« Oubliés » de J.R. dos Santos : un hommage aux soldats portugais de la Grande Guerre

Qui se souvient d’eux ? Ces Portugais sacrifiés comme de la chair à canon dans un conflit pourtant lointain. Envoyés sur la ligne de front dans les Flandres en France en 1917, ils subirent une des attaques les plus meurtrières de l’armée allemande. Livrés à eux-mêmes faute de renforts, ils combattirent vaillamment et résistèrent envers et contre tout. « Oubliés », grande fresque romanesque de J.R. dos Santos, traduite pour la première fois en France mais cultissime chez les Portugais depuis sa sortie en 2004, leur rend un hommage appuyé sur six cents pages. Avec raison.

Décidément, on n’en finit pas d’apprendre à quel point la Grande Guerre fut celle d’une boucherie. À travers le superbe personnage d’Afonso Brandão, le romancier portugais qui fut aussi correspondant de guerre, dévoile l’incurie du gouvernement et de l’armée de l’époque infichus de préparer une stratégie militaire digne de ce nom, inconséquents au point de ne même pas renforcer et encore moins relever des hommes exténués par des mois de présence sur un front constamment pilonné par le feu allemand. Si l’histoire d’amour entre cet homme d’origine modeste et un peu frustre, Afonso Brandão, et la baronesse Agnès Chevallier que ce dernier désigne curieusement toujours par La Française, occupe une place importante dans la dynamique romanesque, la partie qui concerne les militaires oublié est fantastique. Nous sommes avec eux dans les tranchées, ces soldats dénigrés par les Anglais, nous sommes tous derrière Afonso Brandão.

Il est né en 1890, à Rio Maior, dans la région de Ribatejo. C’est un Portugal rural. Le père cultive les vignes, sa femme met au monde des enfants, six au total, et tous sont très croyants. Le garçon a un destin tout tracé : peu d’école, beaucoup de temps à aider son père dans les vignes puis travail à la scierie où il découvre qu’il n’est pas très doué. Une petite affiche dans un magasin le sauve de ce dur labeur. Isilda Pereira, jeune veuve avec une petite fille, l’embauche. Afonso ne le sait pas encore mais cette jeune femme aura une importance décisive et cruelle dans sa destinée. Tout comme cet événement historique capital, l’archiduc autrichien François-Ferdinand est assassiné le 28 juin 1914 par un Serbe sur le pont de Sarajevo, en Bosnie-Herzégovine.

Jugeant qu’il est trop proche de sa fille, Isilda commence par convaincre les parents d’Afonso de l’envoyer au séminaire. Elle paiera tous les frais. En 1903, le jeune garçon quitte sa famille pour la première fois et se rend à Minho. Il n’apprend pas, il dévore. Le garçon est doué, il est bon pour le grand séminaire. Il y restera jusqu’à ses 17 ans. Finalement, le foot et sa passion pour le Sport Lisboa e Benefica dont il s’entiche, le perd pour la soutane. Encore une fois, Isilda va intervenir. Toujours inquiète de l’attirance de sa fille envers Afonso, elle précipite l’avenir de ce dernier en le faisant entrer à l’armée et comme au séminaire, il se montrera bon élève. Une droiture, un sens de l’honneur et du devoir vont le conduire tout droit dans les Flandres. L’Allemagne déclare la guerre au Portugal en 1916. Afonso rejoint alors le Corps expéditionnaire portugais (CEP) en tant qu’officier. Il y a 32 régiments parmi lesquels le 8ème régiment d’infanterie de la 8ème Division.

Les personnages de J.R. dos Santos incarnent des moments clé de leur propre histoire et ceux de la grande Histoire. La ruralité portugaise par opposition à la capitale Lisbonne, où enfant, Afonso, découvre la première voiture et ce jeu miracle qui consiste à courir après un ballon. En France, il tombe amoureux d’Agnès Chevallier qui se rêvait médecin mais dont la vie a pris un autre tournant après la mort de son premier mari. On est alors en terres bordelaises dans une magnifique demeure où la sophistication des lieux et de l’hôtesse contrastent avec les origines sociales d’Afonso. J.R. Dos Santos soigne la trame romanesque pour mieux nous conduire à une autre réalité, celle-là véridique et non plus imaginée mais crue, brutale, inhumaine, gazée et mortelle. Les boyaux de la Grande Guerre, celle qui fit près de dix millions de morts.

Le sort de cette malheureuse poignée de soldats portugais va dépendre de deux très hauts gradés allemands. Le général en chef des armées allemandes, Erich Ludendorff, et le maréchal Hindenburg qui veulent passer à l’offensive au printemps 1917, et ainsi porter un coup de grâce à l’ennemi. Persuadés que cela les forcera à signer la paix, selon leurs termes. Il leur faut donc une dernière offensive de type blitzkrieg, spectaculaire, de celle qui reste dans les mémoires et les livres d’histoire. Après moults cogitations, ils choisissent d’attaquer ce qu’ils pensent être le maillon faible dans la cuirasse des Alliés. Ce sera cette petite bande du front de l’Est, celle justement défendue par des troupes portugaises coincées entre les divisions anglaises. Sur le secteur de la rivière Lys, au sud d’Armentières, à Neuve-Chapelle très précisément. « Nos informations laissent entendre que les Portugais sont démotivés, mal préparés, et qu’ils manquent d’officiers, tour comme de repos ». La bataille du Kaiser est ainsi programmée. Elle doit assurer la victoire à l’Allemagne. On connaît la fin mais pas forcément l’histoire de ces héros anonymes portugais morts au combat.

On peut toujours compter sur les Anglais, ces îliens d’un empire disloqué depuis longtemps pour distribuer les bons et les mauvais points. Le lieutenant Tim Cook, au demeurant plutôt sympathique, n’échappe pas à la règle. Il les regarde de bien haut ces Portugais, ce Britannique sûr de son héritage militaire, véritable paquetage identitaire qui le conduit à considérer les autres armées, notamment la Française et la Portugaise, comme si peu professionnelles. La palme revenant aux Lusitaniens avec l’insalubrité de leurs tranchées qui atteste, selon lui, de leur médiocrité au combat. Mais Cook concède aussi que les conditions de ces soldats sont aberrantes. La 1er Division, par exemple, a combattu sept mois d’affilée, la 2ème pendant trois mois. Impensable dans l’armée britannique.

Pourtant rien n’arrête la folie des généraux à Lisbonne qui demandent au capitaine Afonso Brandão et ses hommes de participer à un raid de terreur sur l’ennemi avec trois objectifs : capturer des Allemands, leur montrer qu’ils savent se battre et ainsi remonter le moral des troupes. Tout ça, sans renfort bien évidemment. Afonso est aussi éberlué qu’effaré. Ce raid et ce qui suivra donnera tort aux Anglais. En ce jour d’avril 1917, alors que les Portugais comprennent qu’ils sont cernés par l’armée allemande, ces hommes au physique souvent petit et trapu, ont répondu présents. Certains malgré eux, d’autres avec les notions de devoir et d’honneur chevillées au corps. Les artilleurs retournent au combat, au sein d’unités britanniques. Ils se retrouveront, unique division, face à quatre divisions allemandes. Les munitions viendront à manquer, il leur faudra se rendre. Afonso Brandão survit et retourne chez lui. La romance prend le pas sur la guerre, dans ce récit épique. « Oubliés » de J.R. dos Santos est un roman populaire dans le sens le plus noble du terme.

« Oubliés » de JR dos Santos, traduction du portugais par Catherine Leterrier, Éditions HC, Hervé Chopin, 576 pages, 22.50 euros.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.