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« Huitième section » de Marc Trévidic : justice sous haute tension

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Michael Connelly. Voilà la première chose à laquelle on pense après avoir fini Huitième section de Marc Trévidic. Cet amour de la mécanique justice, cette passion à vouloir transmettre et expliquer. L’Américain le fait depuis des années. Le Français a bien raison de prendre le même chemin. Ancien juge à l’antiterrorisme, il a de quoi raconter.

« Toute la misère parisienne passait entre ses mains: toxicos, sans-papiers, casseurs dans les manifestations, délinquants professionnels mais aussi serial killers ». En gros, que du beau monde. Lucien Autret, substitut du procureur est affecté à cette section depuis trois ans. Il  ne devait en faire que deux. Les cadavres possèdent leur propre échelle de valeur. Les cas les plus complexes dépendent de la Crim, le service phare de la police. Alors que vaut ce SDF à la barbe sale et mal taillée? À priori pas de quoi atterrir dans le service noble de la police. Qui a envie de se coltiner ce genre de dossier, à part la Huit qui de toute façon n’a pas vraiment le choix

Un autre cadavre va bousculer la routine de cet homme de bonne volonté. Celui d’un corps entièrement tanné et retrouvé dans une poubelle parisienne mais dont le visage est aussi lisse que celui d’un bébé. Bizarre si l’on remarque que le mort a une bonne soixantaine d’années. Même la légiste n’en revient pas. Le pauvre gars a reçu 53 coups de couteau. Il y a forcément quelqu’un quelque part qui ne l’aimait pas beaucoup.

En parallèle, une autre intrigue, celle d’une jeune Marocaine, dernière fille d’un commissaire de police de Fès. Le récit est raconté par Nesrine. « Au Maroc, une fille baisse les yeux, ça ne parle que quand on lui donne la parole et, quand ça parle, ça demande pardon d’être une fille. Pour les garçons, au contraire, tout est permis. Ce sont des demis-dieux. moi, dès l’âge de six ans, j’avais décidé que je ne jouerai pas à ce jeu ». En quoi les deux affaires sont-elles liées ?

Le roman de Marc Trévidic est une plongée dans les arcanes de la justice. Rythmes de dingue, policiers surchargés, magistrats qui croulent sous les dossiers, pas besoin d’être Einstein pour constater que le système est à bout de souffle. Trévidic nous explique tout par le menu. Le passage des OQTF (Obligation de quitter le territoire français) tombe à pic. Entre les pauvres crétins écossais qui montraient leurs fesses et un loustic au profil plus trouble, les autorités n’ont jamais vraiment le temps de finasser. C’est souvent le centre de rétention sans réel examen de la situation réelle. Derrière la romance, un point de vue politique pointe le bout de son nez.

Lucien Autret fait partie de ces flics étonnants (comme Bosch) pour qui résoudre une affaire vaut davantage que les honneurs. Parce que dépendre de la 8e section du parquet de Paris, c’est franchement la punition. Cela veut dire tout un tas de galères. Comme « être de permanence un week-end sur deux, jour et nuit une semaine sur quatre quand on dépend de la permanence criminelle… » Et ainsi de suite. On n’est pas dans le super flic mais plutôt dans le quotidien de ces agents de l’autorité que l’on place rarement sous les feux de la rampe. Pas de quoi faire rêver. Même dans la vraie vie. La 8ème section a été supprimée en 1999. Il reste à espérer que des Lucien Autret existent vraiment. Désireux de ne faire que leur travail : sans esbroufe et une obstination salvatrice.

Huitième Section de Marc Trévidic, Éditions Gallimard Série Noire, 272 pages, 20 euros.

« Les Marais rouges » de Jean Toulko : le sombre passé en héritage

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Pour les amateurs de séries télé qui se déroulent en Pologne, vous savez déjà qu’il se passe souvent des choses pas très très jolies dans ces contrées labourées par des vagues successives d’envahisseurs. Il règne dans le premier thriller de Jean Toulko, cette même atmosphère poisseuse que dans ces créations format petit écran. « Marais Rouges » est une petite réussite qui a remporté le Prix des détectives 2025. À juste titre.

Les Marais ont un roi. Il s’appelle Pavel Wronski. Quand on le découvre au tout début du roman, il vient d’avoir essayé d’étrangler Irina Igorenko, une jeune femme qui a débarqué il y a une quinzaine d’années dans la ferme, et que Pavel a accepté sans poser de questions. D’où son indulgence à ne pas faire toute une histoire de cet égarement qui a failli lui coûter la vie. Bizarrement, elle a appelé Maya, une voisine et amie. Enfin, amie ne veut pas dire grand-chose dans le coin. D’ordinaire, Pavel est le seul à s’occuper de ses chiens mais cette fois, ce sont Irina et Maya qui s’y collent. « Ces bêtes me font le même effet à chaque fois. De la glace dans tout le corps », se dit Maya.

Nous voilà dans les Marais rouges, au nord-est de la Pologne, dans une zone sauvage de cinquante kilomètres sur cinquante. La capitale Varsovie se trouve à 250 kilomètres plus au sud. C’est le paradis des oiseaux migrateurs. Les gens sont peu nombreux, la terre est aride et l’Histoire peu glorieuse. Toutes les maisons ont été vidées de leurs habitants juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce pays est traversé de cicatrices. Pour cette région des Marais rouges, on peut parler de plaie béante. Maya a eu la drôle d’idée d’acheter et de retaper une dzialka (masure locale) il y a une dizaine d’années, et vit même de façon permanente depuis un an. On ne peut pas dire qu’elle ait été bien reçue. Une sorte de bizutage qui a fini par cesser. Elle se croit sauver.

