Accueil Blog

« Que s’obscurcissent le soleil et la lumière » de Frédéric Paulin : la guerre importée

0

Non mais quel drôle de hasard. Le 25 de ce mois de juillet 2025, un homme sort d’une prison de France en pleine nuit, à l’abri de tous les regards. Il s’appelle Georges Ibrahim Abdallah. Il a purgé une peine de 40 ans d’enfermement, accusé de complicité d’assassinat à l’encontre de deux diplomates dont l’un était israélien. Il a toujours clamé son innocence sans pour autant condamner l’attaque.

À la page 14 du dernier opus de Frédéric Paulin, Que s’obscurcissent le soleil et la lumière, le ministre de l’Intérieur de l’époque, Charles Pasqua, affirme haut et fort qu’un certain Georges Ibrahim Abdallah est responsable de l’attentat à Paris qui a fait sept morts et cinquante-cinq blessés. Le romancier français est enchaîné à l’actualité. Et quand il s’en écarte, elle lui revient en boomerang, éclairant ses écrits d’un jour nouveau. Et mettant en exergue sa parfaite documentation et son impitoyable quête de vérité. Quel que soit le bord politique.

Clap de fin donc pour cette passionnante trilogie de Frédéric Paulin qui bâtit une fiction encore une fois basée sur des faits géopolitiques bien réels. La période qui l’intéresse court de 1986 à 1990 et on a toujours le Liban en toile de fond. Mais le terrorisme a débordé les frontières du Pays du Cèdre pour frapper l’hexagone. Fini l’exotisme du taboulé ou du houmous, ce pays ne semble plus rien avoir de charmant en cette année 1986. Les attentats sont devenus une sorte de miroir de leur chaos et dont aucun ne veut. La crise des otages français qui n’a pas été réglée empoisonne la course à la présidence de 1988 des deux candidats, François Mitterrand et Jacques Chirac. La nouvelle interprétation de l’islam échappe encore aux Occidentaux mais des compatriotes meurent dans une violence aveugle et inédite, et ça, c’est inacceptable. Pasqua lui-même ne croit guère à la piste Abdallah mais il faut des coupables. On appelle ce genre d’excuse, la raison d’État.

On retrouve les mêmes personnages et les grands noms de la justice de l’époque : Les juges Boulouque, Bruguière et Thiel qui sont réunis dans une structure appelée la « 14e section du Parquet de Paris ». Ils travaillent aussi en ligne directe avec tous les services de renseignements de France, la DST, la DGSE et les RG. Un vrai nid de crabes. Si aucun de ces protagonistes ne se fait confiance, ils tous un point commun : personne ne croit à la piste Abdallah mais la version officielle l’emporte et on obéit aux ordres. Quitte à y laisser sa vie ou à perdre son âme.

Le deuxième front intérieur est incarné par l’ultra-gauche qui dans ces années-là cible les grands patrons. Georges Besse qui dirige Renault, se fait descendre juste devant chez lui. Les témoins parlent de deux jeunes femmes. Il s’agit de Nathalie Ménigon et Joëlle Aubron. Les deux membres de ce qui reste d’Action Directe avec Jean-Marc Rouillan et Georges Cipriani. Pour les enquêteurs, « des desperados  qui ont décidé de semer la terreur ». Pour le commissaire Nicolas Caillaux, l’assassinat de Besse intervient le jour où le gouvernement français rembourse une très grosse dette (le fameux prêt Eurodif) aux Iraniens. « Une pelote qui lui fait des nœuds au cerveau ». Lié pas lié ? Allez savoir.

Une chose est sûre, et même si cela passe par le Liban, tout se joue à Téhéran. Les chiites libanais le savent et les émissaires français se tirent la bourre auprès du gouvernement opaque des mollahs. Jacques Chirac est convaincu que si la France s’acquitte de cette dette, cela résoudra la crise des otages et il gagnera les élections. Mais quel que soit le parti, il n’y a rien de joli à voir. Toujours les mêmes combines. Michel Nada, figure trait-d’union entre le Liban et la France va de désillusion en désillusion. Il a réussi à se faire une place au soleil mais il connaît désormais les affres de l’émigré. Il ne se sent bien nulle part. Pas plus dans son pays d’adoption la France, que dans celui de ses origines, le Liban où la guerre civile le terrifie. Au Liban, les combattants s’épuisent, se déshumanisent. La fatigue, le doute ont gangréné les esprits. En France, ceux qui essaient de faire exécuter la justice se heurtent à une volonté politique rétive. Indifférente au peuple. Le romancier tisse une toile entre la trame historique réelle avec des personnalités qui ont existé et d’autres purs produits de son imagination. Les deux précédents ouvrages montraient l’inéluctable montée du chaos. Celui-là s’attache davantage aux destinées individuelles. Celle du conseiller diplomatique Philippe Kellermann, empêtré dans un amour à sens unique envers la Libanaise chiite Zia. Cette dernière personnifie avec une détresse noire l’individu piégé. À fortiori quand on est une femme. Quelle place peut-elle avoir dans cette lutte contre l’occupant dans un cadre où l’interprétation religieuse rigoriste exclue la militance féminine autrement que par la procréation ? Son déraillement personnel est d’une férocité inouïe. Victime innocente de l’amour que deux hommes lui portent de façon maladive, elle finira coupable, animée d’une haine insurmontable. Et laissera un mot tout en sachant que cela est vain. « Mais son geste sera, de toute manière, instrumentalisé par le Hezbollah : les hommes décideront si elle est une martyre ou simplement une inconsciente ». Décider à la place des femmes, n’est-ce pas ce qu’ils font d’ailleurs depuis des millénaires. Pour le meilleur et plus souvent pour le pire.

Que s’obscurcissent le soleil et la lumière, de Frédéric Paulin, Éditions Agullo, 384 pages, 23.50 euros.

« Les 8 Vies d’une Mangeuse de Terre » de Mirinae Lee : les mensonges lui vont si bien

0

Une existence toute entière basée sur le mensonge. Au pluriel. Qui a vraiment été Mook Miran ? Esclave, reine de l’évasion, espionne, meurtrière, terroriste, amante ou mère ? On lui demande de se définir en trois mots. Mission impossible pour cette femme de près de cent ans. Lee Sae-ri a pour mission de rédiger la nécrologie des résidents de la maison de retraite, The Golden Retirement Home. Cette Mook Miran l’intrigue. Elle fait plus jeune que son âge, elle refuse de se définir par trois mots, elle en propose huit. Elle se montre effrontée et acerbe. Faut-il se fâcher ou au contraire écouter cette conteuse fantasque ? Lee Sae-ri opte pour l’écoute. Inconsciente de l’extraordinaire voyage qui l’attend.

