La photo spectaculaire de Irving Penn prise en 1947 a fait le tour du monde. Mais peu connaissent l’histoire et encore moins le nom du colosse hirsute qui pose vêtu d’un manteau de fourrure extravagant, avec à ses côtés sa femme Dagmar, petite dame sophistiquée, double collier de perles autour du cou, le regard charmeur et indolent. Dans une biographie passionnante, Reid Mitenbuler nous apprend tout de Peter Freuchen, explorateur danois, aventurier, écrivain, scénariste ou encore journaliste. Un monstre sur la banquise du Groenland dont la vie fantastique est rapportée avec une intensité à la mesure du personnage.
Nous sommes dans les années 1900. La course aux pôles Nord et Sud est l’objet de toutes les convoitises des grandes nations dans le monde. « La quête du pôle Nord restait un but romantique à forte portée symbolique. Elle représentait une entreprise dont la réussite ne se mesurait pas en échelons sociaux, mais en courage et en volonté ». Exactement ce qui convenait à cette force de la nature de Freuchen, peu porté sur les études. Il monte à bord du Danmark, le 24 juin 1906. L’un des objectifs est de cartographier cette partie du globe afin de vérifier les conclusions réalisées par un autre explorateur très controversé, Robert Peary, passé brièvement dans la région en 1892 au cours d’une expédition et qui affirmait que la terre à cet endroit, était séparée du Groenland par un détroit. Freuchen est chargé des stations météo puis de camper à proximité de la calotte glaciaire pendant un an. Il doit récolter des données au moyen d’un équipement spécial dispersé dans les environs. « J’avais à peine plus de vingt ans, écrit-il, et une soif insatiable de nouvelles aventures, alors, comme un idiot, je suis resté ».
Ce fut autant le paradis que l’enfer. Il découvre les températures inhumaines, les loups affamés qui se ruent sur la porte de sa cabane, la faim, et la folie qui touche tous les hommes isolés trop longtemps. Lorsque l’équipe de ravitaillement le découvre en mars 1907, il est dans une confusion mentale extrême. Mais le ver est dans le fruit. Le jeune homme a trouvé sa voie et son graal. Ce sera l’immensité blanche d’un décor vertigineux et létal. La rencontre avec son maître à penser en la matière va parachever son destin. Le grand explorateur danois Knut Rasmussen l’avait déjà fait rêver avec son livre, Le Peuple du Nord polaire, une référence absolue sur la région du Groenland. Les deux décident de faire équipe. En 1910, ils partent en direction de l’extrême nord du Groenland, au bas de la baie de Melville, sous contrôle danois. Cette partie de l’ouvrage devient passionnante. Les observations sur le monde des Inuits par Freuchen sont savoureuses, dénuées de jugement et de racisme. Encore néophyte par rapport à Rasmussen, il lui arrive souvent de commettre des bourdes que ce dernier répare toujours avec bienveillance. Mais les deux hommes sont clairement sur la même longueur d’onde dans leur approche des populations locales et de ce qu’ils peuvent leur apporter. À ce titre, la mise en place d’un comptoir va servir d’expérimentation. Il s’appellera Thulé. Ce qui veut dire en latin « au-delà des frontières du monde connu ».
On suit les aventures de Freuchen, ses amours multiples, la polygamie étant la norme chez les Inuits. Il en vient même à apprécier la cuisine locale, comme le kiviaq à ba se de phoque et qui terrifie les Occidentaux. Le goût évoque chez Freuchen « la réglisse et le fromage maturé ». À vingt-cinq ans, plus que jamais en immersion, il épouse Mequpaluk qui changera de nom, comme il se doit chez les Inuits, et s’appellera tout de suite après la noce, Navarana. Ils ont une fille, Pipaluk. Freuchen fait des allers-retours entre Thulé et le Danemark. Jusqu’au jour où en 1921, toujours avide d’aventures, il accepte une cinquième expédition au cours de laquelle il échappe à la mort. Mais pas un de ses pieds. Si l’on doutait encore de son courage, le sort qu’il inflige à son membre gauche nous prouve le contraire, en nous laissant effarés. Il se donne lui-même les coups de marteau destinés à faire un petit tas de ses orteils. La suite est un calvaire qui s’achève par une amputation. La légende est lancée. Il rejoint la longue liste d’explorateurs ayant perdu des orteils dans l’Arctique.
Peter Freuchen reste alors éloigné de Thulé, récupère, épouse une Danoise après la mort de sa première femme qui succombe à la grippe espagnole. Il donne des conférences, publie des livres, travaille comme journaliste pour le journal danois, Politiken, se fait connaître au monde. Il est approché par le cinéma. Part en Allemagne, à Berlin, où il rencontre même la cinéaste Lena Riefenstahl qu’il soulève dans un moment de folie totale, devant une assemblée de dirigeants nazis saisis d’effroi face à la réaction possible du ministre de la Propagande, Joseph Goebbels. Il pose ensuite ses valises à Hollywood, participe à l’écriture pour la MGM de son film Eskimo, et rend même visite au président américain de l’époque, à la Maison Blanche. La Russie le fascine et le rebute tout autant. L’auteur nous fait part des observations de Freuchen, et elles ne manquent pas de nous alerter.
