Accueil Blog

« Sa Majesté du carnage » de Philippe Lobjois : l’homme et la guerre

0

Écrire la guerre en temps de guerre. Un exercice souvent compliqué. Un grand nombre d’écrivains n’y parvient pas. Philippe Lobjois qui vient de l’image – il a été un caméraman audacieux dans sa jeunesse – a relevé le défi. Entre deux missions pour un quotidien français, il a pris le temps de chroniquer plus personnellement un conflit au cœur de l’Europe, en Ukraine. Résultat, un journal de guerre sans concession, avec un titre fabuleux et qui claque, Sa Majesté du carnage.

Un livre échappe toujours à son auteur. Celui de Philippe Lobjois ne fait pas exception. Lorsque le journaliste écrivain explique sa démarche, il nous parle avec une nonchalance débonnaire, d’arrière-cour, d’adrénaline ou de reporters en quête de sensations. Sa Majesté du carnage est beaucoup plus que ça. La vie des autres, de celles et ceux croisés sur le terrain, ces figures réellement héroïques que sont les Ukrainiens, prises au piège par le voisin russe, voilà le cœur de son ouvrage. Cela fait trois ans qu’il les côtoie ces héros anonymes. Trois ans qu’il raconte leur destin, devine leur histoire lorsqu’ils gisent sur le sol, la cervelle éparpillée par un bombardement russe. Trois ans qu’il ressent leur douleur, écoute leur souffrance, interprète leur silence et tente de faire comprendre au monde ce qui se vit, ce qui se joue en territoire ukrainien. Trois ans qu’il assiste à la mécanique implacable d’un énième conflit dans un parcours personnel si particulier.

Ses références sont connues, Michael Herr et surtout Gustav Hasford, les deux Américains ayant couvert la Guerre du Vietnam et travaillé sur le scénario du film de Stanley Kubrick, Full Metal Jacket. S’il y a parfois chez Philippe Lobjois ce coup de poing brute et décomplexé d’un Hasford (pas forcément de façon cathartique), il y a autre chose. De plus grand, de plus universel, une profonde réflexion sur l’objet guerre. L’homme qu’il est  aujourd’hui n’est pas le produit d’un seul conflit. Il a couvert entre autres, la Birmanie, l’ex-Yougoslavie, l’Afghanistan, la Syrie et dernièrement l’Ukraine. Philippe Lobjois tente de décrypter ce mirage vieux comme le monde qui enflamme toujours les esprits, les nations puis les détruit méthodiquement. Chaque personnage incarne une fonction précise dans ce chaos ambiant. Les pompiers, les mineurs, les convoyeurs de mort ou encore celle qui sauve les chiens. Mais surtout, Philippe Lobjois interroge, s’interroge et analyse froidement : « 75 ans de paix sur le continent européen avait éloigné la menace de la guerre… Ce n’était plus le cas aujourd’hui… Rien de pire qu’un être humain désœuvré… Il y avait toujours un moment où on avait envie d’aller casser la gueule à son voisin, violer sa femme et piquer sa voiture. C’était ainsi ». Tout devient clair. Cette nonchalance trompeuse déjà démasquée dans Les tambours de Srebrenica où le jeune Lobjois s’insurgeait contre l’injustice, n’est qu’une couverture d’homme secoué. Elle permet de prendre de la distance pour mieux s’en approcher, pour mieux la gérer et absorber les chocs.

Au 58 rue de la Gare à Boutcha, dans la banlieue de Kyiv. Nous sommes dans l’épicentre de la guerre, au fond de toutes les guerres. Nous sommes au cœur de la séquence des viols. Les sœurs Galina sont avides de raconter. Et puis il y a cette jeune fille sans visage, le corps offert dans une pénombre étouffante, au fond du cellier. Les images se télescopent. Philippe Lobjois remonte le temps de son album secret de clichés à peine floutés par les années. « Têtes coupées de Rangoon, cadavres éventrés en Afghanistan, corps noirs et boursouflés par les chaleurs de la plaine de Sharikar, où les massacrés du parc Share Naw à Kaboul côtoyaient les énucléés de Vukovar ». Mais pour la première fois, le journaliste éprouve le besoin de connaître le nom à cette inconnue. Il lui faudra attendre quatre mois. Elle s’appelait Oksana Soulyma.

