Le roman policier, reflet de la société

« Le crime est mon métier » avait coutume de dire le célèbre photographe de faits-divers, Arthur Fellig, alias Weegee, quand on l’interrogeait sur ses photos en noir et blanc de toute la pègre new-yorkaise. À défaut de l’avoir exercé, comme ces anciens policiers qui se sont tournés vers l’écriture, un nombre croissant d’auteurs s’est emparé de ce genre littéraire. La preuve, cette année encore, avec la programmation du Festival du Quai du Polar à Lyon où l’objet Noir a semblé agir comme un aimant, autant pour les écrivains que pour le public. Déclinée sous de multiples formes, « la fiction criminelle » comme le dit la chercheuse Natacha Levet, est-elle encore le reflet de la société et de quelle société ? Les professionnels du secteur, auteurs, éditeurs et journalistes sont unanimes.

Plus de cent mille visiteurs ont défilé à Lyon pendant trois jours. Le pari d’Hélène Fischback, l’une des fondatrices de l’événement il y a vingt ans, est total.  » À l’époque, on voulait élargir le roman policier à un plus grand public, se souvient-elle. Il fallait que le rdv soit gratuit, porté par les libraires indépendants, international et pluridisciplinaire. » Avec plus de 135 auteurs et quelques grosses têtes d’affiche, le contrat est largement rempli. Mais pour elle, la mission de ce genre littéraire n’a pas changé.  » Le roman policier reste un miroir mais il a sans doute perdu de sa substance marginal, poursuit-elle. Ce qui n’est pas une mauvaise chose. Il est aussi bousculé, on a ainsi invité Philippe Jaenada deux fois, par exemple. La vogue du True Crime ajoute de l’ambiguïté au genre dont les frontières sont de plus en plus poreuses. » Au fonds, ce qui varie, ce sont les déclinaisons que l’on en fait, les zones géographiques, les cultures, l’Histoire du pays, le regard de l‘écrivain qu’il soit natif de ce pays ou étranger, ou encore l’ancien professionnel du crime reconverti à l’écriture. L’éditeur et puriste Aurélien Masson aime à parler de regard, lui, qui a replacé le roman noir français au firmament ces vingt dernières années, face à la concurrence sanglante des Anglo-Saxons puis des Scandinaves. « Un regard qui plonge dans les racines du mal et n’a pas peur. … Le noir c’est une paire de lunettes qui transforme la réalité conflictuelle, bordélique, joyeuse parfois mais souvent douloureuse, qui nous ceint. » D’ailleurs, Aurélien Masson élimine très vite cette notion de polar, « ça ne veut rien dire », et préfère s’appesantir sur celle de roman noir. « Parce que c’est un récit qui se libère de toute la problématique de la résolution d’une intrigue. Sinon, ce n’est qu’un alibi pour être étiqueté », déplore-t-il. Il n’empêche. Il a bien fallu y mettre un peu d’ordre parce que le Noir ratisse très large désormais. Chaque année, au Quai du Polar, on a du réel, de l’anticipation, du Noir pur et dur, du Thriller, du cosy, de l’espionnage, du True Crime. Et tous revendiquent de vouloir dire quelque chose en allant au-delà du simple amusement.

Le roman policier fait désormais l’objet de très sérieuses recherches

Il y a encore dix ans, envisager d’écrire une thèse ou un mémoire sur cette littérature aurait été perçu comme impossible pour ne pas dire farfelu. Aujourd’hui, deux femmes ont explosé cette barrière invisible, Émilie Guyard, professeure des Universités en littérature espagnole à Pau, spécialiste du polar ibérique, et Natacha Levet, Maître de conférences à l’université de Limoges et qui vient de sortir aux Éditions Presses universitaires de France (PUF), une étude très sérieuse sur le roman noir français (Prix Claude Mesplède au Quai du Polar) « La fiction criminelle”, selon Natacha Levet, possède encore cette spécificité de s’emparer du réel, d’en être le reflet et une vision. « J’aime bien cette expression parce qu’elle englobe tout. La querelle terminologique est vivace parce que le roman noir ne se place pas forcément sous le signe de l’enquête policière mais plutôt sous celui d’une dénonciation sociale et politique. Le roman noir est du côté des perdants, il est aussi un décryptage et une mise à jour des disfonctionnements des institutions quelles qu’elles soient. Ce n’est jamais une pure entreprise de divertissement. »