Alors qu’il parcourt l’Amérique, Freuchen s’étonne. « Il était étrange que cette nation qui parle tellement de droits humains et de culture ne puisse se comporter comme il faut. Les États-Unis ont la peur des gens de couleurs dans le sang, et le temps viendra où ils le regretteront ». Il se montre encore plus navré par les républicains de l’époque. « Le parti était dirigé par une caste de personnes d’influence aux idéaux hautement capitalistes qui bâtissaient leur popularité sur de vagues idées de liberté ». Il est sidéré qu’un aussi grand nombre d’entre eux croient sincèrement que Franklin D Roosevelt et les partisans du New Deal sont déterminés à détruire le pays. « Certains associent même les plans ambitieux de Roosevelt au communisme soviétique. Une comparaison grotesque surtout pour quelqu’un comme moi qui avait été témoin du désenchantement que représentait le modèle soviétique. La base du parti ironiquement était composé de gens dont la prospérité économique était souvent mise à mal par les politiques républicaines ». En 2024, alors que l’Amérique s’apprête à élire un nouveau président, la moitié de la population est encore imprégnée de cette ignorance crasse et qui l’aveugle. Le Démocrate Joe Biden étant véritablement considéré comme un infâme communiste, socialiste… Encore plus fascinantes sont les remarques de Freuchen sur le changement climatique. Déjà. Alors qu’il voyage en Russie, il constate que « les conséquences de l’action humaine sur des zones autrefois intactes deviennent de plus en plus visibles mais cela ne suffit pas encore à alarmer les gens. En effet, une petite poignée de scientifiques russes a même récemment noté une augmentation des températures moyennes et ce changement leur semble positif. Selon eux, la fonte des glaces ouvrirait des voies navigables à travers l’Arctique, ce qui permettrait une extraction moins onéreuse des ressources naturelles ».
L’homme est gourmand en tout. Il lui a fallu des aventures, celles des femmes ne lui échappent pas. Il en aura beaucoup mais en épousera trois. La dernière est une Danoise de 24 ans plus jeune que lui, installée à New-York depuis 1938. Lorsqu’en décembre 1944, Dagmar Muller le voit débarquer dans cet accoutrement insensé chez des amis communs, avec deux dindes à la main qu’il découpera ensuite avec un canif qu’il ne quitte jamais, le coup de foudre est immédiat. Ils se marient le 23 juin 1945 après avoir consulté un médecin pour s’assurer que ni l’un ni l’autre n’ont la syphilis, « une démarche peu romantique mais exigée par la loi de l’état de New-York à l’époque ». Il vit en Amérique où il gagne plus d’argent qu’au Danemark mais où il retourne régulièrement.Thulé occupe encore ses pensées. Il y revient une dernière fois, en 1952. Ce n’est plus le Groenland de ses souvenirs. Le roi dollar a tout changé mais pas forcément en mieux. « J’avais construit la première mission. À présent, je roulais dans une voiture américaine sur des routes goudronnées où il y avait des panneaux routiers et j’entendais des explosions au loin là où des ouvriers du bâtiment faisaient sauter une montagne. Mon ancien chez moi n’était plus un coin reculé à l’écart de la civilisation. Quelques 8500 militaires américains et autres employés du gouvernement, ce qui équivalait environ à un quart de la population autochtone du Groenland, étaient présents dans le cadre de ce qu’ils appelaient l’opération Blue Jay ». Il est d’ailleurs persuadé que quelque chose se tramait. Il n’a pas tort. « Les États-Unis avaient tenté d’acheter le Groenland de Danemark pour 100 millions de dollars. Mais les Danois avaient refusé l’offre. On ne vend pas ses propres habitants comme du bétail ou des chevaux. Une opinion partagée par le gouvernement en 48. » Qui changea par la suite.
Son goût de l’aventure ne le quittera jamais. Il arrive en Alaska le 2 septembre 1957. Les gens le reconnaissent essentiellement pour sa participation à une émission de télé en vogue aux États-Unis et non pour ce qu’il a accompli durant l’expédition Danmark pour sa traversée de la calotte glacière avec Knut Rasmussen. Mais il s’en moque, il signe des autographes et bavarde avec ses admirateurs. Il est 17h30, lorsqu’il franchit le seuil de sa chambre avant de sentir sa poitrine se serrer et de tomber par terre. Il meurt d’un infarctus. Il avait 71 ans. Comme l’écrit Reid Mitenbuler, « Il était issu d’une génération d’explorateurs qui avaient commencé leur carrière en amateur appris sur le tas, avaient voyager vers des contrées inconnues à bord de navires en bois bringuebalants ». Peter Freuchen n’a pas eu la renommée de Knut Rasmussen mais il aura vécu une vie de roman. Et ses écrits sur sa vie passée avec les Inuits restent inestimables. Encore aujourd’hui.
« L’Esprit d’Aventure », itinéraire d’un explorateur excentrique, de Reid Mitenbuler, traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle Ghez, Éditions Paulsen, 464 pages, 24,90 euros.