Après la sidération de Boutcha, les gens qui fuient avec leurs animaux domestiques, les tentatives vaines des correspondants étrangers d’aller sur le front, la guerre se cadenasse. « Le moment héroïque était passé et le temps de l’enlisement était venu… Les Ukrainiens étaient seuls, et ils commençaient à le comprendre. La guerre était faite par des hommes et suivait des processus similaires qui se reproduisaient siècle après siècle ». Philippe Lobjois note la lassitude légitime de ce peuple courageux. « Les hommes pensaient qu’en ne montrant pas les images de mort, ils avaient fait disparaître la guerre de leur monde ». Quelle erreur, nous rappelle le correspondant. La soif de destruction chez l’homme est sans limite.

Un condensé de toutes les techniques de guerre. Voilà ce qu’est aussi ce conflit ukrainien. À côté des tranchées dignes de la Guerre 14-18, vous avez aussi la technologie la plus innovante avec l’utilisation létale des drones qui terrorisent autant les soldats que la population. Et là, le passé de ce correspondant de guerre prend un nouveau relief. Philippe Lobjois n’est pas le résumé de l’intelligence artificielle, il reste l’homme qui a vu, il est comme les trésors du Louvre, sa valeur est incalculable, il est le gardien du temple de la mémoire. Ce sont ses souvenirs, ses regards, pas ceux d’une machine. N’est-il pas lui-même un peu las ? Non. Désabusé, peut-être un peu. Mais sa mission, celle qu’il s’impose, l’emporte toujours. Il lui faut raconter encore et encore. En espérant… Philippe Lobjois signe un livre sombre, parfois dérangeant. Lorsqu’il parle de Prigojine, le patron décédé de la milice russe Wagner, voici ce qu’il en dit : « Il avait découvert quelque chose à Bakhmout. Ce que tous ses milliards de dollars n’avaient pu lui apporter, ni aucune femme au monde… Il avait compris ce qu’étaient la guerre, la mort, le sacrifice, les empilements de cadavres, le risque de mourir. La vie dans son ensemble, quelque chose de rare et que seuls les guerriers connaissent. Une ivresse de soi-même ». Pas facile de lire ces lignes, reflets d’une conscience dévoyée. Mais lecture nécessaire, rappel douloureux de la fragile condition humaine. Qui n’a pas besoin d’un monstre technologique pour exister.

Sa Majesté du carnage de Philippe Lobjois, Éditions Récamier, 270 pages, 20 euros.

 

« Les Braises de l’incendie » d’Éric Decouty : le juge et l’avocate en quête de vérité

0

Faire ce qui est juste. Le juge Gaspard Krause a passé sa vie professionnelle à essayer de s’y tenir. Au point de se brûler les ailes. Désormais, on le laisse végéter dans un coin. Mais un nouveau dossier va le remettre dans la course. Est-ce une bonne chose ? Sa femme malade le met en garde :  » Tu ne vas pas faire de connerie, cette fois ? » Que veut-elle dire ?

Un drame, une tragédie. Vingt-huit victimes innocentes meurent dans l’incendie d’un hôtel insalubre dans le 9ème arrondissement de Paris. Voilà son prochain défi. Oui mais. Ce sont des immigrés africains et le bâtiment était pourri. Le dossier sent les embrouilles, la patate chaude qu’ on se refile. Si Gaspard Krause en a hérité, c’est qu’il n’y a pas d’autre raisons. La visite du procureur adjoint dans son bureau ne dit pas autre chose et sonne comme un avertissement. Que se cache-t-il derrière cette soudaine sollicitude ?

Travailler, creuser, enquêter, trouver les coupables malgré le message subliminal des huiles au-dessus de lui qui dit bien, surtout ne pas faire de zèle. Mais une jeune femme, Nathalie Ségurel, avocate pénaliste du barreau de Bobigny,  a recueilli le témoignage de Maboussou, une fillette qui a perdu sa maman dans ce drame et qui affirme avoir vu son frère, Tano Diomandé, cette nuit-là, les suppliant de quitter le lieu au plus vite. Krause s’agace, « ce n’est pas un bureau de l’aide sociale », mais accepte de lire le témoignage. Qui pique sa curiosité. Lui qui a passé sa vie à faire un pas de côté n’est pas insensible à l’approche peu conventionnelle de cette jeune avocate. Il se lance. Le plus important, désormais, est de mettre la main sur cet adolescent ivoirien de 16 ans.