Le Noir français n’a pas échappé pas au « hardboiled » mais il existe bien selon Natacha Levet, « une construction française » du genre qui va de Léo Mallet à Georges Simenon, en passant par tous les auteurs de la Série Noire qui dépoussière le genre. Et qui s’est affiné au fil du temps. « Fin 60 et période 70, poursuit-elle, le réel s’inscrit dans le roman noir français sans pour autant être engagé. Certains auteurs aujourd’hui refusent catégoriquement cette étiquette et pourtant ils parlent bien du réel mais sans message politique revendiqué. Ils décrivent une société et ses forces à l’œuvre, les tensions qui animent les individus et décryptent les mécanismes sociaux en place. D’autres multiplient les points de vue, les voix narratives en faisant le choix de la polyphonie. L’auteur refuse ainsi de trancher et ne montre que la complexité des questions sociales et politiques. Cela déconcerte souvent le lecteur ou le critique qui ne trouve pas ses repères. » L’exemple le plus frappant fut celui de Jérôme Leroy qui a écrit Le Bloc, en référence à l’extrême-droite et le Front National et dans lequel il adopte le point de vue d’un membre de ce mouvement. « Pour le dire de manière un peu caricaturale, ajoute Natacha Levet, la « fiction criminelle » engagée de cette époque était perçue plutôt de gauche. Jérôme Leroy sème la confusion dans l’esprit de certains qui se demandent si l’auteur n’est pas un peu complaisant vis-à-vis des gens de cette mouvance. Son livre est au contraire le reflet de la complexité de la chute des grandes idéologies. Par conséquent, son roman noir se fait aussi l’écho de la difficulté à prendre ou à adopter un point de vue tranché politiquement. » 

Pour Émilie Guyard, c’est un genre littéraire qui s’empare des questions politiques et sociales de premier ordre et qui prend à bras le corps de grands sujets. « Pour autant, ce n’est pas forcément un outil de dénonciation, cela dépend fortement du contexte historique de chaque pays. En Espagne, le roman policier n’apparaît qu’en 1965 et est très lié à la mise en place de la démocratie. Il ne pouvait tout simplement pas exister autrement avant parce qu’il est quasi impossible de critiquer ou de dénoncer sous un régime dictatorial. Il a donc connu des débuts de type « Hardboiled ». Puis il s’est construit petit à petit en s’installant  d’abord autour des deux grandes villes de Madrid et Barcelone avant de connaître un mouvement de décentralisation vers des régions périphériques comme le Pays Basque, le pays de Navarre… avec un polar rural qui met maintenant en avant le patrimoine culturel naturel local. Il est devenu le reflet d’évolution de pratiques culturelles d’une image à l’instant T. » L’Espagnole Dolores Redondo rendue célèbre avec sa Trilogie de la Vallée du Baztan en est l’exemple parfait. Elle a permis aux lecteurs de découvrir une région qu’elle connaît bien, tout en gardant le personnage de l’enquêtrice et en abordant les coutumes locales. Ce qui se passe dans la région des Canaries a aussi propulsé deux auteurs encore non traduits en France, Alexis Ravelo et Antonio Lozano, vers un énorme succès dans tout le pays. « Ces écrivains à l’ancrage local, continue, Émilie Guyard, se sont emparés de questions politiques et économiques de premier ordre appliquée à leur région, les Canaries étant devenues la porte d’entrée pour l’immigration africaine vers l’Europe. Ils abordent cette réalité avec un regard à la fois humain et politique mais restent très critiques vis-à-vis des politiques nationales et aussi locales lorsqu’il s’agit de l’accueil des migrants. » Pour l’écrivain en langue française, le Gabonais Janis Otsiemi, les codes du roman policier demeurent universels. « C’est la lutte du Bien contre le Mal, explique-t-il, mais ce qui change, c’est la société dans laquelle on vit, le compte-rendu qu’on en donne, le parcours personnel de l’auteur, ses propres convictions, ses obsessions, son style… » Crudité des propos, dénonciation de la corruption, questions identitaires nationales. Otsiemi a son propre canevas policier dont le cœur névralgique est la capitale Libreville qu’il considère comme un personnage à part entière. « La ville apparaît toujours en fond sonore parce qu’elle est le théâtre des travers de ma société. Ce qui m’intéresse dans ce lieu, c’est le monde interlope comme toute part sombre qui habite chacun de mes personnages. » Son roman noir décliné avec une légèreté feinte lui sert à dénoncer les grands méchants d’une société corrompue sans pour autant en faire une tribune politique.