La mort violente de Pavel, bouffé par ses chiens, va déclencher une tempête où le passé de ce pays tourmenté a son mot à dire. Qui était-il en réalité ? Ils sont trois à graviter autour de cette énigme, Alicja, l’aubergiste taiseuse, Maja, militante désillusionnée, et Gaspard, le Français échoué là on ne sait trop pourquoi. Tous ont leurs blessures, leurs zones d’ombre. Huis clos rural et brutal, où chaque personnage incarne une faille dans l’Europe d’aujourd’hui, « Marais rouges » interroge sur la culpabilité collective. Le grand méchant a été identifié, l’ancien dignitaire communiste, Pavel Wronski. Mais les autres. Ceux qui savaient, ou croyaient savoir, ceux qui ont tourné le regard, qui ont cédé au chantage, eux, quelle est leur responsabilité ? Dans cette zone de non-droit où la folié s’épanouit comme de la mauvaise herbe, Maya, ex-militante féministe idéaliste, femme de valeurs, s’acharne à connaître la vérité. Inconsciente ou courageuse ? Le roman de Jean Toulko est à prendre au sérieux. Pas seulement pour ses qualités narratives évidentes, mais aussi pour le contexte historique dans lequel il s’inscrit et dans lequel le pays se trouve aujourd’hui. Avec une Russie toujours aussi belliqueuse et meurtrière à sa porte. Les traumatismes de l’occupation nazie puis soviétique sont loin d’avoir été réglés. Il a suffi d’une mort bizarre avec l’apparence d’un fait-divers malheureux pour que la machine de la violence se mette à nouveau en branle. Pour que les faits et gestes de tout un chacun dans la grande lessive de l’Histoire, déraillent à nouveau.

« Les Marais rouges » de Jean Toulko, Éditions Seuil/Verso avec Le Figaro Magazine, 400 pages, 14.90 euros.

« Une Minute de Silence » de Sophie Loubière : faire du bruit pour Karine Albert

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Sur un fil. En équilibre. Romancière ou journaliste ? Sophie Loubiere est les deux. Mais cette fois, quel rôle endosser pour raconter un « féminicide » ? Pas n’importe lequel. Celui de Karine Albert tuée par l’ancien maire de Thionville, Jean-Marie Demange. Dix-sept ans plus tard, « Une minute de silence » revient sur ce drame avec les mots d’une femme qui avance sur la pointe des pieds dans sa quête de la vérité. Infiniment sensible.

Le True crime, ce genre littéraire qui nous vient des États-Unis. Une nouvelle maison d’édition française, Dark Side, s’est lancée dans l’aventure et consacre tout son catalogue au genre encore peu développé en France malgré quelques tentatives récurrentes. Le True Crime est un reflet cruel de nous-mêmes. Il n’y a pas de place à l’imagination, tout est vrai, tout a été possible. Pas d’échappatoire. La fiction n’y a que peu de place.

Le 17 novembre 2008, à l’Assemblée nationale, une minute de silence est observée en hommage au député de la neuvième circonscription de Moselle qui s’est donné la mort. Pourtant, quelques heures auparavant il a tué son ex-maîtresse. Le nom de la jeune femme n’est même pas évoqué. Sophie Loubière ne laisse pas passer ça. Une minute de silence ? Sérieux ? Pour quelqu’un qui a donné la mort.

Elle commence par le crime. Le 17 novembre 2008. Elle vient de visionner le reportage qui a suivi le drame. Le journaliste a trouvé un témoin. Les mots claquent. « Avant, oui. Il la tabassait. Il la secouait. Il essayait de l’attirer dans l’appartement mais elle s’agrippait… c’est quand jai vu le pétard dans la main…et il s’est dit Putain, il va quand même pas la buter… et il la fait ». Voilà, c’est dit. Celui qui a porté le coup final s’est donné la mort. Le mystère va porter sur le pourquoi.

Que fait la romancière ? Elle passe des coups de fil. Le boss du Républicain Lorrain et épluche le journal au moment des faits. À ce stade de sa démarche, elle opère encore comme une journaliste. Réunir les faits et les vérifier. Chaque chapitre est titré. « Annus horribilis », « La Fable », « La Dispute »… tout est radiographié avec une précision chirurgical. Comprendre veut dire aussi fouiller. Sophie Loubière hésite, la chose n’est pas agréable, chercher à faire parler les proches, la famille, terrain miné. « Je doute de la forme, de mes capacités à restituer de l’écriture, les coups de fil tombés du ciel, ces voix qui s’entremêlent par le jeu de la  confidence, je crains leurs révélations, approximations, oublis, affabulations, manipulations, la capacité qu’ont ces hommes et ses femmes de s’ouvrir ainsi à moi me trouble… » Le poids des mots, la responsabilité de celle ou celui qui les utilise, Sophie Loubière en a une conscience aiguë.

La personnalité du député est disséquée. Son enfance, son rapport au père (désastreuse), l’épouse absente parce que malade et pas vraiment soignée, l’hubris du politique. Elle ne l’accable pas forcément, il aimait les femmes, il avait une conscience, celle de ne pas quitter la sienne, malade, mais il avait trouvé l’amour avec Karine. Des explications, des raisons. Comme celle de la chute lorsqu’il n’est pas réélu, ce vide incandescent qui le saisit et dont il ne se remet pas au point de… Mais pas d’excuses. On ne tue pas celle que l’on dit aimer. La justice n’est pas davantage épargnée. Cette façon qu’elle a eu de prendre de haut la victime. Et ces politiques qui ont fait corps derrière l’un des leurs sans égard pour celle qui a subi. La presse est pointée du doigt pour ses excès et ses manquements. Il y a un souci de transparence de la part de la romancière. « Extrait de la transcription de mon échange en date du 21 octobre avec Marie-Jo Zimmermann, conseillère départementale de Moselle, députée ce la troisième circonscription de Moselle (1998-2017) ». Ce qu’elle raconte sur le fonctionnement et les rapports en politique entre femmes et hommes est édifiant pour ne pas dire atterrant. De façon générale, et de la part de Jean-Marie Demange en particulier. « Il faisait partie des gens qui ont été très durs avec moi. Il ne me facilitait jamais les choses. S’il pouvait être sympathique avec ses collègues hommes, il me faisait clairement comprendre que je n’avais pas le niveau d’un élu. Mais il n’était pas seul : j’étais tellement habituée quez ça ne me touchait même plus ».

Les femmes, la femme dans cette histoire, ce livre, la société. Le mot « féminicide » n’existait pas lorsque Karine Albert est morte. Sophie Loubière a adressé une lettre à ses enfants. Les articles sur leur mère existent à peine. « J’y ai puisé ce que je sais de Karine. Une trop brève exploration, à l’image du poids d’une femme dans l’histoire de l’humanité ». Le constat de Sophie Loubière est sans appel.

« Une minute de silence » de Sophie Loubière, Éditions Dark Side, 224 pages, 19,95 euros.