Lee Sae-ri est rigide. Elle a un plan avec une ligne directrice. Elle s’accroche à ses trois mots. Mook Miran s’amuse, lui concède avoir trois nationalités : Japonaise de naissance, Nord-Coréenne une bonne partie de sa vie et enfin Sud-Coréenne en cette fin d’existence. Mais la vieille dame s’impatiente, « se détourne tel un pigeon qui s’éloigne en hochant la tête », et lance un regard torve à cette jeune sotte. « Huit, alors, je vais vous donner huit mots… madame l’écrivaine». Nous aussi, nous voilà harponnés. Doit-on croire sur parole cette Mook Miran ? Meurtrière, dit-elle, mais encore ? Pas si vite, la vieille dame entend mener la danse. À son rythme, dans le désordre, insolente jusqu’au bout parce que Mook Miran est sans pitié. Si la jeune femme veut savoir, il va falloir qu’elle écoute très attentivement. Et qu’elle commence, au fond, par ne rien comprendre.

Comme cette histoire de La Cinquième Vie qui se passe à la frontière nord-coréenne, en 1961. Le point de vue est celui d’un jeune garçon. La narratrice est perdue. On passe ensuite au chapitre de La Première Vie. Fondamental. On remonte le temps, on est en 1938, la vielle dame explique : « Je mangeais de la terre quand j’étais jeune… De temps à autre, mon corps avait soif de terre, et je n’avais d’autre choix que d’accéder à sa demande ». Seule sa mère tolère cette curieuse habitude. Après tout, les Français mangent bien des escargots. Mais le père ne l’entend pas de cette oreille. Un exorcisme, voilà ce qu’il lui faut à cet enfant. « Je fus jetée au milieu du jardin, ligotée comme un poulet que l’on plonge dans une soupe bouillante ». Le père est alors désigné par la fillette comme le monstre. Les mots sont des armes, lui dit sa mère. Elle a raison. Celui de SEX va précipiter le drame. Cette fois, la fillette cherche l’odeur. Celle de l’herbe médicinale, sahwa, la fleur du serpent. Celle qui tue. Le monstre ne reviendra pas. Et l’enfant cesse de manger la terre qui a pris la couleur du sang. Celle du pêché.

Chaque chapitre est aussi prétexte à situer les événements dans un contexte historique précis. Le troisième revient en arrière, en 1950, en pleine Guerre de Corée. La fillette a bien grandi, et a décidé de se faire passer pour un garçon. Elle est revenue dans son village natal, elle a vu les Yankees et les soldats du Sud sillonner les rues dans leurs camions militaires, elle a poursuivi sa route. Tout est brûlé, estropié. Elle rencontre un soldat blanc, lui dit qu’elle parle anglais, et qu’elle, il, s’appelle, Yongmal. « Ce n’était pas mon prénom, ni d’ailleurs un nom de garçon ». Le Yankee l’emmène à La Maison. « Un lieu de vie pour douze femmes sans domicile… On leur donne une seconde chance pour qu’elles puissent servir leur vrai pays auprès de soldats de son plus grand allié, les forces américaines, les héros qui sont venus les sauver des mains diaboliques des communistes ». À La Maison, on soigne les filles qui viennent de La Station de réconfort. Le détachement quasi clinique de la vieille dame à raconter cet épisode de sa vie est vertigineux. La Station abrite une usine, non pas de biens matériels mais de soldats imbibés, assoiffés de chair. On injecte des tas de choses dans le corps de ces filles, du mercure, de l’opium mais aussi de la pénicilline afin qu’elles puissent servir jusqu’à l’épuisement fatal. L’endroit appartient à une certaine Yongmal… Il brûlera.

Et puis on repart sur La deuxième Vie, en 1940. Les Japonais appâtent les jeunes filles, bourse universitaire, salaire, travail ou sucreries. En réalité, ils changent les patronymes et exigent qu’elles oublient le Coréen et apprennent le Japonais. La suite est banale en temps de guerre. « La journée, nombreux étaient les soldats qui tiraient de moi du réconfort – environ cinquante par jour en semaine, deux cents le week-end. Lorsque je perdais connaissance, ils me jetaient un seau d’eau glacée pour que je me réveille et que j’accomplisse mon devoir jusqu’à la nuit tombée ». Il y a une certaine Yongmal qui raconte des histoires avec tant de talent… La terre est sombre. «J’attrapais une poignée, et l’avalais ».

Si La Deuxième Vie nous plonge en enfer, La Quatrième Vie nous transporte. Un grain de beauté et des chaussures. L’amour inconditionnel d’un homme envers sa femme. Yongmal est revenue. Disparue depuis deux ans, enlevée par les Japonais, emmenée en Indonésie, la revoilà différente, marquée, encore plus belle, pense, Young-min, l’époux. Ses mains effleurent le corps meurtri de la revenante, il l’avait connue enfant, il la retrouve femme. La ville de Pyongyang est le paradis des travailleurs sur terre. C’est du moins ce qu’affirme Kim II-sung, le père fondateur de la divine nation. « La tromperie, comme l’amour, est un acte qui se joue à deux. Pas de duperie sans dupé ».

Madame Mook aurait donc vécu tous ses drames. Le titre original, 8 Lives of a Century-Old Trickster, nous met sur la piste. Trickster en anglais veut dire filou, escroc… Il faut lire les chapitres comme des nouvelles dans lesquelles la romancière glisse des indices qui donneront le sens final au roman. L’héroïne, librement inspirée de la grande-tante de l’autrice, change de peau, son identité est un patchwork de sentiments, elle subit autant qu’elle force le destin. À travers elle, Mirinae Lee nous parle aussi de mémoire collective, de fusion. Entre mythe et réalité, le roman décrit avec une délicatesse précieuse la capacité d’un individu à survivre et se réinventer avec « une langue recouverte d’une couche de terre, tel du sucre acidulé sur un bonbon ».

Les 8 Vies d’une Mangeuse de Terre, de Mirinae Lee, traduit de l’anglais (Corée du Sud) par Lou Gone, Éditions Phébus, 320 pages, 22,50 euros.

 

« Nulle part où revenir » de Henry Wise : le poids du passé

0

La Virginie-Occidentale. Les Appalaches, les hillbillies, ces blancs pauvres, les laissés-pour- compte d’une Amérique impitoyable. Une Amérique que l’on veut fuir. Mais pas Will Seems. Lui y revient après avoir passé dix ans à Richmond, la grande ville du Sud. Il s’interroge : « Pour quelle raison les gens retournaient toujours vers les choses qui leur garantissaient  de souffrir, comme si la vie ne consistait pas à progresser vers un but mais seulement à revenir sans cesse au même point, encore et encore ».

Nulle part où revenir est le premier roman de Henry Wise qui s’annonce comme le digne héritier de Ron Rash ou encore de David Joy, ces hommes des Appalaches qui refusent de s’en aller. La ville est fictive mais tous ceux qui ont traversé cet État ravagé par la crise des opioïdes, pourraient reconnaître telle ou telle bourgade. Elles se ressemblent tant, entourées de végétation luxuriante, et pourtant désertées, abîmées, traversées de cicatrices invisibles, celle du temps de l’esclavage, celle d’un passé jamais digéré, celle de faillites économiques successives et abyssales. Henry Wise est aussi poète et photographe. Son roman est une fusion de ses deux talents. Le regard sur les paysages est celui d’un photographe. Wise décrit les marais, les champs de tabac, les maisons délabrées, ce sont des clichés cadrés et contrastés. Ses images liées à la lumière renforcent l’impression d’un territoire ancré dans le réel tout en étant fantomatique. Son personnage principal est flottant, il alterne entre les prises de position tranchées puis se rétracte comme un escargot méfiant.