L’Europe est à ce titre un fabuleux terrain de chasse policier. Nadia Agullo, directrice et fondatrice de la maison d’Éditions Agullo en a fait sa spécialité et se demande même s’il n’y aurait pas une identité européenne du polar. Une chose est certaine, les romans policiers qu’elle publie ne ressemblent pas à ceux des Anglo-saxons qui passent tous par un marketing éditorial défini à l’avance. « En-dehors de l’Italien Valerio Varesi qui utilise le flic enquêteur classique, les autres écrivent avec leurs propres codes, s’enflamme Nadia Agullo. Ils n’ont pas encore été formatés par dans la « creative writing » et leur prose reflète un environnement, la manière dont ils le perçoivent, ou le vivent. Ce qui m’a intéressée, c’est la perception qu’ils ont de leur propre pays, de leur Histoire avec leurs propres codes. Beaucoup de ces lieux, comme la Pologne notamment, ont été occupés par les Allemands, les Russes, ils ont une vision peu apaisée de ce qui les entoure. En ce sens, leur roman noir est bien un reflet de leur société. La leur, pas celle d’un étranger qui raconte ce qui s’y passe, qui réinterprète. Avec Jurica Pavici, on est en Croatie devenue très touristique, mais lui, en a la connaissance géopolitique. Il peut raconter la guerre au début des années 90, il peut l’insérer dans l’intrigue mais à sa façon pas comme celle d’un Anglais ou d’un Français. » 

Benjamin Fogel incarne les nouvelles préoccupations d’un roman policier dont parfois la classification demeure délicate. Édité par la maison d’éditions Rivages/Noir, le romancier vient de sortir le dernier opus de sa trilogie, « L’Absence de Camille ». Doté d’une intelligence aussi bouillonnante qu’un réacteur nucléaire, il s’est attaqué dans son roman à des thèmes très actuels : changement climatique, dangers d’internet et de l’intelligence artificielle, extrême-droite, sous forme de dystopie tout en y glissant une intrigue. C’est aussi fascinant que perturbant. D’autant plus fascinant que la genèse du roman démarre sur une histoire personnelle. « J’ai entretenu une relation amicale intense pendant cinq ans, confie -t-il, avec quelqu’un sur Internet qui n’existait, que c’était une pure création et qu’il avait eu pourtant une très grande influence pour moi au point de devenir référent intellectuel. » Benjamin Fogel, 43 ans, fait partie de cette génération qui croyait au pouvoir vertueux d’Internet. « Oui, j’ai cru à cet outil synonyme de libération de la parole, à un anonymat positif pour des gens qui en temps normal n’osaient pas s’exprimer tout haut.  Mais le début des mécanismes de harcèlement en meute et la manipulation de l’opinion publiques à travers des prises de paroles sur les réseaux sociaux des événements diverses, ont bousculé mes certitudes. Ce sont des questions qui sont maintenant très vives dans le débat public. » Le romancier questionne la dictature de la transparence et son évolution vers l’extrême-droite à travers deux personnages, père et fille, qui sont aussi policiers. Lui est à la retraite active, elle, est encore en exercice. Ils incarnent un ordre rigide et appellent à une transparence totale et absolue. « Jusqu’à quel point est-on d’accord pour subir le contrôle d’un État ? L’épisode du confinement à la suite de l’épidémie de COVID interroge. » Le titre dans lequel figure le prénom Camille est un autre exemple d’un écrivain en prise avec le réel de son époque. Camille, masculin, féminin, évidemment. What else.