« Piège à Loup » de Alask Nore : de la Waffen – SS au résistant

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Revivre l’Histoire pour mieux la comprendre. Le Norvégien Alask Nore s’y attèle depuis pas mal de temps maintenant. Chaque roman est un prétexte à creuser les failles de son pays pris dans les tourments de la Seconde Guerre Mondiale. «Piège à Loup » tourne le dos à la famille Falck et nous présente un nouveau personnage complexe : Henry Storm. De la Waffen – SS à espion résistant pour la cause des Alliés, le jeune homme va changer du tout au tout. Autant par amour que par conviction.

Au départ, orientation familiale oblige (anti-soviétique à mort et pro allemand), Henry Storm qui est parfaitement germanophone, incarne la recrue parfaite. Il se bat sur le front en Ukraine orientale. Il appartient à la division Viking qui lutte aux côtés des Allemands dans leur opération Barabarossa. « Selon les plans, tout aurait du être terminé et les Bolchéviques avoir capitulé. C’était un vœu pieux… » Vous l’aurez compris, à ce moment du récit, le personnage qui porte le roman, n’est pas franchement du bon côté de l’Histoire. Mais le combat va prendre un tour tragique. Henry et ses camarades se retrouvent face au Stalag 436 où sont gardés les prisonniers russes. L’endroit est nettoyé par les armes et Henry reçoit la fameuse croix de fer. À partir de là, tout est changé.

Il rentre à Oslo, compte récupérer Astrid, la fille qu’il aime, et changer de braquet politique. Mais allez convaincre ceux qui dès le début, ont choisi de se mobiliser contre le nazisme. « Tu t’es battu pour l’Allemagne, pour ceux qui nous occupent… tu pensais tout arranger avec quelques lettres creuses sur les champs de colza et sur les couchers de soleil en Ukraine! Pour être honnête, elles ont fini par m’écœurer». C’est pas gagné. Henry insiste et propose ses services à la résistance norvégienne parce qu’il affirme posséder des informations cruciales pour la suite de la guerre. Que la belle Astrid balaie d’un revers de la main. Elle a tort.

L’Allemagne est bel et bien entrain de se doter d’un nouvel arsenal qui lui permettrait, croit-elle, de rayer de la carte les villes de Londres et de Moscou. Le vétéran passe des tests, on lui fait globalement peu confiance. D’autant plus qu’il se présente comme un drôle d’espion avec des idées bien arrêtées. « Comment pensent les nazis », lui demande, le recruteur. « Comme vous » , répond non sans aplomb Henry. Pas de quoi rassurer l’assistance. L’agent recruteur dubitatif se dit après tout, pourquoi pas. S’il réussit tant mieux, s’il meurt, on ne le connaît pas. Il lui offre alors un pot de marmelade. À l’intérieur, un préservatif qui contient lui-même un appareil photo. Welcome dans le monde de l’ombre.

Le roman est très construit. On voyage, Berlin, Oslo, Londres et surtout Peenemünde, la base de recherches et test des fusées V2 sur l’île d’Usedom, en mer Baltique. Cette enclave scientifique devient un personnage à part entière, incarnant les enjeux technologiques, stratégiques et moraux du Troisième Reich. Henry Storm s’est proposé d’y aller avec de faux papiers afin de tenter de récupérer tous les documents qui toucheraient de près ou de loin au développement des armes V2 par les nazis à Peenemünde. Il existerait un dossier classé confidentiel et top secret qui contient des informations stratégiques sur les essais balistiques, les ingénieurs impliqués (comme Wernher von Braun), et surtout sur la capacité de l’Allemagne à retourner le cours de la guerre grâce à la technologie.

Un autre homme, Werner Sorge, est vital à la dynamique de l’histoire et il représente le miroir noir du Norvégien. Le Bien et le Mal face à face. Werner Sorge est un officier SS et agent allemand de haut rang, chargé de superviser la traque des espions au sein des services nazis. Ancien athlète de haut niveau (il aurait représenté l’Allemagne aux Jeux olympiques de 1936), il illustre l’idéal du nazi, passant de l’arène sportive à celle de l’espionnage. Il n’est pas l’archétype du salaud, au contraire, il croit en la mission supérieure du projet nazi. Il est chargé de mettre la main sur un espion qui aurait infiltré le Reich. Un espion qui porte le nom de code de « Griffon », et qui serait parfaitement au courant du programme des fusées. L’opération est nommée Wolfsangel, Piège à loup. Dans ce chassé-croisé d’hommes de l’ombre, entre l’infiltré et celui qui traque, les dignitaires nazis figurent en bonne place dans ce thriller d’espionnage abouti : Himmler, Schallenberg ou encore Heydrich… Philip Kerr nous avait habitués à retrouver régulièrement ces sinistres messieurs dans ses romans. Il semblerait qu’il existe désormais un héritier du genre tout à fait à la hauteur. Alask Nore questionne le positionnement moral de femmes et d’hommes pris dans les convulsions de la grande Histoire. Il interroge sur les convictions, aussi sincères soient-elles. À quel moment le mal est-il administré de bonne foi ? À quel moment est-on pardonné ?

« Piège à loup » de Alask Nore, traduction du norvégien par Céline Romand-Monnier, Éditions Le Bruit du Monde, 432 pages, 25 euros.

« Sur les chemins du monde » de Robert Goddard : la naissance d’un nouvel espion

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Délicieusement suranné. Le dernier roman de Robert Goddard nous transporte dans le temps. Nous sommes en 1919 à Paris où se tient la Conférence de la Paix entre vainqueurs et vaincus de la Première Guerre mondiale. “Sur les chemins du Monde” est le premier volume d’une trilogie historico-polar qui s’annonce passionnante.

L’écrivain a l’air de bien connaître notre pays. Ou tout au moins son histoire. L’Algérie était au cœur de son précédent ouvrage. Cette fois, on est bel et bien sur le sol français et un peu sur la terre ferme de la perfide Albion. Le héros, James Maxted, apprend que son père, Sir Henry Maxted, a été retrouvé mort alors qu’il séjournait dans la capitale française. Il se rend immédiatement sur place avec son frère Ashley. Les deux hommes ont peu en commun. Si James considère la disparition de leur père comme étrange, Ashley ne songe qu’à une chose : en finir au plus vite afin de régler la question de la succession. Inutile de préciser qu’il est persuadé d’être l’exécuteur testamentaire des volontés paternelles. Ce qui lui permettrait de disposer comme bon lui semble des terres familiales et ainsi empêcher James de transformer une partie du domaine en terrain d’aviation. Comme si ces engins avaient le moindre avenir.