Will occupe le poste d’adjoint au shérif. Lorsque son ancien copain d’enfance, le footballeur Tom Janders est découvert poignardé, un homme est immédiatement soupçonné par le shérif Edgars. Il s’agit de Zeke Hathom. Will le connait, il a grandi dans sa famille. Il héberge même en ce moment son fils toxicomane à la dérive. Ce sont des gens à qui Will doit quelque chose, un drame non soldé. Et Claudette Janders le lui rappelle : « Fiston, t’as pas une dette envers cette famille ? C’est pour ça que t’es venu rôder par ici ? » Will le petit blanc accueilli par des Noirs. La tragédie du Sud. Claudette se méfie de ces visages pâles, elle embauche une détective privée, Bennico Watts, une des leurs, pour tenter de faire éclater la vérité.

Mais quelle vérité dans ce Sud blessé, jamais guéri. Celle d’une guerre qui n’en finit pas. Que Claudette, fervente croyante, désigne comme « Le Bien contre le diable ». Mais qui n’est en fait que la même histoire, celle du pouvoir des hommes. Les Blancs contre les Noirs. Will Seems est revenu expier, réparer. L’habit de l’homme de loi suffira-t-il à se défaire de cette pesanteur, de cette culpabilité qui l’habite ? Henry Wise a remporté le Prix Edgard du meilleur premier roman. Il se sert de la poésie pour amplifier les sentiments. Ceux du shérif et de la veuve de Tom par exemple. Tout le Sud poisseux est illustré par ces deux personnages en perdition. C’est un monde en clair-obscur, incompréhensible à ceux de l’extérieur. Immuable et insoutenable pour ceux de l’intérieur.

Nulle part où revenir de Henry Wise, traduit de l’anglais (États-Unis) par Julie Sibony, Éditions Sonatine, 432 pages, 24 euros.

 

« La Disparue du Boulevard Voltaire » de Pierre-Étienne Musson : un polar historique à la Belle Époque

0

Une fillette de 12 ans a disparu. Albert Soleilland, 26 ans, qui l’accompagnait à un spectacle de music-hall au Ba-Ta-Clan, arpente les rues adjacentes comme un fou, encore hébété de l’avoir perdue. Nous sommes en 1907. La mode est aux moustaches en guidon de vélocipède et aux rouflaquettes. Albert, ébéniste, porte l’habit de sa profession : chemise blanche, pantalon de drap brun et veste de velours. Les vendeurs de journaux, l’édition du soir sous le bras, ne crient pas encore à la disparition de l’enfant. Bientôt La Disparue du Boulevard Voltaire fera la Une du Petit Parisien et aura même un impact sur une décision politique et sociétale majeure.

Paris, LE personnage en toile de fond de l’impeccable roman de Pierre-Étienne Musson. On est transporté dans le quartier populaire de ce onzième arrondissement de Paris, à l’époque où les fiacres, les charrettes encombrent encore la chaussée. Marie-Cyrille Erbelding, ou Marissi comme on la surnomme, habite au 76 de la rue Saint-Maur, avec son mari Antoine qui ne quitte plus son lit après un accident. Marissi est d’origine alsacienne et les Alsaciens sont appréciés dans la capitale. Ses parents, fuyant l’annexion prussienne, ont trouvé refuge à Paris venant ainsi grossir une petite communauté alsacienne. Et faire sa scolarité à l’École alsacienne n’est pas encore le summum du chic, comme aujourd’hui. Marissi est l’incarnation de la femme dévouée et de la mère aimante avec ses cinq enfants. La disparition de sa fille Marthe est un choc. Mais pas une minute, elle ne doute d’Albert, leur grand ami.

La loi est incarnée par le commissaire George Hacquart. Il est le dernier d’une lignée de policiers, sa femme n’ayant mis au monde que des filles. Dieu soit loué, pense-t-il, le monde étant fou selon lui, et l’institution policière n’accueillant aucune dame dans ses rangs, ses filles n’auront pas à souffrir de ce triste spectacle. Il est sans fausse pudeur favorable à la peine de mort. Il aimerait bien que ces Messieurs les députés viennent traîner leurs fracs dans ce qu’il considère comme « la lie de la société : le triangle Bastille-La villette-Nation ». Il est le premier à recevoir Albert et Marissi. C’est un homme charitable et qui a du métier. Il rassure la maman et l’ami. Dans un premier temps.

La presse. Avec une star, Le petit Parisien. Six pages, cinq centimes, deux éditions quotidiennes, un million d’exemplaires, «le plus gros tirage des journaux du monde entier », rien que ça. Le tsar du fait-divers : Arsène Ruffian qui en vieux français veut dire « proxénète ». Pour le public, c’est juste un fouille-merde. Le jour où il tombe sur ce qui deviendra un feuilleton national, il s’intéresse mollement à une lingère massacrée à coups de tisonnier par son mari, après une nuit d’ivresse. Mais son sixième sens l’emporte quand son « indic » de la police lui parle de « cette histoire de gamine », ce qui est toujours bon pour les affaires d’Arsène. Il sent qu’il tient une bonne histoire et qu’il va encore une fois battre le concurrent Le Petit Journal. Et damner le pion à une police qui piétine avec ses révélations à venir.

La peine de mort. L’autre grand thème du récit. L’auteur s’est inspiré d’un fait réel. En cette année 1907, l’Assemblée et les Français sont secoués par un grand  débat : doit-on ou non abolir la peine capitale ? Que vaut la volonté politique face à l’opinion publique relayée par une presse toute puissante ? Le Petit Parisien ira même jusqu’à lancer un référendum populaire à propos du maintien ou non de la peine de mort qui recevra plus d’un million de réponses, avec une écrasante majorité favorable à cette sanction définitive. Le président Armand Fallières, que le commissaire Hacquart déteste dans le roman, et appuyant des idées abolitionnistes, gracie certains condamnés à mort, ce qui déclenche un tollé populaire. Soleilland condamné à la peine capitale le 24 juillet 1907, voit sa peine commuée en travaux forcés à perpétuité le 13 septembre 1907. Le roman historique de Pierre Étienne Musson retrace cette enquête de la Belle Époque avec beaucoup de réussite. Qui se souvient aujourd’hui de cette histoire et du président Fallières. L’homme avait des convictions. « Il n’en est pas moins un animal politique. Il sait que gouverner, c’est aussi ménager les susceptibilités et savoir attendre son heure ». Elle ne viendra jamais. Mais en 1981, un autre président, François Mitterrand, abolit la peine de mort. Un sondage montre pourtant que plus de la moitié des Français est contre cette décision. Le roman de Pierre-Étienne Musson vaut par la justesse de la reconstitution précise et précieuse de ce Paris populaire qui vécut ce drame comme les montagnes russes : tantôt avec effroi, soulagement ou encore indignation. Mais toujours sous la houlette d’une presse encore lue et entendue. Un autre temps…

La Disparue du Boulevard Voltaire de Pierre-Étienne Musson, Éditions Black Lab, 296 pages, 21,90 euros.