La réalité dépasse la fiction. Pas sûr

Les anciens policiers passés écrivains sont-ils davantage ancrés dans le réel eu égard à leurs fonctions passées ? Pour l’ancien patron du 36 Quai des Orfèvres, Bernard Petit, et auteur d’un très bon polar, Le Nerf de la Guerre, qui conte de manière clinique la trajectoire d’un petit dealer de cannabis à grand trafiquant de drogue, le souci principal est de coller à la réalité. « Je m’applique à être le plus proche possible de ce qui est vrai et juste, souligne l’ancien policier. Mes références sont ce que j’ai vécu et connu. Je ne m’affranchis de la réalité que pour sublimer ce que je dépeins. Il ne faut pas oublier que le monde criminel est déjà le reflet déformé, exagéré de notre société avec tous les maux que cela entraîne. La part obscure d’un univers où les gens ne se soumettent pas mais au contraire transgressent. » Le propos de Bernard Petit est donc autant d’instruire que de divertir. « Les stups, c’est la mère des batailles dans le monde du crime parce que c’est l’endroit où l‘on se fait le plus d’argent. Mon ouvrage explique comment un trafiquant d’abord de cigarettes puis de cannabis et d’héroïne et un criminel en col blanc, banquier basé en Suisse, se rejoignent sur l’échelle du crime. Je laisse aux lecteurs le choix de son interprétation. » Un autre adepte de ce qui sonne juste est l’ancien commandant de la police nationale et ancien Attaché de sécurité intérieure en Afghanistan, puis au Kazakhstan, Pierre Pouchairet. Ses nombreux postes dans le monde lui ont apporté la matière nécessaire pour parler de problèmes géopolitiques. « Bien sûr que je décris les gens et ce qu’ils vivent, la situation d’un pays au plus près de la réalité mais le réalisme du travail mené par le groupe d’enquêteurs est très important pour moi. Maigret n’existe pas dans la vraie vie. Ce sont toujours des hommes et des femmes qui ne s’en prennent pas au chef comme je peux le voir ou le lire parfois. Ils marchent tous dans le même sens. Je ne dénonce rien, je décris. » Pour Jean-Marc Souvira qui a dirigé l’Office central pour la répression de la traite d’êtres humains (OCRTEH) puis celui de la grande délinquance financière (OCRGDF) la matière brute dont il a disposé pendant quarante ans n’a été au fond que marginale. « En réalité, je m’échappe très vite pour les besoins de la narration. Pour moi, transcrire la réalité serait d’un ennui mortel. » D’ailleurs, à l’inverse de beaucoup de ses homologues, il considère que la fiction dépasse souvent la réalité. L’ancien policier a écrit un livre passionnant La Porte du Vent qui traite des mafias juives et chinoises en France. « C’est réellement un monde que j’ai côtoyé, confirme Jean-Marc Souvira. J’ai commencé à de façon classique avec une trame policière avant de bifurquer vers l’Histoire. La façon dont la France a fait venir puis utilisé et enfin jeté en première ligne, des centaines de Chinois, lors de la Première Guerre mondiale. L’intrigue est presque un prétexte pour raconter des faits plus importants que le crime. » Pour l’ancien enquêteur privé devenu enseignant dans le 93, Danü Danquigny (Un Breton pas du tout Albanais comme le pense beaucoup de monde) qui revendique comme Jérôme Leroy de parler de la police ou de la politique sans que cela relève d’un engagement personnel, l’influence de sa vie passée a été marginale : « Je parle d’un certain nombre de problèmes sociétaux, explique – t – il. J’aime bien la façon dont Raymond Chandler a eu de constater froidement les événements. Il dénonçait peu. Je me sers forcément de ce que j’ai vécu mais cela n’a pas eu vraiment d’impact. En tout cas, pas de façon appuyée. » 

La journaliste Patricia Tourancheau, fait-diversière aguerrie depuis plus de 30 ans au journal Libération, a quant à elle préféré rester les pieds bien campés dans le réel. « Avec Kim et les Papys Braqueurs, analyse -t-elle, c’est décrire le grand banditisme des années 70 à maintenant. Avec Le Grêlé, on suit les progrès de la police scientifique. Chaque fait-divers reflète un moment, une époque une évolution de la société. Lorsque Kim Kardashian se fait voler ses bijoux, elle le doit en partie à son profil sur les réseaux sociaux où elle dévoile toute sa vie. Le crime et les criminels s’adaptent, la police aussi. Mais au fond, le ressort demeure immuable. On est toujours dans une lutte des plus faibles envers les plus forts, le pot de terre face au pot de fer. Ces faits-divers parlent d’eux-mêmes. » Habillés de noir, ils traversent les âges et font le miel d’auteurs fascinés par le genre…

« Le Roman Noir. Une histoire française », de Natacha Levet. Éditions Presses Universitaires de France, 300 pages, 22 Euros.

« Le Bloc », de Jérôme Leroy. Éditions Gallimard/ Série Noire, Réédition Folio policier, 336 pages, 8.90 Euros.

« Trilogie de la Vallée du Baztan », de Dolores Redondo. Traduit de l’Espagnol par Marianne Million. Réédition Gallimard, collection Folio policier, n° 752, 785, 826, 9.90 Euros.

« Au Ras des Hommes », de Janis Otsiemi. Éditions Les Lettres Mouchetées, 141 pages, 16 Euros.

« La Stratégie du Lézard », de Valerio Varesi. Traduit de l’Italien par Florence Rigollet. Éditions Agullo, 352 pages, 22.90 Euros. Sortie le 11 avril 2024.

« Le Collectionneur de Serpents », de Jurica Pavici. Traduit du Croate par Olivier Lannuzel. Éditions Agullo Court, 192 pages, 12.50 Euros. 

« L’Absence de Camille », de Benjamin Fogel. Éditions Rivages/ Noir, 350 pages, 21 Euros.

« Le Nerf de la Guerre », de Bernard Petit. Fleuve éditions, 384 pages, 21.90 Euros.

« L’Enquête inachevée » de Pierre Pouchairet. Éditions du Palémon, 285 pages, 11 Euros. Prochain livre prévu à la rentrée de septembre à la Manufacture des Livres.

« La Porte du Vent », Jean-Marc Souvira. Fleuve Éditions, 592 pages, 22.90 Euros.

« Vieux Kapiten », de Danü Danquigny. Éditions Gallimard/Série Noire, 256 pages,18 Euros

« Kim et Les Papys Braqueurs », de Patricia Tourancheau. Éditions Seuil, 240 pages, 19 Euros.

 

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.