Qui n’a pas l’air d’avoir envie d’être retrouvé. A-t-il quelque chose à se reprocher ? Est-il de mèche avec le marchand de sommeil ? De fil en aiguille, le tandem découvre « un système bien huilé de corruption des services de contrôle afin de pouvoir entasser des migrants au mépris des consignes de sécurité ». Il n’y a pas une personne responsable mais toute une chaîne d’intervenants. Tano lui-même a un profil problématique. Il n’a pas de papiers, il a volé de l’argent dans cet hôtel, il a fréquenté des dealers et des imams peu recommandables. Krause regarde le dossier devant lui et entrevoit la suite  : La vérité contre la promesse d’un avenir ravagé pour Tano et sa petite sœur.

Éric Decouty a tissé une intrigue politico-judiciaire et sociale à partir d’un véritable fait-divers. Cet ancien journaliste maîtrise parfaitement les rouages de la justice et surtout ses lenteurs. La bonne volonté ne suffit pas. La belle dame craque de partout : faute de temps et de moyens. Le suspens du roman est au service d’un objectif : celui de démontrer les mécanismes sans limites de la rapacité des hommes. Mais l’empathie du juge et de l’avocate n’est pas sans danger. Faut-il suivre la loi à la lettre ou laisser parler son cœur ?

Les Braises de l’incendie d’Éric Decouty, Éditions Liana Levi, 352 pages, 21 euros.

« La Mort brutale et admirable de Babs Dionne » de Ron Currie : reine déchue du noir américain

0

Vaut mieux pas lui chercher des noises, tabarnak. Babs Dionne tient sa ville d’une main de fer. Mais la disparition d’une de ses filles et l’arrivée de l’Homme viennent perturber pour de bon cet équilibre déjà précaire. La Mort brutale et admirable de Babs Dionne de Ron Currie ressemble à la brindille Kate Moss totalement ivre qui rentre tard le soir au Ritz à Paris, soutenue par son garde du corps et qui le lendemain ressort de l’hôtel, ressuscitée, fraîche comme un gardon. Indéboulonnable, indémodable comme les vrais romans noirs.

Dès le début, il est question de femmes. La première s’appelle Évangéline Lenormand et vient de la Nouvelle-Orléans. Maligne, elle ne s’est pas laissée avoir par les sornettes des curés et a pris le bateau pour le Québec, vers un destin qu’elle veut meilleur. Elle est la première d’une longue lignée de résistantes ordinaires. Deux filles, et un siècle plus tard, l’une des deux arrière-petites-filles se bat contre les Anglais « en égorgeant deux tuniques rouges qui pensaient pouvoir obtenir les faveurs d’une Canadienne sans débourser un sou ». Deux cents ans plus tard, la huitième arrière-petite-fille d’Évangéline se prénomme Barbara Levesque, surnommée Babs. Elle habite Waterville dans le Maine qui ressemble aux cités fantômes de la Virginie-Occidentale décimées par des années de désindustrialisation et l’arrivée des opioïdes. Babs n’a jamais mis les pieds au Québec mais est bien issue de cette dynastie de furieuses. Son quartier, Little Canada, est le seul du coin où l’on parle encore le Français. La population est soumise au bon vouloir des flics protestants anglophones. À 14 ans, après un viol et un flic poignardé, Babs a disparu pour mieux revenir cinq ans après. « Little Canada t’appartient. Ils le savent tous ». Mais nous sommes en 2016 et les seuls qui parlent encore français en Nouvelle-Angleterre, gravitent autour de cette Babs qui dirige désormais un mini syndicat de la dope dont les membres sont de vieilles copines d’enfance et dont les lieutenants principaux sont ses propres filles.