« Quitter Berlioz » de Emmanuel Flesch : l’amitié à l’épreuve de la vie

Il y a beaucoup d’amour dans ce roman. Emmanuel Flesch cache peu ses sentiments. Il les aime ses personnages, il les défend mordicus, il ne les condamne pas. Ne leur trouve pas d’excuses, les voit comme ils sont, faibles et forts, comme tout un chacun. Peu importe les origines. Avec Quitter Berlioz, la cité de Bobigny, Emmanuel Flesch creuse le sillon de la chronique sociale avec beaucoup d’humanité. La banlieue ne le quitte pas. Puissante, magnétique, elle est au cœur d’une dynamique réaliste et parasite qui domine le destin de femmes et d’hommes pourtant désireux de s’en extraire.

Les deux copains Serge et Younes tentent de tordre le bras aux préjugés, de devenir amis, malgré les injonctions paternelles qui ordonnent le contraire. Les deux pères travaillent dans la même usine et ne se mélangent pas. Leurs fils doivent suivre la règle. Mais leur jeunesse l’emporte sur les conventions sociales. Serge est un cowboy, il prête son pistolet à Younes. Embrouille avec le grand frère, dérouillée, Serge subit la colère de l’homme fort de la maison. Younes vient à sa rescousse. Ce sera à la vie, à la mort avec ces deux-là.

Dans les romans. Parce que dans la vraie vie, les sentiments viennent cogner la réalité. La survie l’emporte. Elle inclut le clan, la race, la couleur de peau. Elle efface la jeunesse d’un coup de serpillière. Chacun retourne à sa place, une place imposée par un système toujours en alerte. « Les choses se sont faites ainsi, sans vagues ni reproches, comme si l’amitié n’était pas soluble  dans l’adolescence… La chaleur du clan, l’effet de clôture ».

Younes Cherkaoui, 23 ans, vient de sortir de prison. Il porte un bracelet électronique, ce qui lui a valu une liberté anticipée. Il doit justifier d’un emploi. Il retourne naturellement chez son ancien employeur, Panam’Express, une modeste compagnie de coursiers à moto. Vincent Sénéchal en est le patron. Ses employés le surnomment « Le Singe ». Il exploite ses coursiers et ses clients l’exploitent. La boucle est bouclée. Younes et Vincent ne se sont pas quittés en très bons termes. Avec un petit chantage à la clé, Younes rempile dans la boîte. Et retrouve Serge. Qui n’est jamais venu voir Younes en prison.

Et puis il y a Vanessa. La Vanessa, celle dont Younes était tombé amoureux avant de se faire arrêter. Hôtesse d’accueil qui rêve de faire du cinéma. La rencontre est nimbée d’une douceur inédite. Comment peut-on être un petit caïd et aimer une fille comme un adolescent un peu naïf. La jeune fille, plus téméraire, lui ouvre son cœur mais la case prison n’est pas dans son programme. Elle n’attendra pas. Qu’allait-il s’imaginer ? L’amour en filigrane, impossible, hors d’atteinte des habitants de Berlioz. La cité, ultime personnage du roman, symbole d’un défi existentiel. Là où Younes se doit de se rendre chaque soir s’il ne veut pas voir sa conditionnelle s’envoler. Comment échapper au déterminisme économique et social ? L’auteur n’apporte pas de réponses, mais il soulève le voile de l’espérance à travers Younes et Serge, et leur obstination à rester amis. Coûte que coûte. Quitter Berlioz est une très jolie allégorie de cette amitié. Avec la mer à l’horizon.

« Quitter Berlioz », de Emmanuel Flesch, Éditions Calmann-Lévy, 256 pages, 19.90 euros.

« Huitième section » de Marc Trévidic : justice sous haute tension

0

Michael Connelly. Voilà la première chose à laquelle on pense après avoir fini Huitième section de Marc Trévidic. Cet amour de la mécanique justice, cette passion à vouloir transmettre et expliquer. L’Américain le fait depuis des années. Le Français a bien raison de prendre le même chemin. Ancien juge à l’antiterrorisme, il a de quoi raconter.

« Toute la misère parisienne passait entre ses mains: toxicos, sans-papiers, casseurs dans les manifestations, délinquants professionnels mais aussi serial killers ». En gros, que du beau monde. Lucien Autret, substitut du procureur est affecté à cette section depuis trois ans. Il  ne devait en faire que deux. Les cadavres possèdent leur propre échelle de valeur. Les cas les plus complexes dépendent de la Crim, le service phare de la police. Alors que vaut ce SDF à la barbe sale et mal taillée? À priori pas de quoi atterrir dans le service noble de la police. Qui a envie de se coltiner ce genre de dossier, à part la Huit qui de toute façon n’a pas vraiment le choix

Un autre cadavre va bousculer la routine de cet homme de bonne volonté. Celui d’un corps entièrement tanné et retrouvé dans une poubelle parisienne mais dont le visage est aussi lisse que celui d’un bébé. Bizarre si l’on remarque que le mort a une bonne soixantaine d’années. Même la légiste n’en revient pas. Le pauvre gars a reçu 53 coups de couteau. Il y a forcément quelqu’un quelque part qui ne l’aimait pas beaucoup.

En parallèle, une autre intrigue, celle d’une jeune Marocaine, dernière fille d’un commissaire de police de Fès. Le récit est raconté par Nesrine. « Au Maroc, une fille baisse les yeux, ça ne parle que quand on lui donne la parole et, quand ça parle, ça demande pardon d’être une fille. Pour les garçons, au contraire, tout est permis. Ce sont des demis-dieux. moi, dès l’âge de six ans, j’avais décidé que je ne jouerai pas à ce jeu ». En quoi les deux affaires sont-elles liées ?

Le roman de Marc Trévidic est une plongée dans les arcanes de la justice. Rythmes de dingue, policiers surchargés, magistrats qui croulent sous les dossiers, pas besoin d’être Einstein pour constater que le système est à bout de souffle. Trévidic nous explique tout par le menu. Le passage des OQTF (Obligation de quitter le territoire français) tombe à pic. Entre les pauvres crétins écossais qui montraient leurs fesses et un loustic au profil plus trouble, les autorités n’ont jamais vraiment le temps de finasser. C’est souvent le centre de rétention sans réel examen de la situation réelle. Derrière la romance, un point de vue politique pointe le bout de son nez.

Lucien Autret fait partie de ces flics étonnants (comme Bosch) pour qui résoudre une affaire vaut davantage que les honneurs. Parce que dépendre de la 8e section du parquet de Paris, c’est franchement la punition. Cela veut dire tout un tas de galères. Comme « être de permanence un week-end sur deux, jour et nuit une semaine sur quatre quand on dépend de la permanence criminelle… » Et ainsi de suite. On n’est pas dans le super flic mais plutôt dans le quotidien de ces agents de l’autorité que l’on place rarement sous les feux de la rampe. Pas de quoi faire rêver. Même dans la vraie vie. La 8ème section a été supprimée en 1999. Il reste à espérer que des Lucien Autret existent vraiment. Désireux de ne faire que leur travail : sans esbroufe et une obstination salvatrice.

