« L’Absence selon Camille » de Benjamin Fogel : l’algorithme de la prophétie

Tout y est. Codes du roman policier maîtrisés, approche psychologique des personnages aussi fine que séduisante, et capacité intellectuelle bouillonnante à vulgariser des concepts d’actualité parfois difficiles à saisir. Benjamin Fogel a quelque chose du surdoué bienveillant qui prend le temps de vous expliquer ce qui ne tourne plus rond dans une société qu’il a située dans un futur ultra-flippant. La civilisation de l’auteur a pris un sérieux coup de vis. Malheureux héritier de ce qui se construit sous nos yeux depuis le début de l’ère internet, l’univers du romancier se décline en mode dystopique. « L’absence selon Camille » est le troisième volet de sa série commencée en 2019 avec « La Transparence selon Irina » suivi du « Silence de Manon ». Benjamin Fogel a le doigt sur la gâchette avec un message à peine subliminal : Comment en sommes-nous en arrivés là ? Comment ces nouveaux outils de communication au potentiel infini sont-ils venus hanter nos vies ?

« Je viens de la génération d’Internet, explique Benjamin Fogel, Aaron Swartz est très important pour moi. Il y a eu à un certain moment un projet humaniste d’Internet avec le libre-échange des données, le libre-échange du savoir. Cela voulait dire donner la possibilité aux gens qui, en temps normal, ne s’expriment pas ouvertement par peur ou timidité. On, j’ai, vraiment cru à ce nouvel outil de libération de la parole ultra vertueux. » Et puis, c’est comme si l’auteur avait fait le chemin inverse. Le doute s’est infiltré. Des événements aussi intimes que socio-politiques ont bousculé ses nouvelles certitudes en ce futur technologique pur et lumineux. « J’ai noué une relation d’amitié intellectuelle et culturelle pendant cinq ans avec quelqu’un et au terme de cinq longues années, j’ai découvert qu’il n’existait pas, que c’était une création. J’ai été très perturbé. En parallèle se sont installés les débuts des mécanismes de harcèlement en meute de manipulation de l’opinion publique à travers des prises de paroles sur les réseaux sociaux et d’événements diverses. Je me suis senti piégé, pris entre deux feux, intellectuels et intimes. La question de l’anonymat, de la transparence est apparue dans le débat public. L’utiliser en fiction fut une évidence » C’est la fin du temps de l’innocence. Le réveil est d’autant plus brutal que les espoirs avaient été placés très hauts. Benjamin Fogel se lance dans l’écriture d’un tryptique littéraire dont le dernier volet résonne fortement, à quelques semaines d’un scrutin européen où l’extrême-droite n’attend même plus en embuscade, mais bien dévoilée, le verbe aigu et violent.

« Faire un pas de côté par rapport au monde réel. Changer les mécanismes du monde et regarder ce que cela provoque chez nous, observer ce qui peut être inhérent à l’évolution de la technologie versus à ce qui peut l’être de nos sociétés ». Alors, nous sommes en 2060. Pas si loin de nous. La mue est totale. Les débuts balbutiants de la transparence ont fini par l’emporter. Le gouvernement en place sait tout de nous. La totalité de nos données en ligne lui a ouvert un accès illimité à nos existences. Les Rienacas qui représentent la majorité silencieuse, adhèrent sans retenue. Recourir à l’anonymat serait un sacrilège pour ces ardents défenseurs du capitalisme. Encore plus radicaux, les Rienacalistes en veulent encore plus. Leur rêve absolu : la mise en place d’un système où l’on ne pourrait rien cacher à l’État et à autrui. En gros, la droite et l’extrême-droite si l’on établit un parallèle avec notre monde à nous. En face de ces deux machines de guerre du futur, l’équivalent de notre Gauche et son extrême, les Nonymes qui sont OK avec une transparence modérée et les Nonistes, qui militent pour que les données mondiales soient consenties et non imposées. Il reste les affreux, ceux qui mettent en péril les autorités au pouvoir. Benjamin Fogel les désigne sous le nom d’Obscuranets. Le roman débute par un de ces doigts d’honneur dont ils ont l’habitude quand ils se décident à narguer le régime. Le fils de l’héritier de cette contestation clandestine, Léonard Parvel, 13 ans, est sur le point de commettre son premier acte de dissidence. Sous la forme d’un slogan : « Malgré la transparence, on nous ment » qui fleurit sur tous les murs de Paris, et qui inquiète les forces de l’ordre. Ils n’ont pas tort.

Parce que Léonard n’est pas le fils de n’importe qui. Il est celui de Russel Jim Devoto, alias Zax, le leader des Obscuranets. Quatorze années de clandestinité. L’homme a abandonné femme et enfant pour réaliser son rêve politique. Renverser le système parce que « la transparence donne le plein pouvoir aux faux prophètes ». Il refuse l’emprise, celle de l’État, il rêve d’une société où chacun toucherait le revenu universel décent. Il a rencontré sur ce chemin de lutte, une héritière d’un conglomérat chimique et biologique, Mia Queyne, dont les parents ont trouvé refuge en Arabie-Saoudite quand le capitalisme a disparu de la surface de la terre. Mia a rejoint la révolution de Jim et elle en finalement est devenue le moteur. Les deux ne le savent pas encore mais ils sont à la croisée des chemins.