L’État est gangrené par la drogue, notamment le fentanyl et la crystal meth. Babs contrôle et régule le trafic local. Elle fait aussi elle-même la tournée des grands ducs tard dans la nuit, en apportant à domicile des médicaments que les plus démunis ne peuvent s’offrir. Un paradoxe dont n’a que faire un concurrent qui veut mettre la main sur la région et a envoyé L’Homme pour y remédier. Lori, l’aînée des sœurs qui avait fui la ville en s’engageant dans les Marines, est revenue mais est défoncée la plupart du temps. Pour l’heure, et après avoir survécu à une OD, elle sillonne Waterville afin de retrouver sa petite sœur Sis dont Bruce Coté le mari alcoolique, est fortement soupçonné d’avoir quelque chose à voir dans sa disparition. En attendant, Babs a récupéré le petit fils Jason, chez elle. Pas question que cette brute de père lève la main sur l’enfant. Mémère a des principes. L’Oxy d’accord, mais les coups sur le gamin, pas question.

Beaucoup de choses à gérer pour cette guerrière en fin de parcours. « La violence me poursuit depuis toujours », dit-elle, soudain consciente que sa fin va être tragique et arriver plus tôt que prévu. Ron Currie prend souvent le lecteur à contre-pied par des débuts de chapitre aussi nerveux qu’une Lamborghini. « À quel moment l’avenir d’une personne est-il scellé ? Prenons un exemple : ce soir, Sis Dionne est toujours en vie, mais dans vingt-quatre heures elle sera morte,-assassinée, plus précisément… » Le romancier qui signe là son cinquième ouvrage, a plongé dans les souvenirs de sa propre famille, un matriarcat aussi puissant que celui de Babs, pour imaginer cette histoire. On est toujours le moins que rien de quelqu’un pourrait être la morale du roman. Babs est blanche mais traitée comme une sous-citoyenne parce que de descendance française catholique. Toute sa vie, sa communauté a souffert de discrimination. Le style très visuel de l’auteur n’a pas échappé à Netflix qui a déjà fait main basse sur le roman. On songe à la série très sous-estimée de Justified, tirée des œuvres d’Elmore Leonard, et on se lèche les babines. Qui, pour jouer l’équivalent de Mags Bennett, l’horrible et redoutable doyenne de Justified dans les collines du Kentucky ? Babs, matriarche tragique, métaphore du déclin d’une Amérique post-industrielle junkie et livrée à des clans locaux qui font tourner les villes par leurs multiples trafics. Le roman est aussi un hommage aux femmes fortes qui protègent les leurs au prix du sang. Quitte à trahir, tuer ou mourir avec une dignité dont les codes nous sont obscurs et mystérieux.

La Mort brutale et admirable de Babs Dionne, de Ron Currie, traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Recoursé, Éditions Flammarion, 512 pages 22.50 euros.

« Les Éléments » de John Boyne : la guérison par l’écriture

0

On se brûle. Furieusement. John Boyne est un sorcier de la chair et du cœur. Le Mal est en nous. Hommes mais femmes aussi. Êtres meurtris dans l’enfance. Marionnettes cassées, irréparables. Le dernier roman de l’écrivain irlandais est tumultueux, tempétueux. Il faut attendre les dernières pages pour entrevoir la lumière du ciel. On souffle sur les braises de nos sentiments malmenés. On respire. À peine.

D’emblée, on est en colère. D’emblée, on fait corps avec Vanessa Willow Hale. Elle nous emmène sur une île irlandaise. Elle et nous, sommes les étrangers. Puis elle se rase la tête. On prend alors nos distances, on regarde, on écoute. Vanessa nous conte une histoire. La sienne. Un drame. Un mari bien sous tous rapports accusé de pédophilie sur huit petites filles, le coup de massue. Une vie qui vole en éclats, la honte, la volonté de disparaître, de se faire oublier, éloigner le plus loin possible de soi cette tache infamante. Se remettons jamais d’une telle découverte. Le retour à la vie chez l’écrivain est audacieux. Il passe pour Vanessa par Luke Duggan, un très jeune homme qui vit sur l’île. Ce n’est pas une histoire d’amour que ces deux-là recherchent. Plutôt une forme de réconfort pour l’un, et de découverte pour l’autre. Rebecca sa fille ne veut plus la voir. Jusqu’au jour où elle change d’avis. Retrouvailles douloureuses, moment de vérité, le premier chapitre intitulé Eau s’achève.

