens propre du terme, celui de prendre la mer, cap vers la Nouvelle- Zélande. Non, vraiment, Maurice et Maralyn, deux êtres quelque peu passe-murailles, ont déjoué tous les préjugés. Ils en ont payé le prix.
Sophie Elmhirst s’est emparée de cette aventure hors norme et nous la raconte dans un ouvrage à l’image des deux protagonistes : simplement et directement. Avant de devenir un récit de survie, c’est l’histoire de Maurice Bailey, compositeur dans une imprimerie et de Maralyn, employée de bureau aux impôts de Derby, en Angleterre. Elle est plus jeune de neuf ans, plus volontaire. Ils se trouvent. « J’avais besoin de quelqu’un comme Maralyn dans ma vie pour compenser mon manque de confiance », écrira – t – il, plus tard. « Elle comblait les blancs », analyse finement l’autrice et journaliste, Sophie Elmhirst.
Les « M » se marient, ronronnent quelque temps avant de réaliser que mariage et enfants, ce n’est pas leur truc. L’idée du voyage prend forme. « Pour Maurice, ce fut une révélation. Repartir de zéro. Se débarrasser de tout ce qui signifiait l’Angleterre : son passé, sa famille, lui-même ». Pour Maralyn, le véritable moteur dans l’histoire, l’idée de laisser ce pays pour ne jamais y revenir était tout bonnement ébouriffante. En juin 1972, à bord du Auralyn, ils quittent enfin la grisaille de la Grande-Bretagne. Leur dernière vision sera les falaises du Devon. Leur première escale sera la côte galicienne de l’Espagne. Ils voyagent cinq jours. Ils se sentent enfin libres.
Leur histoire d’amour éclot. Magnifique. Simple. Deux âmes en osmose, bienveillantes, une évidence. D’être là, ensemble, sans rien si ce n’est ce bateau et quelques affaires indispensables. Si tant est qu’ils aient eu des doutes, ils se sont dissous dans une certitude sereine et pérenne. Mais la nature a toujours son mot à dire. Le 4 mars 1973, à six cents kilomètres des Galápagos, un choc envoie valser les livres, et le cachalot se dresse là devant eux, effrayant et se vidant de son sang. « La décision d’abandonner le bateau fut prise en un instant. Il leur suffit d’échanger un regard ». Ils navigueraient sur le radeau de survie et l’annexe serait gonflée. Pendant des mois, Maurice avait eu un sentiment de contrôle et d’autorité en fendant les flots encore magnanimes. Désormais, il était à la merci des éléments fantasques.
Après avoir bien pleuré, Maralyn se ressaisit et organise la vie sur ce radeau d’un mètre quarante de diamètre. Elle rédige un emploi du temps et calcule les rations journalières. Une tasse d’eau le matin à partager, une chacun le midi, et le soir rebelote. La nourriture est insignifiante. Elle deviendra une obsession. Le 24 avril, date anniversaire de Maralyn, cela fait sept semaines qu’ils sont naufragés. Quelques jours plus tard, ils font une horrible découverte : leurs deux bateaux sont percés. À chaque galère, une solution. Maralyn possède encore du papier, elle écrit, « l’écriture fait sortit la solitude, elle fait exister ». Maurice la regarde souvent. « Le silence de cette activité l’excluait, comme un secret tissé entre elle et les mots ». Ils occupent leur place habituelle. Maurice dans l’annexe, Maralyn sur le radeau. Ils voient des navires mais ces derniers ne les voient pas.
Jusqu’au 30 juin 1973. Le Wolmi 306 est un vieux rafiot sud-coréen. Le capitaine s’appelle Duh Chong-il. Au milieu du Pacifique, il n’y a jamais rien. Sauf que ce jour-là, il y a une tache. Qui devient une puis deux formes. Deux corps, une femme, un homme, décharnés tous les deux. Les « M » sont à peine vivants, mais sauvés. Incroyable. Ils ont survécu. Le couple Bailey s’étonne de la folie qui s’empare de leur aventure. Leur histoire est extraordinaire à leurs yeux mais sans grande signification pour quiconque. Ils se trompent. Les journaux britanniques rivalisent d’offres pécuniaires afin qu’ils leur réservent la toute première interview. Puis ce sera le livre. De l’ombre à la lumière, d’un coup, d’un seul. Des révélations, des non-dits. Aussi. Pour protéger l’autre, le plus faible. Et pas forcément celui que l’on croit. « Car qu’est-ce qu’un mariage, en réalité, si ce n’est être coincé sur un petit radeau avec quelqu’un pour survivre ». Le couple raconte encore et encore. Avec une idée en tête. Reconstruire un bateau pour repartir. La journaliste s’est appropriée cette histoire dont elle a gardé les faits, et a réussi avec brio à nous faire vivre cet enfer de navigation ratée. On les voit, on les entend, on devine leur couple aux certitudes indéfectibles. Arrimé. Maralyn est morte avant Maurice. Il est retourné à sa solitude, est sorti du champ médiatique. Interrogé une dernière fois pour savoir s’il avait jamais regretté ce dramatique périple, il a répondu : « Je ne sais pas si vous pouvez vraiment vous imaginer ce que c’est que d’être assis sur un radeau de survie et de voir qu’une baleine s’approche de vous. C’est un tel cadeau… Rien que de voir ça, c’était merveilleux ».
« Naufragés, un couple à la dérive » de Sophie Elmhirst, traduit de l’Anglais par Karine Forestier, Éditions Paulsen, 272 pages, 22 euros.