Mais la mort de Sir Henry dont le dernier poste d’ambassadeur a été Petrograd, va rebattre les cartes. Pas seulement celles de la famille mais aussi celles d’un Grand Jeu diplomatique que l’ancien pilote anglais James va découvrir à ses risques et périls. Que faisait donc son père à Paris ? Les frères découvrent qu’il avait une maîtresse. Une Française dont il semblait sincèrement épris. Premier choc. Mais surtout qu’il avait l’air de naviguer dans les eaux troubles de l’espionnage. Deuxième choc. Si Ashley ne pense qu’à la réputation de la famille et de leur mère, James veut coûte que coûte découvrir qui a assassiné leur père. Parce que c’est de cela qu’il s’agit, d’un meurtre. Il en est persuadé.

À l’heure où le personnage de Sherlock Holmes entre à la Pléiade et où les romans d’espionnage du grand maître du genre, Graham Greene, ressortent avec de nouvelles traductions signées Claro, on ne peut que savourer la performance littéraire de Robert Goddard. Dans une veine à l’identique, et dans les coulisses de la grande Histoire, le romancier britannique a créé un personnage d’époque qui aborde la vie et la mort non sans une panache propre aux gentlemen de l’aristocratie anglaise. Il y a du David Stirling chez James Maxted. Une forme de pseudo nonchalance sophistiquée qui cache un véritable courage de héros.

Nous voilà entraînés dans une capitale où tous les James Bond de la terre se sont donnés rendez-vous. Les méchants et les gentils. Traduisez ceux qui travaillent du bon côté et les autres. Le roman « Sur les chemins du monde », coïncide avec une période charnière dans l’histoire des services secrets britanniques encore jeunes mais déjà actifs dans les coulisses de la diplomatie britannique. Lord Harding of Penshurst, sous-secrétaire d’État permanent aux Affaires étrangères de Sa Majesté a supervisé la création de cette nouvelle entité en 1909 qui s’occupe de l’espionnage extérieur. Le fondateur du MI 6 s’appelle Mansfield Cumming. C’est le fameux C. Il plane dans tout le roman. Max réalise que derrière son ambassadeur de père se cachait bel et bien un espion et qu’il était l’un des rares à savoir à quoi ressemble le redoutable Fritz Lemmer, homme de l’ombre numéro 1 du Kaiser. « Il est notoirement insaisissable, et se méfie des appareils photos. Il y a vraiment très peu de gens qui savent à quoi il ressemble. Il se trouve que Henry était l’un d’entre eux ». Est-ce lui qui l’aurait tué ? Qui va retrouver l’autre en premier, et Max se rend-il compte que sa vie va changer de trajectoire.

Robert Goddard a planté le décor de son héros naissant. Le rythme est volontairement lent, un peu à l’image de l’époque. On est encore loin de la frénésie d’un Jason Bourne. Entre géopolitique et espionnage, entre les secousses d’un drame familial dans l’aristocratie britannique et les convulsions du monde au lendemain de la Première Guerre mondiale, le roman comme souvent avec son auteur, est une magistrale leçon d’histoire déguisée. Avis aux amateurs.

« Sur les chemins du monde «  de Robert Goddard, traduit de l’anglais par Claude et Jean Demanuelli, Éditions Sonatines, 528 pages, 24.90 euros.

 

 

 

 

 

« Les Maîtres du Domaine » de Jo Nesbø : fratricide à la norvégienne

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Les frères Abel et Caïn version Dexter nordique. Jo Nesbø qui n’a plus que faire de la morale, donne une suite à « Leur Domaine » (2021) où l’on découvrait les deux frangins borderline, Roy et Carl Opgard. À cette époque, ils avaient encore toute notre sympathie. On peut excuser pas mal de choses à des mômes abusés par papa. Cette fois, le romancier norvégien noircit le trait et déclare ouverte, la guerre entre les frères. À nous de voir.

« N’importe qui peut-il devenir meurtrier ? » Roy, le plus jeune du duo, s’interroge faussement, alors qu’il est en route pour faire ce qu’il fait plutôt bien, zigouiller quelqu’un. En l’occurrence, grand seigneur, il donne un peu de temps à sa  potentielle victime. En réalité, Roy connaît la réponse à cette question purement rhétorique, lui qui a déjà sept cadavres à son actif. Avec l’aide de Carl, parfois. La nonchalance du bonhomme, véritable porte-voix de l’auteur, est assez bluffante. « J’ai fini ma bière ». Pas de remords, pas de quête de rédemption dans ce deuxième volume, « Les Maîtres du Domaine ». La parole est aux crapules sans foi ni loi.

Non seulement, les Opgard ne se sont pas fait prendre, mais ils ont augmenté le volume de leurs affaires et étendu leurs pouvoirs. Désormais, ils ont un nouvel objectif : agrandir leur hôtel-spa et développer un parc d’attraction. On notera l’esprit grand enfant de Roy qui se passionne pour les joujoux qui font peur comme les montagnes russes. Mais un projet de tunnel menace d’isoler leur village et risque de mettre en péril leurs petites ambitions de propriétaires terriens, hommes d’affaires. Et le gars qui tient leur avenir dans ses mains, c’est le fameux géologue à qui Carl est allé rendre une visite lourde de sens. On est tenté de penser que Nesbø exagère, qu’il vit sur ses acquis, nous refourguer une suite, facile. Mais la maîtrise de la narration nous contredit. « Le soir précédent le jour où j’ai sonné chez Halden pour lui proposer douze millions de couronnes pour un faux rapport, j’étais en Pologne. Plus précisément à Zator, une ville d’environ quatre mille habitants, dans le Sud. Encore plus précisément, je me trouvais à Energylandia, un parc d’attractions, le plus grand du pays, et pour être parfaitement exact, dans un wagon tracté vers de sommet, de Zadra, le plus vaste circuit de montagnes en bois du monde ». La prise de distance vaguement cynique du romancier norvégien à nous raconter ce drame en mouvement est franchement à prendre en considération. La romance bien torchée n’est pas à la portée de tous.