Commence celui de la Terre. Nous avons les pieds bien ancrés dans le sol. Peut-être même à l’abri, pense -t-on. Quelle erreur grossière. Evan Keogh a quitté l’île de son enfance. Il a tenté d’être peintre, a échoué. « Je n’étais pas un artiste. J’étais juste bon en peinture. Tout comme mon père jouait bien au football mais n’était pas un footballeur ». L’inverse d’Evan qui porte en lui cette malédiction de posséder le don, celui du foot. Il a fini par céder et rejoint un club de pro ou il excelle. Mais là tout de suite, son avenir est compromis. Comme celui de son camarade de jeu, Robbie Wolverton, dont le père, Lord Wolverton occupe une place capitale dans le roman, même si à ce stade on ignore encore pourquoi. Les deux amis sont jugés pour viol et complicité de viol sur la personne de Lauren Mackintosh, « la fille ». Non coupable, affirment ils, l’un après l’autre. L’audace toujours, pour ne pas dire la perversité de John Boyne qui conduit le récit là où le sexe tarifié prend toute sa place. Où la vengeance est un plat qui se mange froid.

Un visage. Des mains, les siennes, celles d’une chirurgienne. Qui guérit les corps des grands brûlés. Nous sommes au cœur du Feu. Le docteur Freya serait donc une sainte. Vous n’y êtes pas. De victime, elle est passée à celui de bourreau. Freya, violentée dans son enfance, inflige désormais la souffrance. L’audace de John Boyne n’a pas de limite. Elle est sans doute à la hauteur de sa propre souffrance. Abusé lui-même dans son enfance, l’écrivain tente à travers ce roman cathartique, et sorti dans un premier temps sous forme de nouvelle, de se délester d’une peine abyssale, de juguler une colère dangereuse que seuls parfois des mots peuvent canaliser. L’Irlande a eu son heure de triste gloire en matière de scandale sexuel. À croire que la religion y était pour quelque chose. Freya se charge des adolescents. À sa manière coupable.

Dernière ligne droite. En réalité, un cercle. Et celui qui va en sortir, celui qui va réparer en revenant au point de départ, là où tout a commencé, s’appelle Aaron Umber. Il retourne avec son fils Emmet sur l’île de Vanessa, la première de cette lignée de gens cabossés. Les Éléments est un roman de vie et de survie où le sexe dévoyé a cru l’emporter avant qu’un adolescent obstiné ne dise stop. On reprend notre souffle. On s’envole dans les Airs où les nœuds entrelacés se défont un à un. Doucement mais sûrement.

Les Éléments de John Boyne, traduit de l’anglais (Irlande) par Sophie Aslanides, Editions JC Lattès, 506 pages, 23.90 euros.

« Murthy » de Jean-Marc Souvira ou la fin de l’innocence

0

Dans la chaîne alimentaire du vice, ils se battent pour la première place. Dealers et flics ripoux. La pire espèce de la race humaine. Miller alias Mamba et Elvire Andrieu dépendent de la Crim, leur job officiel. Mais le duo fait aussi des extras. Comme dépouiller les collecteurs de fric chez les dealers. Grosse faute de quart parce que dans leur élan décomplexé, les deux pourris s’attaquent aux frères Mansouri. Et c’est loin d’être l’idée la plus lumineuse qu’ils aient eue. Après l’excellentissime Porte des Vents, Jean-Pierre Souvira revient avec un roman noir de gros calibre, Murthy, où le destin aussi banal que tragique d’un jeune Indien deuxième génération, dans les filets d’un cartel franco-marocain et d’inspecteurs dévoyés.

C’est un bon petit gars, ce Murthy Banerjee. Il fait la fierté de ses parents, il va à l’université et sera professeur d’histoire. Son mariage avec Malini Gupta est planifié. Tout roule. En surface. Parce que le jeune homme qui travaille déjà dans un restaurant pour payer ses études et soulager ses parents, fait aussi le coursier pour les dealers. Il va d’un point A à un point B, sans rien connaître du bizness et surtout de ses commanditaires. Il se contente de prendre la sacoche pleine de pognon pour la remettre en mains propres à quelqu’un qui l’attend quelque part. Moins il en sait, mieux il se porte. Il veut durer encore quatre mois, juste de quoi payer le mariage, puis il arrêtera. Un vœu pieux. Il finit par se faire choper. Direction la zonzon.