Huitième Section de Marc Trévidic, Éditions Gallimard Série Noire, 272 pages, 20 euros.

« Les Marais rouges » de Jean Toulko : le sombre passé en héritage

0

Pour les amateurs de séries télé qui se déroulent en Pologne, vous savez déjà qu’il se passe souvent des choses pas très très jolies dans ces contrées labourées par des vagues successives d’envahisseurs. Il règne dans le premier thriller de Jean Toulko, cette même atmosphère poisseuse que dans ces créations format petit écran. « Marais Rouges » est une petite réussite qui a remporté le Prix des détectives 2025. À juste titre.

Les Marais ont un roi. Il s’appelle Pavel Wronski. Quand on le découvre au tout début du roman, il vient d’avoir essayé d’étrangler Irina Igorenko, une jeune femme qui a débarqué il y a une quinzaine d’années dans la ferme, et que Pavel a accepté sans poser de questions. D’où son indulgence à ne pas faire toute une histoire de cet égarement qui a failli lui coûter la vie. Bizarrement, elle a appelé Maya, une voisine et amie. Enfin, amie ne veut pas dire grand-chose dans le coin. D’ordinaire, Pavel est le seul à s’occuper de ses chiens mais cette fois, ce sont Irina et Maya qui s’y collent. « Ces bêtes me font le même effet à chaque fois. De la glace dans tout le corps », se dit Maya.

Nous voilà dans les Marais rouges, au nord-est de la Pologne, dans une zone sauvage de cinquante kilomètres sur cinquante. La capitale Varsovie se trouve à 250 kilomètres plus au sud. C’est le paradis des oiseaux migrateurs. Les gens sont peu nombreux, la terre est aride et l’Histoire peu glorieuse. Toutes les maisons ont été vidées de leurs habitants juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce pays est traversé de cicatrices. Pour cette région des Marais rouges, on peut parler de plaie béante. Maya a eu la drôle d’idée d’acheter et de retaper une dzialka (masure locale) il y a une dizaine d’années, et vit même de façon permanente depuis un an. On ne peut pas dire qu’elle ait été bien reçue. Une sorte de bizutage qui a fini par cesser. Elle se croit sauver.

La mort violente de Pavel, bouffé par ses chiens, va déclencher une tempête où le passé de ce pays tourmenté a son mot à dire. Qui était-il en réalité ? Ils sont trois à graviter autour de cette énigme, Alicja, l’aubergiste taiseuse, Maja, militante désillusionnée, et Gaspard, le Français échoué là on ne sait trop pourquoi. Tous ont leurs blessures, leurs zones d’ombre. Huis clos rural et brutal, où chaque personnage incarne une faille dans l’Europe d’aujourd’hui, « Marais rouges » interroge sur la culpabilité collective. Le grand méchant a été identifié, l’ancien dignitaire communiste, Pavel Wronski. Mais les autres. Ceux qui savaient, ou croyaient savoir, ceux qui ont tourné le regard, qui ont cédé au chantage, eux, quelle est leur responsabilité ? Dans cette zone de non-droit où la folié s’épanouit comme de la mauvaise herbe, Maya, ex-militante féministe idéaliste, femme de valeurs, s’acharne à connaître la vérité. Inconsciente ou courageuse ? Le roman de Jean Toulko est à prendre au sérieux. Pas seulement pour ses qualités narratives évidentes, mais aussi pour le contexte historique dans lequel il s’inscrit et dans lequel le pays se trouve aujourd’hui. Avec une Russie toujours aussi belliqueuse et meurtrière à sa porte. Les traumatismes de l’occupation nazie puis soviétique sont loin d’avoir été réglés. Il a suffi d’une mort bizarre avec l’apparence d’un fait-divers malheureux pour que la machine de la violence se mette à nouveau en branle. Pour que les faits et gestes de tout un chacun dans la grande lessive de l’Histoire, déraillent à nouveau.

« Les Marais rouges » de Jean Toulko, Éditions Seuil/Verso avec Le Figaro Magazine, 400 pages, 14.90 euros.

« Une Minute de Silence » de Sophie Loubière : faire du bruit pour Karine Albert

0

Sur un fil. En équilibre. Romancière ou journaliste ? Sophie Loubiere est les deux. Mais cette fois, quel rôle endosser pour raconter un « féminicide » ? Pas n’importe lequel. Celui de Karine Albert tuée par l’ancien maire de Thionville, Jean-Marie Demange. Dix-sept ans plus tard, « Une minute de silence » revient sur ce drame avec les mots d’une femme qui avance sur la pointe des pieds dans sa quête de la vérité. Infiniment sensible.

Le True crime, ce genre littéraire qui nous vient des États-Unis. Une nouvelle maison d’édition française, Dark Side, s’est lancée dans l’aventure et consacre tout son catalogue au genre encore peu développé en France malgré quelques tentatives récurrentes. Le True Crime est un reflet cruel de nous-mêmes. Il n’y a pas de place à l’imagination, tout est vrai, tout a été possible. Pas d’échappatoire. La fiction n’y a que peu de place.

Le 17 novembre 2008, à l’Assemblée nationale, une minute de silence est observée en hommage au député de la neuvième circonscription de Moselle qui s’est donné la mort. Pourtant, quelques heures auparavant il a tué son ex-maîtresse. Le nom de la jeune femme n’est même pas évoqué. Sophie Loubière ne laisse pas passer ça. Une minute de silence ? Sérieux ? Pour quelqu’un qui a donné la mort.

Elle commence par le crime. Le 17 novembre 2008. Elle vient de visionner le reportage qui a suivi le drame. Le journaliste a trouvé un témoin. Les mots claquent. « Avant, oui. Il la tabassait. Il la secouait. Il essayait de l’attirer dans l’appartement mais elle s’agrippait… c’est quand jai vu le pétard dans la main…et il s’est dit Putain, il va quand même pas la buter… et il la fait ». Voilà, c’est dit. Celui qui a porté le coup final s’est donné la mort. Le mystère va porter sur le pourquoi.

Que fait la romancière ? Elle passe des coups de fil. Le boss du Républicain Lorrain et épluche le journal au moment des faits. À ce stade de sa démarche, elle opère encore comme une journaliste. Réunir les faits et les vérifier. Chaque chapitre est titré. « Annus horribilis », « La Fable », « La Dispute »… tout est radiographié avec une précision chirurgical. Comprendre veut dire aussi fouiller. Sophie Loubière hésite, la chose n’est pas agréable, chercher à faire parler les proches, la famille, terrain miné. « Je doute de la forme, de mes capacités à restituer de l’écriture, les coups de fil tombés du ciel, ces voix qui s’entremêlent par le jeu de la  confidence, je crains leurs révélations, approximations, oublis, affabulations, manipulations, la capacité qu’ont ces hommes et ses femmes de s’ouvrir ainsi à moi me trouble… » Le poids des mots, la responsabilité de celle ou celui qui les utilise, Sophie Loubière en a une conscience aiguë.