Alors suivons Roy, le narrateur. Le maître-d ’œuvre de cette séquence. Le plus jeune mais le plus fûté. À la vie, à la mort, entre ces deux-là, voilà en gros l’idée que veut nous faire passer ce roublard de Nesbø. Pourtant, il y a déjà eu de sérieux coups de canif. Piquer la nana de son frère, par exemple. Énorme, non ? De l’eau a coulé sous les ponts, Roy qui jusqu’ici se tire de tout, pense aussi que son frère Carl n’a jamais rien su et maintenant que Shannon n’est plus de ce monde, tout ça est mort et enterré. Une autre femme, Natalie, aussi sublime et mystérieuse que la précédente, va venir perturber cet équilibre fragile et rappeler à Roy que la vengeance est un plat qui se mange froid. La mécanique de destruction de l’un par l’autre est en marche. Parce qu’il ne peut y avoir qu’un seul maître dans le royaume d’Os. Oui mais lequel ?

« Les Maîtres du Domaine » de Jo Nesbø, traduit du norvégien par Céline Romand-Monnier, Éditions Gallimard Série Noire, pages, 466 pages, 21 euros. 

 

 

 

« Jayne Swift, celle qui guérit » de Minette Walters : une femme médecin dans la guerre

C’est une héroïne comme la littérature en produit parfois. Flamboyante, subversive et entêtée. « Jayne Swift, celle qui guérit », est la dernière création de la très Anglaise Minette Walters. Sur fond de guerre civile entre royalistes et parlementaires, la romancière se détourne du Noir et nous parle autant d’amour que d’Histoire et de politique.

Dorset, 1642. La région est connue de l’écrivaine. Elle y réside. Elle est sa source d’inspiration. Minette Walters signe son troisième roman historique régionale. On est en pleine guerre civile. Les Royalistes sont fidèles au roi Charles 1er. Les Parlementaires, eux, veulent limiter les pouvoirs du souverain (qui sont encore divins à cette époque) et renforcer le Parlement. Un homme mène la  fronde : Oliver Cromwell. Le contexte historique illustre une période peu connue en France : la naissance de la seule République anglaise qui dura onze ans avant que la monarchie ne soit restaurée en 1660, avec l’accession au trône de Charles II. Mais il ne fut plus question de droit divin.

Minette Walters nous fait vivre les aventures de Jayne Swift qui a étudié la médecine. Enfin, disons qu’elle l’exerce mais ne peut porter le titre de médecin. Interdit aux femmes. Petit problème pour ces Messieurs, elle possède le don. Mais avec des convictions qui en ces temps de bruit et de fureur, il est dangereux d’afficher. « Jayne, elle, reste neutre, son seul but étant de soigner les malades, quel que soit leur bord. » Le personnage est formidable. Féministe avant l’heure. Elle se présente d’ailleurs comme « le docteur ». Audacieuse dans tous ses choix. Prenez William Harrier, quand elle le rencontre la première fois, il prétend être un simple valet de Lady Alice. « Jayne observa le nouveau venu. Il portait les habits simples d’un domestique, mais son regard, vif et assuré, trahissait une intelligence peu commune ». Et très vite, « elle ne peut s’empêcher de s’interroger sur la position véritable de ce William ».

D’aventure en aventure, Dame Swift nous fait traverser les lignes des deux belligérants, son cœur penchant sérieusement du côté des parlementaires, bien que issue elle-même d’une famille de royalistes. Nous suivons toutes ses péripéties professionnelles et amoureuses. Il est assez savoureux de la voir battre en brèche tous ces vieux schnocks encore adeptes de soins obsolètes. Jayne ne cache pas sa croyance dans les herbes et le soin au naturel. Mais elle sait aussi inciser. Les ruses qu’elles utilisent pour convaincre les hommes blessés ou malades très rétifs à être soignés par une femme sont audacieuses. Le colonel Blake n’y voit que du feu. Il a reçu une balle qui s’est logée dans sa botte. Jayne sort son scalpel le plus aiguisé et une paire de pinces en argent. Elle lui demande d’inspirer profondément et de compter les secondes dans sa tête pendant qu’il retient son souffle. Lui assurant ainsi de pouvoir mener cette opération en moins de soixante secondes. Défier les combattants, en voilà une bonne idée. « Ce stratagème échouait rarement , surtout auprès des patients de sexe masculin. Retenir leur respiration leur évitait de bouger, et la plupart étaient si désireux de lui donner tort qu’ils se concentraient sur les secondes qu’ils égrenaient au lieu de se crisper dans l’attente de la souffrance. Le colonel Blake ne fit pas exception… Il s’était si bien préparé à une minute de douleur que la brièveté de l’intervention fut un soulagement ». Elle vous enlève aussi les furoncles avec un savoir-faire de sorcière.

Lyme Regis, la ville assiégée par le Prince Maurice, va lui donner la possibilité de vivre intensément. Elle prend la direction d’un hôpital désaffecté. Elle y découvre l’amitié sans les codes sociaux et l’égalité des sexes. Devant ce don de guérison naturel qu’elle semble posséder, plus personne ne discute le fait qu’elle soit une femme. Mais sa neutralité exaspère. Quand le Prince Maurice l’a fait appeler pour soigner ses hommes qui pourtant assaillent sans pitié la forteresse, elle accepte. Elle demande néanmoins la permission au colonel Blake qui lui répond : « Je n’ai jamais entendu parler d’un médecin qui ait franchi les lignes pour traiter les représentants des deux camps ».

Et William dans tout ça ? Elle va le recroiser au fil des pages. Mystérieux, séduisant et trouble. La romancière nourrit cette histoire d’amour au rythme de l’époque. Lentement. Il y a d’abord le respect et la complicité, puis l’attachement et enfin la déclaration. On aime beaucoup cette histoire d’amour où l’homme n’attend pas de celle qu’il aime de rester à la maison pour élever les enfants. Ce sont des regards, des joutes verbales, des gestes furtifs, une cour délicieuse et d’un autre temps. Cette façon intrépide, qu’elle a de lui parler de ses sentiments : « Vous êtes décidément un homme insupportable », tout en se laissant enlacer. On en frémit. Romantique. Tout simplement.

« Jayne Swift, celle qui guérit » de Minette Walters, traduit de l’anglais par Odile Demange, Éditions Robert Laffont, 752 pages, 39.95 euros. 