Que demande-t-on à un bon roman noir ? De tomber dedans, et de le lire d’une traite. C’est exactement ce qu’il se passe avec le livre de Jean-Marc Souvira. Mumba et Elvire sont d’enfer. De beaux salopards qui un jour, il y a bien longtemps, ont été de vrais flics puis se sont perdus en route, déçus par leur propre corporation et par la justice. L’auteur est un ancien commissaire général et a exercé trente ans au sein de la police judiciaire. Il connaît l’envers du décor. Du plus petit au plus haut dans la hiérarchie criminelle, il les a tous côtoyés à un moment donné de sa carrière. Depuis plusieurs années, il leur donne vie à sa façon, il les sort de leur cadre souvent réducteur où tout est blanc ou noir. Cela donne une kyrielle de personnages très souvent sans libre arbitre qui se battent comme ils peuvent pour se forger un destin pas forcément tout tracé. Murthy petit pion dans la grande lessive du crime, en est l’expression absolue. Incarcéré, protégé malgré lui, il ne pense qu’à une chose : son karma.

Mais c’est un gars qui apprend vite et va devenir malin. Tenir sa langue est la première chose qu’il assimile. Derrière les barreaux, il se fait aussi deux amis, Johnny et Ethan. Il reçoit pas mal de corrections et développe un instinct de survie qui lui vaudrait le premier prix chez les scouts. Son atout majeur : cette façon qu’il a de persuader l’autre de son innocence quand il vous regarde avec ses grands yeux remplis d’effroi et qu’il vous lâche toujours une petite vérité comme un os à un chien affamé. L’auteur a l’air de bien aimer son personnage qui s’endurcit sous nos yeux. Parce qu’au fond, on a envie qu’il s’en sorte Murthy. Trop de crapules se servent de lui, trop de pauvres types ou même de flics ripoux. Le roman n’a pas une fin très morale, mais pour une fois on n’est pas mécontent. Les méchants vont dormir en prison et ce héros pas si héros ordinaire aura la belle vie.

Murthy de Jean-Marc Souvira, Editions Fleuve Noir, 496 pages, 14,99 euros.

 

« Patriotic School » de Macha Séry : le filtre à espions

0

C’est un sacré roman que l’ancienne chroniqueuse littéraire du Monde Macha Séry a commis. Truffé de références Noir, l’ouvrage est un pur régal pour les amateurs du genre et pour les autres, une histoire vraie clairement phagocytée par la fiction avec une délectation assumée.

Ce fut d’abord un orphelinat pour jeunes filles. Une institution destinée à faire la fierté de l’empire. La Royal Victoria Patriotic School vit le jour le 11 juillet 1957. Cinq ans plus tard, on y découvrait le cadavre de Charlotte Jane Bennett, 16 ans, punie et oubliée dans la salle de bain. En 1914, première réquisition par le ministère de la Guerre pour en faire un hôpital militaire. Deuxième réquisition en 1939. Et de 1941 à 1945, la Patriotic School devint un haut lieu du contre-espionnage. Aux manettes de ce huis clos, le MI5, les services secrets intérieurs, qui vérifiait si les étrangers transitant en Grande-Bretagne, étaient de bonne foi, et non des espions camouflés en réfugiés. Une histoire fantastique portée par l’écriture serrée, chirurgicale et un brin moqueuse de Macha Séry, incollable sur le roman noir.