La personnalité du député est disséquée. Son enfance, son rapport au père (désastreuse), l’épouse absente parce que malade et pas vraiment soignée, l’hubris du politique. Elle ne l’accable pas forcément, il aimait les femmes, il avait une conscience, celle de ne pas quitter la sienne, malade, mais il avait trouvé l’amour avec Karine. Des explications, des raisons. Comme celle de la chute lorsqu’il n’est pas réélu, ce vide incandescent qui le saisit et dont il ne se remet pas au point de… Mais pas d’excuses. On ne tue pas celle que l’on dit aimer. La justice n’est pas davantage épargnée. Cette façon qu’elle a eu de prendre de haut la victime. Et ces politiques qui ont fait corps derrière l’un des leurs sans égard pour celle qui a subi. La presse est pointée du doigt pour ses excès et ses manquements. Il y a un souci de transparence de la part de la romancière. « Extrait de la transcription de mon échange en date du 21 octobre avec Marie-Jo Zimmermann, conseillère départementale de Moselle, députée ce la troisième circonscription de Moselle (1998-2017) ». Ce qu’elle raconte sur le fonctionnement et les rapports en politique entre femmes et hommes est édifiant pour ne pas dire atterrant. De façon générale, et de la part de Jean-Marie Demange en particulier. « Il faisait partie des gens qui ont été très durs avec moi. Il ne me facilitait jamais les choses. S’il pouvait être sympathique avec ses collègues hommes, il me faisait clairement comprendre que je n’avais pas le niveau d’un élu. Mais il n’était pas seul : j’étais tellement habituée quez ça ne me touchait même plus ».

Les femmes, la femme dans cette histoire, ce livre, la société. Le mot « féminicide » n’existait pas lorsque Karine Albert est morte. Sophie Loubière a adressé une lettre à ses enfants. Les articles sur leur mère existent à peine. « J’y ai puisé ce que je sais de Karine. Une trop brève exploration, à l’image du poids d’une femme dans l’histoire de l’humanité ». Le constat de Sophie Loubière est sans appel.

« Une minute de silence » de Sophie Loubière, Éditions Dark Side, 224 pages, 19,95 euros.

« Piège à Loup » de Alask Nore : de la Waffen – SS au résistant

0

Revivre l’Histoire pour mieux la comprendre. Le Norvégien Alask Nore s’y attèle depuis pas mal de temps maintenant. Chaque roman est un prétexte à creuser les failles de son pays pris dans les tourments de la Seconde Guerre Mondiale. «Piège à Loup » tourne le dos à la famille Falck et nous présente un nouveau personnage complexe : Henry Storm. De la Waffen – SS à espion résistant pour la cause des Alliés, le jeune homme va changer du tout au tout. Autant par amour que par conviction.

Au départ, orientation familiale oblige (anti-soviétique à mort et pro allemand), Henry Storm qui est parfaitement germanophone, incarne la recrue parfaite. Il se bat sur le front en Ukraine orientale. Il appartient à la division Viking qui lutte aux côtés des Allemands dans leur opération Barabarossa. « Selon les plans, tout aurait du être terminé et les Bolchéviques avoir capitulé. C’était un vœu pieux… » Vous l’aurez compris, à ce moment du récit, le personnage qui porte le roman, n’est pas franchement du bon côté de l’Histoire. Mais le combat va prendre un tour tragique. Henry et ses camarades se retrouvent face au Stalag 436 où sont gardés les prisonniers russes. L’endroit est nettoyé par les armes et Henry reçoit la fameuse croix de fer. À partir de là, tout est changé.

Il rentre à Oslo, compte récupérer Astrid, la fille qu’il aime, et changer de braquet politique. Mais allez convaincre ceux qui dès le début, ont choisi de se mobiliser contre le nazisme. « Tu t’es battu pour l’Allemagne, pour ceux qui nous occupent… tu pensais tout arranger avec quelques lettres creuses sur les champs de colza et sur les couchers de soleil en Ukraine! Pour être honnête, elles ont fini par m’écœurer». C’est pas gagné. Henry insiste et propose ses services à la résistance norvégienne parce qu’il affirme posséder des informations cruciales pour la suite de la guerre. Que la belle Astrid balaie d’un revers de la main. Elle a tort.

L’Allemagne est bel et bien entrain de se doter d’un nouvel arsenal qui lui permettrait, croit-elle, de rayer de la carte les villes de Londres et de Moscou. Le vétéran passe des tests, on lui fait globalement peu confiance. D’autant plus qu’il se présente comme un drôle d’espion avec des idées bien arrêtées. « Comment pensent les nazis », lui demande, le recruteur. « Comme vous » , répond non sans aplomb Henry. Pas de quoi rassurer l’assistance. L’agent recruteur dubitatif se dit après tout, pourquoi pas. S’il réussit tant mieux, s’il meurt, on ne le connaît pas. Il lui offre alors un pot de marmelade. À l’intérieur, un préservatif qui contient lui-même un appareil photo. Welcome dans le monde de l’ombre.

Le roman est très construit. On voyage, Berlin, Oslo, Londres et surtout Peenemünde, la base de recherches et test des fusées V2 sur l’île d’Usedom, en mer Baltique. Cette enclave scientifique devient un personnage à part entière, incarnant les enjeux technologiques, stratégiques et moraux du Troisième Reich. Henry Storm s’est proposé d’y aller avec de faux papiers afin de tenter de récupérer tous les documents qui toucheraient de près ou de loin au développement des armes V2 par les nazis à Peenemünde. Il existerait un dossier classé confidentiel et top secret qui contient des informations stratégiques sur les essais balistiques, les ingénieurs impliqués (comme Wernher von Braun), et surtout sur la capacité de l’Allemagne à retourner le cours de la guerre grâce à la technologie.

Un autre homme, Werner Sorge, est vital à la dynamique de l’histoire et il représente le miroir noir du Norvégien. Le Bien et le Mal face à face. Werner Sorge est un officier SS et agent allemand de haut rang, chargé de superviser la traque des espions au sein des services nazis. Ancien athlète de haut niveau (il aurait représenté l’Allemagne aux Jeux olympiques de 1936), il illustre l’idéal du nazi, passant de l’arène sportive à celle de l’espionnage. Il n’est pas l’archétype du salaud, au contraire, il croit en la mission supérieure du projet nazi. Il est chargé de mettre la main sur un espion qui aurait infiltré le Reich. Un espion qui porte le nom de code de « Griffon », et qui serait parfaitement au courant du programme des fusées. L’opération est nommée Wolfsangel, Piège à loup. Dans ce chassé-croisé d’hommes de l’ombre, entre l’infiltré et celui qui traque, les dignitaires nazis figurent en bonne place dans ce thriller d’espionnage abouti : Himmler, Schallenberg ou encore Heydrich… Philip Kerr nous avait habitués à retrouver régulièrement ces sinistres messieurs dans ses romans. Il semblerait qu’il existe désormais un héritier du genre tout à fait à la hauteur. Alask Nore questionne le positionnement moral de femmes et d’hommes pris dans les convulsions de la grande Histoire. Il interroge sur les convictions, aussi sincères soient-elles. À quel moment le mal est-il administré de bonne foi ? À quel moment est-on pardonné ?