 

« L’expérience Pentagramme » de Yves Sente : des bulles dans la tête

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Un tempo ultra-rapide pour un Jason Bourne de la plume. Une intrigue qui tient carrément la route sur plus de 500 pages. Pari réussi pour ce « novice » du genre.  Yves Sente, célèbre pour être l’un des ses scénarios de BD comme Black et Mortimer, ne semble pas vouloir ronronner avec le succès et prend de nouveaux risques. De beaux personnages, une documentation sérieuse, une connaissance américaine issue de sa jeunesse, et un regard cinématographique, le « BD man » met un point final à son récit, en mode « il se pourrait bien qu’il y ait une suite ».

Une base au milieu de nulle part en Amérique. Une femme qui s’enfuit et qui se fait rattraper. Puis on bascule sur cinq personnages au profil différent mais avec un point commun : avoir servi à l’armée et avoir participé il y a 17 ans à un programme d’expérimentation, « L’Expérience Pentagramme »,  pour arrondir leurs fins de mois. Le genre de truc tellement ultra secret que d’emblée on vous fait signer une clause de confidentialité. Parce que l’expérience tourne court. Tous se plaignent de céphalées carabinées. Tous quittent l’armée, sauf un, le capitaine, pilote chasse, Damon Sheperd, brillant et malheureux, son fils étant mort d’une overdose et son ex-femme partie avec l’avocat du divorce. Ils prennent tous le même médicament pour soulager leur migraine. Un médoc donné gratuitement et à vie par les militaires. Gratuit ? Ils auraient dû se méfier.

Le Pentagone est un labyrinthe constitué d’agences qui ont le chic de ne surtout pas communiquer entre elles. On sait ce que cela a donné le 11 septembre entre la CIA et le FBI. Là, c’est un peu le même topo. Surtout quand il s’agit d’expérience, genre Docteur Folamour. La DARPA (Agence américaine dédiée aux projets de recherches avancées pour la Défense) a orchestré l’expérimentation qui visait à implanter dans le cerveau humain des dispositifs capables d’augmenter les capacités cognitives mais aussi potentiellement de prendre le contrôle de la personne à distance. Ce qui explique que les cinq ex-cobayes qui ne se connaissent pas décident tous, à peu près au même moment, de tout plaquer et de répondre à la voix qui leur intime de se rendre à Waterloo, en Belgique. Sans comprendre le pourquoi du comment. Dans cette aventure d’apprentis sorciers, l’armée a travaillé main dans la main avec une crapule qui n’est pas sans rappeler la famille Sackler aux États-Unis, largement responsable de la crise des opioïdes uniquement par appât du gain. Un certain Charles Fessenheimer, un allumé à la Elon Musk, est à la tête de ce Big Pharma. La gars a des rêves de grandeur, de contrôle du monde et de ses habitants. Il possède les scientifiques et l’armée, les cobayes. Une affaire qui aurait dû rouler mais qui a dérapé, et désormais tous sont dans le damage control.

Parce qu’un système automatisé de la DARPA prévient « quand un volontaire d’une ancienne expérimentation médicale sur la gestion des traumatismes de guerre disparaît ». Et c’est exactement ce qui se passe avec le pilote de chasse. L’enquête militaire interne est menée par la commandante Waya W. Wings. Qui va de découverte en découverte, débusque la taupe auprès du général et alerte que ce n’est pas un mais cinq disparus. Elle se lance à leur poursuite. Sa mission : les déprogrammer. Yves Sente signe un thriller pulsé où la science est détournée à des fins mercantiles. Où la maîtrise du cerveau humain est la tentation ultime du contrôle absolu.

« L’expérience Pentagramme » de Yves Sente, Éditions Verso/Seuil, 480 pages, 21.90 euros

 

 

 

 

« Night Boy » de Gilles Sebhan : dans l’ombre des « grooming gangs »

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Comment faire du beau avec du moche. Tel est l’exploit fictionnel du roman de Gilles Sebhan. L’auteur a puisé dans un fait-divers sordide pour construire une histoire qui surfe sur une certaine idée de l’amour et de l’humanité.

“The grooming gangs” des Midlands et le Nord de l’Angleterre. Au-delà de toute imagination. Une tragédie qui impliqua des hommes poussant de très jeunes filles à se prostituer. L’affaire mit du temps à sortir, les autorités anglaises étant tétanisées par l’origine ethnique des individus à majorité pakistanais. De quoi mettre le feu au pays. Le romancier s’inspire en partie de ce sinistre fait-divers mais le transforme en conte urbain salvateur.

Pour cela, il a puisé dans un autre récit, cette fois cinématographique, « Gloria » de John Cassavetes. Son héroïne porte d’ailleurs le même nom. Mais la comparaison s’arrête là. Parce qu’en réalité, c’est un homme et il s’appelle Peter, il est transgenre. Son univers bien réglé – elle se produit le soir dans un pub et le jour elle fait des traductions  – va être pulvérisé par un jeune garçon, Abad, qui a vu ce qu’il n’aurait pas dû voir. Une descente ultra violente de mafieux albanais contre un gang de Pakistanais impliqués dans un trafic d’êtres humains et guère plus sympathiques. Abad est une sorte de miraculé qui a trouvé refuge chez Peter. Il est un témoin clé que tout le monde s’arrache. Que ce soit les caïds albanais ou la police. Les premiers pour le descendre, les seconds pour qu’il les aide.

Le détective David Burn est sur la piste des Albanais depuis un bail. Quand il est appelé sur la scène de crime, un tas de cadavres grassouillets indo-pakistanais sauvagement assassinés, il comprend que la chance est de son côté et qu’elle a enfin placé les Albanais sur son chemin. Peut-être la boucherie de trop. Burn jette un coup d’œil à une sorte d’album photos qui traîne par terre et fixe les victimes intensément jusqu’à ce qu’il remarque de très jeunes filles au regard terrorisé, face à une bande crapules hilares. Il les fixe puis s’en détourne. Il n’est pas là pour elles mais pour les Albanais. Ces histoires de prostitution forcée, le Dorset avait été jusqu’ici épargné, pas son problème. Lui, ce qui l’intéresse, c’est le réseau qu’il doit démanteler, et tenu par Mirko, assisté de son frère Adrian à la réputation avérée de vrai fêlé. Des gars qui pratiquent sans problème de conscience, la gjakmairja, la vengeance par le sang, une tradition un peu rigide qui punit celui qui a brisé une autre loi, celle du silence. Un truc qui se pratique à l’infini, sans délai de prescription. Dans ce tableau assez sordide se dégage un autre personnage, Sarah, employée au service de l’aide sociale qui est la seule à alerter les autorités que quelque chose ne tourne pas rond avec ces adolescentes qui racontent toute le même modus operandi. Des friandises, des vêtements, un appartement prison, de la dope et des mecs à satisfaire H 24. Elle sent la faille chez ce détective qu’elle ne va plus lâcher.