Un homme en particulier, un ancien policier qui ne sait pas quoi faire de sa vie, si ce n’est pourchasser les criminels, veille au grain. Le romancier qui a découpé son ouvrage en chapitre court et qui commence par un personnage, l’appelle le veilleur de nuit. Sébastien Mille sera celui qui va faire dérailler la machine révolutionnaire. Son zèle le pousse à parcourir les rues de la capitale à l’affut d’incidents. Justement, en voilà un : Léonard Parvel n’est encore qu’un novice de la lutte politique. Il se fait prendre la main dans le sac. Ce qui va forcer son père à sortir de l’ombre. D’autant que la fille de Sébastian, Holly Mille est aussi policière et rêve de le mettre sous les verrous. Depuis le temps que le leader des Obscuranets les nargue. Le couple père/fille incarne l’application zélote du régime. « Avec eux, poursuit l’auteur, on est vraiment dans la dictature de la transparence et au-delà. Je voulais aussi que les gens réfléchissent que même quand on vit sous un gouvernement de gauche et que l’on tolère certaines limites (surtout quand tout va bien), en réalité, on peut très vite basculer à l’extrême-droite. On se doit d’être vigilant, surtout lorsque la démocratie nous apporte un certain confort. Cette acceptation a un prix ». Le duo de policiers va se lancer à la poursuite de Zax.

Le propos de l’écrivain qui se veut un reflet sociétal bouillant de ce qui est déjà en train de mûrir et qui a déjà explosé dans son imagination fertile, prend alors une tournure plus romanesque. On découvre Sarah, la mère de Léonard, l’épouse abandonnée, qui elle aussi a changé, s’est éloignée de ce mari disparu qui ressemblerait aujourd’hui à un babyboomer avec une vision traditionaliste du couple. Les parents de Sarah, Ivan de Christo et Manon habitent dans le Verdon. C’est là que l’un des nombreux drames du roman va se jouer. Retrouvailles du père et du fils. Zax, le révolutionnaire largué face à un ado dont il ne connaît plus les codes. Déstabilisation totale. À quoi lui sert sa révolution ? Il n’a pas le mode d’emploi de l’éducation. Folie du moment, il a fait prisonnier Sébastien qu’il retient dans ce Verdon inaccessible. Confrontation de tous les protagonistes qui vacillent sur leurs certitudes acquises dans leur jeunesse, cette jeunesse trompeuse, miroir aux illusions. Ivan avait été un des premiers à soutenir le système de la transparence. « Pour un monde meilleur », pensait-il. Son petit-fils ressemblera -t-il à son père Russell Jim ?

Benjamin Fogel a construit une galerie de personnages souvent dominants. Certains utilisent cette force pour prendre l’ascendant sur autrui, d’autres tentent de rectifier la trajectoire de leur destin personnel. Comme Kenneth Hassan et Heezy Kyalo, deux jeunes hommes originaires du Kenya. Le père de Kenneth travaillait dans l’industrie du tourisme avant que le réchauffement climatique ne pousse l’Occident à un repli sur soi et à une interdiction de prendre l’avion plus de trois fois par an. Survivants d’un monde qui nous attend, ils fuient leur pays pour trouver refuge dans cet Occident devenu frileux et rabougri. Benjamin Fogel met le doigt sur une réalité douloureuse : une révolution entraîne toujours des sacrifices qui conduisent eux-mêmes à une redistribution des cartes avec de nouveaux perdants et de nouveaux gagnants. Chaque mot, chaque phrase est pensée chez cet auteur talentueux. Il ne faut rien louper parce qu’il passe tout au tamis de sa puissante réflexion. Une chose est sûre, les belles idées d’aujourd’hui ne seront peut-être pas celles qui nous apporteront un monde meilleur.

Benjamin Fogel aime aussi les prénoms de filles. Il y a eu Irina puis Manon et enfin Camille. Évidemment. Patronyme double. Homme ou femme. « La question du genre était hyper importante pour moi, souligne Benjamin Fogel. Aller au-delà. Camille Lavigne est totalement double. Avec elle/lui, il n’y a pas besoin de choisir blanc ou noir. Elle/lui se situe dans une zone intermédiaire, elle passe de l’un à l’autre selon les besoins de la situation. Elle représente le personnage qui peut réparer le monde. » Une Camille incandescente, à la fois solide et fragile, altruiste et narcissique, vénéneuse et pure. L’avenir de l’Homme ?

« L’absence selon Camille », de Benjamin Fogel. Éditions Rivages/Noir, 400 pages, 21 Euros.

 

 

 

 

 

 

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