« Piège à loup » de Alask Nore, traduction du norvégien par Céline Romand-Monnier, Éditions Le Bruit du Monde, 432 pages, 25 euros.

« Sur les chemins du monde » de Robert Goddard : la naissance d’un nouvel espion

0

Délicieusement suranné. Le dernier roman de Robert Goddard nous transporte dans le temps. Nous sommes en 1919 à Paris où se tient la Conférence de la Paix entre vainqueurs et vaincus de la Première Guerre mondiale. “Sur les chemins du Monde” est le premier volume d’une trilogie historico-polar qui s’annonce passionnante.

L’écrivain a l’air de bien connaître notre pays. Ou tout au moins son histoire. L’Algérie était au cœur de son précédent ouvrage. Cette fois, on est bel et bien sur le sol français et un peu sur la terre ferme de la perfide Albion. Le héros, James Maxted, apprend que son père, Sir Henry Maxted, a été retrouvé mort alors qu’il séjournait dans la capitale française. Il se rend immédiatement sur place avec son frère Ashley. Les deux hommes ont peu en commun. Si James considère la disparition de leur père comme étrange, Ashley ne songe qu’à une chose : en finir au plus vite afin de régler la question de la succession. Inutile de préciser qu’il est persuadé d’être l’exécuteur testamentaire des volontés paternelles. Ce qui lui permettrait de disposer comme bon lui semble des terres familiales et ainsi empêcher James de transformer une partie du domaine en terrain d’aviation. Comme si ces engins avaient le moindre avenir.

Mais la mort de Sir Henry dont le dernier poste d’ambassadeur a été Petrograd, va rebattre les cartes. Pas seulement celles de la famille mais aussi celles d’un Grand Jeu diplomatique que l’ancien pilote anglais James va découvrir à ses risques et périls. Que faisait donc son père à Paris ? Les frères découvrent qu’il avait une maîtresse. Une Française dont il semblait sincèrement épris. Premier choc. Mais surtout qu’il avait l’air de naviguer dans les eaux troubles de l’espionnage. Deuxième choc. Si Ashley ne pense qu’à la réputation de la famille et de leur mère, James veut coûte que coûte découvrir qui a assassiné leur père. Parce que c’est de cela qu’il s’agit, d’un meurtre. Il en est persuadé.

À l’heure où le personnage de Sherlock Holmes entre à la Pléiade et où les romans d’espionnage du grand maître du genre, Graham Greene, ressortent avec de nouvelles traductions signées Claro, on ne peut que savourer la performance littéraire de Robert Goddard. Dans une veine à l’identique, et dans les coulisses de la grande Histoire, le romancier britannique a créé un personnage d’époque qui aborde la vie et la mort non sans une panache propre aux gentlemen de l’aristocratie anglaise. Il y a du David Stirling chez James Maxted. Une forme de pseudo nonchalance sophistiquée qui cache un véritable courage de héros.

Nous voilà entraînés dans une capitale où tous les James Bond de la terre se sont donnés rendez-vous. Les méchants et les gentils. Traduisez ceux qui travaillent du bon côté et les autres. Le roman « Sur les chemins du monde », coïncide avec une période charnière dans l’histoire des services secrets britanniques encore jeunes mais déjà actifs dans les coulisses de la diplomatie britannique. Lord Harding of Penshurst, sous-secrétaire d’État permanent aux Affaires étrangères de Sa Majesté a supervisé la création de cette nouvelle entité en 1909 qui s’occupe de l’espionnage extérieur. Le fondateur du MI 6 s’appelle Mansfield Cumming. C’est le fameux C. Il plane dans tout le roman. Max réalise que derrière son ambassadeur de père se cachait bel et bien un espion et qu’il était l’un des rares à savoir à quoi ressemble le redoutable Fritz Lemmer, homme de l’ombre numéro 1 du Kaiser. « Il est notoirement insaisissable, et se méfie des appareils photos. Il y a vraiment très peu de gens qui savent à quoi il ressemble. Il se trouve que Henry était l’un d’entre eux ». Est-ce lui qui l’aurait tué ? Qui va retrouver l’autre en premier, et Max se rend-il compte que sa vie va changer de trajectoire.

Robert Goddard a planté le décor de son héros naissant. Le rythme est volontairement lent, un peu à l’image de l’époque. On est encore loin de la frénésie d’un Jason Bourne. Entre géopolitique et espionnage, entre les secousses d’un drame familial dans l’aristocratie britannique et les convulsions du monde au lendemain de la Première Guerre mondiale, le roman comme souvent avec son auteur, est une magistrale leçon d’histoire déguisée. Avis aux amateurs.

« Sur les chemins du monde «  de Robert Goddard, traduit de l’anglais par Claude et Jean Demanuelli, Éditions Sonatines, 528 pages, 24.90 euros.

 

 

 

 

 

« Les Maîtres du Domaine » de Jo Nesbø : fratricide à la norvégienne

0

Les frères Abel et Caïn version Dexter nordique. Jo Nesbø qui n’a plus que faire de la morale, donne une suite à « Leur Domaine » (2021) où l’on découvrait les deux frangins borderline, Roy et Carl Opgard. À cette époque, ils avaient encore toute notre sympathie. On peut excuser pas mal de choses à des mômes abusés par papa. Cette fois, le romancier norvégien noircit le trait et déclare ouverte, la guerre entre les frères. À nous de voir.

« N’importe qui peut-il devenir meurtrier ? » Roy, le plus jeune du duo, s’interroge faussement, alors qu’il est en route pour faire ce qu’il fait plutôt bien, zigouiller quelqu’un. En l’occurrence, grand seigneur, il donne un peu de temps à sa  potentielle victime. En réalité, Roy connaît la réponse à cette question purement rhétorique, lui qui a déjà sept cadavres à son actif. Avec l’aide de Carl, parfois. La nonchalance du bonhomme, véritable porte-voix de l’auteur, est assez bluffante. « J’ai fini ma bière ». Pas de remords, pas de quête de rédemption dans ce deuxième volume, « Les Maîtres du Domaine ». La parole est aux crapules sans foi ni loi.