Une nouvelle histoire naîtra de la rencontre de tous ces personnages. Tous sont en quête d’amour, voire de rédemption. Un roman noir qui prêche la tolérance, la différence, avec en prime une solide lecture de l’actualité. Dans la vraie vie, le procès the « grooming gangs” s’est ouvert cette semaine. Enfin.

« Night Boy » de Gilles Sebhan, Éditions La Manufacture de livres, 288 pages, 13.90 euros.

 

« Hot Springs Drive » de Lindsay Hunter : anatomie d’un meurtre domestique

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Au fond, c’est un roman sur le contrôle. À travers le poids. En gagner, en perdre. Jusqu’à la folie. Le corps sort de son invisibilité. Il redevient objet de désir. Mais est-ce si vrai ? Lindsay Hunter excelle à nous décrire une banlieue américaine où derrière les haies et dans les maisons se cachent des couples à la dérive. Symboles crépusculaires d’une nation qui étouffe. À travers l’histoire de deux couples de la classe moyenne, la romancière pulvérise encore un peu plus une Amérique qui ne fait plus rêver depuis longtemps

Le premier chapitre est juste magistral. La romancière fait les présentations de cette narration chorale. Elle commence par Theresa Linden. Elle a sept ans, puis dix-huit, vingt-deux, vingt-six… À trente-deux ans, elle se marie avec Adam, rencontré deux ans auparavant. Elle a une fille, Cecilia. Puis une amie, Jackie, qu’elle a connue à la maternité et qui deviendra l’ennemie. Theresa meurt assassinée dans son propre garage. Dans cette maison, parmi toutes les autres de Hot Springs Drive. Le drame est balayé d’un revers de chapitre par Lindsay Hunter. Léger affolement et questionnement, comment va-t-elle s’y prendre pour nous garder en alerte, après avoir tué aussi rapidement.

Lindsay s’intéresse maintenant à la voisine, l’amie, Jackie Stinson qui elle aussi a un mari, Nick, et quatre enfants. Lorsqu’elle rencontre Theresa la première fois à la maternité, elle se souvient qu’elle l’a aimée immédiatement. Mais « n’est-ce pas comme de cette façon que débutent les haines les plus violentes ? » D’ailleurs, selon Jackie, c’est la faute de Theresa. Elle, qui a eu l’idée d’aller chez Get Skinny, un programme de perte de poids, parce qu’elle croit pouvoir combler le vide qui l’habite en perdant quelques kilos. Gavée de junk food, essoufflée en faisant les courses, incapable de rentrer dans un seul de ses pantalons, la situation physique de Jackie, il est vrai, n’est pas forcément plus reluisante. Alors elle accepte de l’accompagner. La femme qui les accueille s’appelle Pepper. Elle est jolie. Elle a les bras gélatineux. « Je vais vous peser, dit-elle, et vous serez fin prêt ». Jackie est surprise. Pepper poursuit. « On confond souvent la faim avec tout un tas d’autres choses. Donnez-lui un autre nom ». Jackie a encore de beaux seins. Elle a envie que quelqu’un d’autre qu’elle où que Nick les voient. « Au lieu de faim, j’allais appeler ça désir. C’était ça, mon point de départ. J’allais devenir accro ». Son régime va précipiter la tragédie.

De la faim naîtra le désir. Celui de la chair pour le mari de Theresa. De la faim naîtra la perte du sens des priorités. Elle n’est plus mère, elle n’est que chair et stupre. Les enfants s’en inquiètent. Le plus grand, Douglas, adolescent perturbé, prisonnier des pulsions de sa mère, s’enfonce, victime collatérale d’un drame en mouvement. Un adultère, classique, ordinaire. Une amie en trahit une autre. Perte des repères, disparition de soi. Le corps de l’autre est perçu comme une planche de salut, comme un retour à sa propre identité. Mais la puissance du roman de Lindsay Hunter vient de son habileté, de son talent, de son souci du détail et sens de l’observation aiguë pour ne pas dire assassin. « Hot Springs Drive » est une métaphore cruelle du pouvoir et du contrôle. Jackie, personnage autocentré, préfère rester affamée. Elle se sent vivante, désirée. Manger trop ou pas assez. Mais qu’est-ce qui ne tourne pas rond en Amérique ?

« Hot Springs Drive » de Lindsay Hunter, traduit de l’anglais (États-Unis) par Heloïse Esquié, Éditions Sonatine, 320 pages, 22 euros.

 

« Protocole Chaos » de J. R. dos Santos : fake news et vrais dangers

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R. dos Santos est un monsieur calme et courtois. Cartésien.Très Cartésien. Pourtant à la lecture de son dernier et volumineux roman, on ressent une émotion qui lui a peut-être échappé, un bouillonnement qui ressemble à de la colère. L’écrivain portugais aime écrire. Mais pas sûr qu’il apprécie ce qu’il voit. Ce monde traversé de convulsions nationalistes et identitaires, ce monde de fake news orchestré par certaines nations. De quoi ébranler les cartésiens les plus stoïques.

« Protocole Chaos » est autant un cri d’alarme qu’un cri du cœur. En mode thriller, l’auteur de millions de livres vendus, s’est encore une fois inspiré de faits réels pour construire une intrigue tirée au cordeau. Sur le plan romanesque, on retrouve l’historien et cryptologue, le professeur Tomás Noronha en délicatesse avec son épouse, Maria Flor qui, malgré leur petite discorde lui demande de l’aide. À travers Amnesty International, Flora s’occupe d’une Brésilienne qui a dû fuir son pays, accusée de pousser les femmes à se faire vacciner contre le Zika, alors que cela mettrait en danger la mère et l’enfant. Depuis, pourrie par les réseaux sociaux, cette femme médecin est harcelée pour ne pas dire menacée de mort. Et 400 000 vues sur YouTube, ce n’est pas rien.