Non seulement, les Opgard ne se sont pas fait prendre, mais ils ont augmenté le volume de leurs affaires et étendu leurs pouvoirs. Désormais, ils ont un nouvel objectif : agrandir leur hôtel-spa et développer un parc d’attraction. On notera l’esprit grand enfant de Roy qui se passionne pour les joujoux qui font peur comme les montagnes russes. Mais un projet de tunnel menace d’isoler leur village et risque de mettre en péril leurs petites ambitions de propriétaires terriens, hommes d’affaires. Et le gars qui tient leur avenir dans ses mains, c’est le fameux géologue à qui Carl est allé rendre une visite lourde de sens. On est tenté de penser que Nesbø exagère, qu’il vit sur ses acquis, nous refourguer une suite, facile. Mais la maîtrise de la narration nous contredit. « Le soir précédent le jour où j’ai sonné chez Halden pour lui proposer douze millions de couronnes pour un faux rapport, j’étais en Pologne. Plus précisément à Zator, une ville d’environ quatre mille habitants, dans le Sud. Encore plus précisément, je me trouvais à Energylandia, un parc d’attractions, le plus grand du pays, et pour être parfaitement exact, dans un wagon tracté vers de sommet, de Zadra, le plus vaste circuit de montagnes en bois du monde ». La prise de distance vaguement cynique du romancier norvégien à nous raconter ce drame en mouvement est franchement à prendre en considération. La romance bien torchée n’est pas à la portée de tous.

Alors suivons Roy, le narrateur. Le maître-d ’œuvre de cette séquence. Le plus jeune mais le plus fûté. À la vie, à la mort, entre ces deux-là, voilà en gros l’idée que veut nous faire passer ce roublard de Nesbø. Pourtant, il y a déjà eu de sérieux coups de canif. Piquer la nana de son frère, par exemple. Énorme, non ? De l’eau a coulé sous les ponts, Roy qui jusqu’ici se tire de tout, pense aussi que son frère Carl n’a jamais rien su et maintenant que Shannon n’est plus de ce monde, tout ça est mort et enterré. Une autre femme, Natalie, aussi sublime et mystérieuse que la précédente, va venir perturber cet équilibre fragile et rappeler à Roy que la vengeance est un plat qui se mange froid. La mécanique de destruction de l’un par l’autre est en marche. Parce qu’il ne peut y avoir qu’un seul maître dans le royaume d’Os. Oui mais lequel ?

« Les Maîtres du Domaine » de Jo Nesbø, traduit du norvégien par Céline Romand-Monnier, Éditions Gallimard Série Noire, pages, 466 pages, 21 euros. 

 

 

 

« Jayne Swift, celle qui guérit » de Minette Walters : une femme médecin dans la guerre

C’est une héroïne comme la littérature en produit parfois. Flamboyante, subversive et entêtée. « Jayne Swift, celle qui guérit », est la dernière création de la très Anglaise Minette Walters. Sur fond de guerre civile entre royalistes et parlementaires, la romancière se détourne du Noir et nous parle autant d’amour que d’Histoire et de politique.

Dorset, 1642. La région est connue de l’écrivaine. Elle y réside. Elle est sa source d’inspiration. Minette Walters signe son troisième roman historique régionale. On est en pleine guerre civile. Les Royalistes sont fidèles au roi Charles 1er. Les Parlementaires, eux, veulent limiter les pouvoirs du souverain (qui sont encore divins à cette époque) et renforcer le Parlement. Un homme mène la  fronde : Oliver Cromwell. Le contexte historique illustre une période peu connue en France : la naissance de la seule République anglaise qui dura onze ans avant que la monarchie ne soit restaurée en 1660, avec l’accession au trône de Charles II. Mais il ne fut plus question de droit divin.

Minette Walters nous fait vivre les aventures de Jayne Swift qui a étudié la médecine. Enfin, disons qu’elle l’exerce mais ne peut porter le titre de médecin. Interdit aux femmes. Petit problème pour ces Messieurs, elle possède le don. Mais avec des convictions qui en ces temps de bruit et de fureur, il est dangereux d’afficher. « Jayne, elle, reste neutre, son seul but étant de soigner les malades, quel que soit leur bord. » Le personnage est formidable. Féministe avant l’heure. Elle se présente d’ailleurs comme « le docteur ». Audacieuse dans tous ses choix. Prenez William Harrier, quand elle le rencontre la première fois, il prétend être un simple valet de Lady Alice. « Jayne observa le nouveau venu. Il portait les habits simples d’un domestique, mais son regard, vif et assuré, trahissait une intelligence peu commune ». Et très vite, « elle ne peut s’empêcher de s’interroger sur la position véritable de ce William ».

D’aventure en aventure, Dame Swift nous fait traverser les lignes des deux belligérants, son cœur penchant sérieusement du côté des parlementaires, bien que issue elle-même d’une famille de royalistes. Nous suivons toutes ses péripéties professionnelles et amoureuses. Il est assez savoureux de la voir battre en brèche tous ces vieux schnocks encore adeptes de soins obsolètes. Jayne ne cache pas sa croyance dans les herbes et le soin au naturel. Mais elle sait aussi inciser. Les ruses qu’elles utilisent pour convaincre les hommes blessés ou malades très rétifs à être soignés par une femme sont audacieuses. Le colonel Blake n’y voit que du feu. Il a reçu une balle qui s’est logée dans sa botte. Jayne sort son scalpel le plus aiguisé et une paire de pinces en argent. Elle lui demande d’inspirer profondément et de compter les secondes dans sa tête pendant qu’il retient son souffle. Lui assurant ainsi de pouvoir mener cette opération en moins de soixante secondes. Défier les combattants, en voilà une bonne idée. « Ce stratagème échouait rarement , surtout auprès des patients de sexe masculin. Retenir leur respiration leur évitait de bouger, et la plupart étaient si désireux de lui donner tort qu’ils se concentraient sur les secondes qu’ils égrenaient au lieu de se crisper dans l’attente de la souffrance. Le colonel Blake ne fit pas exception… Il s’était si bien préparé à une minute de douleur que la brièveté de l’intervention fut un soulagement ». Elle vous enlève aussi les furoncles avec un savoir-faire de sorcière.

Lyme Regis, la ville assiégée par le Prince Maurice, va lui donner la possibilité de vivre intensément. Elle prend la direction d’un hôpital désaffecté. Elle y découvre l’amitié sans les codes sociaux et l’égalité des sexes. Devant ce don de guérison naturel qu’elle semble posséder, plus personne ne discute le fait qu’elle soit une femme. Mais sa neutralité exaspère. Quand le Prince Maurice l’a fait appeler pour soigner ses hommes qui pourtant assaillent sans pitié la forteresse, elle accepte. Elle demande néanmoins la permission au colonel Blake qui lui répond : « Je n’ai jamais entendu parler d’un médecin qui ait franchi les lignes pour traiter les représentants des deux camps ».

Et William dans tout ça ? Elle va le recroiser au fil des pages. Mystérieux, séduisant et trouble. La romancière nourrit cette histoire d’amour au rythme de l’époque. Lentement. Il y a d’abord le respect et la complicité, puis l’attachement et enfin la déclaration. On aime beaucoup cette histoire d’amour où l’homme n’attend pas de celle qu’il aime de rester à la maison pour élever les enfants. Ce sont des regards, des joutes verbales, des gestes furtifs, une cour délicieuse et d’un autre temps. Cette façon intrépide, qu’elle a de lui parler de ses sentiments : « Vous êtes décidément un homme insupportable », tout en se laissant enlacer. On en frémit. Romantique. Tout simplement.

« Jayne Swift, celle qui guérit » de Minette Walters, traduit de l’anglais par Odile Demange, Éditions Robert Laffont, 752 pages, 39.95 euros.