Bienvenue dans le monde du fake. Tomás n’est qu’au début d’un cauchemar qui en réalité le concerne déjà mais dont il n’est pas encore conscient. Le roman de J. R. Dos Santos a été écrit avant l’élection de Donald Trump. Ce qui est un argument de vente d’un point de vue marketing. Mais cette anticipation de l’auteur à voir dans la boule de cristal numérique fait froid dans le dos. Parce qu’elle traduit une intuition légitime dans un temps historique irrationnel. Le romancier tisse un récit balancé entre temp survolté et réflexion didactique dans lequel il introduit, comme toujours, des éléments de fiction, des faits réels, des citations officielles. À tel point, qu’à la fin du livre, on sort un peu de notre zone de confort et on se dit : « Ah oui, et si c’était vrai. »

Mais revenons au roman. Tomás s’est fait piéger. Le bonhomme fort sympathique n’est pas très au fait de cette nouvelle grille de lecture, bien loin de ces bons vieux cryptogrammes mystérieux, de ces énigmes historico-scientifiques dont il a l’habitude . Mais les Russes lui ont mis le grappin dessus et il est difficile de leur dire non. Ils ont toujours recours aux vielles méthodes, comme le chantage. Ils possèdent « La Vidéo » de tous les dangers. Coincé, il a pour mission de récupérer un smartphone dans lequel figure un code que le cryptologue a intérêt à déchiffrer. Pour cela, il doit se rendre en territoire « ennemi », en Amérique… Ce qui laisse Tomás un peu perplexe. Le Russe lui sort une explication inédite : le plan Dulles. Qui prévoyait la destruction de l’Union soviétique en 1945. « De l’intérieur  au moyen d’actions américaines de désinformation visant à semer le chaos dans le pays, à remplacer les valeurs russes par des mensonges et à convaincre la population russe de la véracité de ses mensonges ». Tomás est effaré. Il connaît le roman rédigé par un Russe d’où sort cette histoire. On est dans un délire paranoïaque. Il n’empêche. La nouvelle Russie a bien appris la leçon parce que c’est exactement ce qu’elle fait pour saper les démocraties de l’intérieur. En attendant, le cryptologue doit déchiffrer le code. Sinon, ses nouveaux amis se feront un malin plaisir d’envahir la toile avec une vidéo où on le voit se transformer en « mass murderer ».

Surfer sur la naïveté des gens en inondant la toile de fake news et en manipulant les masses, voilà le nouveau champ de bataille d’une guerre où les armes sont moins sonores mais tout aussi dévastatrices que des maisons bombardées. S’attaquer à ce que l’on croit, à nos certitudes afin de mettre en œuvre un ordre nouveau. Poutine en Russie, Trump aux États-Unis, Xi Jinping en Chine. Et les autres, moins connus mais en embuscade telle une armée des ombres qui creuse le réacteur démocrate. Patiemment. J. R. dos Santos est dans la démonstration. Il se sert du thriller ancré dans le réel géopolitique pour nous pincer là où ça fait mal. Allez, debout, réveillez-vous, avant qu’il ne soit trop tard. Avant que l’on ne tue son voisin parce qu’on l’a vu sur les réseaux sociaux et parce que les médias mainstream nous racontent, eux, des mensonges.

« Protocole Chaos » de J.R. dos Santos, traduit du portugais par Catherine Leterrier, Éditions HC Hervé Chopin, 640 pages, 22.50 euros.

 

« Grindadráp » de Caryl Férey : écologie et tradition, face à face sanglant

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Caryl Férey a une façon bien à lui de montrer qu’il aime la nature. Aussi têtu qu’un sale gosse qui veut faire passer un message aux adultes qui ne comprennent jamais rien, il s’obstine à se balader aux quatre coins du globe en exposant la dame sous toutes ses plus vilaines coutures. Cette fois, il a posé ses bagages aux îles Féroé. Son personnage principal aussi. Soren Barentsen, l’ex-flic de Copenhague, hanté par une tragédie passée, pensait y couler des jours tranquilles. Moins de dix crimes recensés depuis la Seconde Guerre mondiale. Un vrai bonheur en perspective. Mais une vilaine tempête va rebattre les cartes. Et faire découvrir au continental qu’il est, le visage cruel de certains Féroïens. Caryl Férey signe un polar aux embruns toxiques et rouge sang dans un décor où les descendants de vikings perdent leur âme un peu plus chaque année.

Pas besoin de convaincre les membres de Sea Shepherd (« Le berger des mers »), l’organisation d’intervention pour la préservation des baleines, que ces îliens ne sont pas des gentils. Et ces derniers le leur rendent bien. La cause écologique n’a pas du tout la cote dans le coin. Et rien ne va aller en s’arrangeant. La nature va même s’en mêler. Une tempête meurtrière et la célébration du Grindadráp (Grind) vont une nouvelle fois sceller cette mésentente. C’est une tradition qui perdure dans le coin et qui consiste à chasser les mammifères marins. Un sport national local protégé en quelque sorte par le statut d’autonomie de cette province vis à vis du Danemark et qui, de facto, l’exclut de l’Union européenne. Donc des traités. Ça tombe bien. Si les baleines sont protégées par la Convention de Berne, l’archipel indépendant n’est pas signataire. Résultat, chaque année, c’est une chasse aux cétacés en open bar.

Mais cette fois, c’est une boucherie, un vrai massacre. Entre la tempête et cette cérémonie ancestrale, la plage est un cimetière à ciel ouvert. « Une odeur de sang et de mort a investi les lieux ». Les deux écologistes, rescapés du naufrage du Sea Shepherd, tombent sur cette orgie de cadavres et l’un d’eux arrive à filmer la scène en douce avec son téléphone. La journaliste Eirika Novak qui les accompagne est menacée par les pêcheurs locaux. Il y a d’autres morts, et non des moindres. Au milieu de cette barbaque sanguinolente, le chef du « grind », en personne. Le capitaine de police, Soren Barentsen peut dire adieu à ses rêves de tranquillité. Soudain l’air marin se raréfie sur cette île balayée par les vents. Les hommes renouent avec la sauvagerie. Ce n’est pas pour ça que Barentsen avait signé. Mais il est trop tard.

« Grindadráp » de Caryl Férey, Éditions Gallimard Série Noire, 384 pages, 20 euros.