Ces hôtes particuliers ont commencé par venir des pays envahis puis de tous les continents. Une concentration au mètre carré d’espions et d’agences de renseignements du monde entier assez hallucinante. Mais les Anglais étant ce qu’ils sont, tiennent à offrir à ces invités de passage plus ou moins long, un lieu cosy. On parle de chambrée, on prend en compte les végétaliens, mais avec une moyenne de deux cent cinquante pensionnaires par jour et bientôt trois cents, « le chaudron menace d’exploser ». On assiste ainsi à des scènes surréalistes où d’un côté une partie de l’encadrement cherche à nourrir, vêtir, héberger, voire soigner des « clients » d’un genre inédit, et de l’autre, des officiers qui se tiennent en embuscade, résolus à ne pas faciliter le séjour d’espions potentiels. Le camp d’internement 020 avec une case aménagée et deux cellules est là pour accueillir les agents débusqués. Officiellement, ces hommes et ces femmes sont désignés comme des pensionnaires. Officieusement, ils sont des héros ou des traîtres. À la manœuvre de cette exercice de haute voltige, soixante-dix officiers du renseignement qui vont de l’interrogateur à l’archiviste en passant par l’analyste ou la secrétaire du MI5. Sans oublier le pasteur et le prêtre officiant le dimanche qui eux recueillent sans doute un autre genre de confession. Qui a la haute main sur ce vénérable établissement ? Winston Churchill en personne. Macha Séry note non sans malice que « des fées, à la naissance, avaient dû échanger tempérament et le physique de Churchill et du général De Gaulle. Le premier ressemblait terriblement à un Français, le second à un Anglais ».

Les uns les empêchent de sortir, les autres rêvent de ficher le camp. Pour les « pensionnaires », le temps est comme un sablier que l’on retourne sans arrêt. Ils vont d’interrogatoire en interrogatoire. Pour les autres, il s’agit de ne pas se tromper. Prenez le cas de Maurice Sandre, alias Mistigri. Il se dit représentant de commerce. Mais le profil du bonhomme déplaît à l’un de ceux qui l’a maintes fois interrogé. Il s’entête et veut tout repasser au peigne fin, revoir et revoir ses déclarations et ses affirmations. Laisser filer un espion qui ferait du mal au pays, l’angoisse ultime des hommes de la Patriotic School. D’autant que les histoires racontées sont plus dingues les unes que les autres. « Comment croire à des récits invraisemblables, se demande, Peter Kensington, qui fait partie des interrogateurs. Comment ne pas y croire précisément parce qu’elles sont invraisemblables ? » N’est-ce pas le propre de tout espion de vivre des aventures que les gens ordinaires n’osent même pas imaginer en rêve. On suit ainsi les dires de parfaits inconnus qui pressés de rejoindre l’effort de guerre des Alliés, ont franchi la Manche, souvent au péril de leur vie. À charge aux hommes de la Patriotic School de démêler le vrai du faux. Dans ce bâtiment immense et glacé, aux couloirs labyrinthiques, tous ont néanmoins un point commun : ils doutent et ce lieu devient au fil des années une sorte de huis clos où plane en permanence la crainte de la trahison. Parce que la vérité est bel et bien la figure centrale de l’ouvrage. Les professionnels du soupçon la traquent tandis que d’autres la dissimulent pour diverses raisons. Il y va de l’avenir de l’Europe et de la liberté des hommes. Macha Séry a puisé dans les archives britanniques pour monter une histoire qui ressemble à un filet de pêcheur radioactif avec des trous à combler. Sans se tromper.

Patriotic School de Macha Séry, Éditions Gallimard/Série Noire/ 496 pages. 21 euros.

« La Répétition, Berlin 1963 » de Yves Grevet et Jean-Michel Payet : et si Kennedy avait été tué à Berlin

0

« Ich bin ein Berliner » ! La phrase de John Fitzgerald Kennedy est mythique. Mais dans le super roman de Yves Grevet et Jean-Michel Payet, le séduisant  président américain a bien failli ne jamais la prononcer. La littérature a voulu s’en débarrasser. En vain. La réalité, plus tard, s’en chargera.

La Répétition est un polar historique qui se déroule à Berlin, en 1963. La ville allemande est séparée par un mur. D’un côté la République fédérale de l’Allemagne (RFA) et de l’autre la RDA (République démocratique allemande). L’objectif de Veronika Krauss, née en 1927 à Leipzig, est de passer à l’Ouest. Pour cela, elle doit s’engouffrer dans un boyau inhospitalier. Les consignes ont été strictes. Pas de valise ou de sac. « Juste les vêtements que l’on porte et à la rigueur des bijoux ». Si elle se fait prendre, ce sera deux ans de prison. Le tunnel est long de cent mètres. Impossible de se tenir debout, il faut le parcourir à quatre pattes. Elle a à peine commencé son périple qu’elle entend un sifflet. C’est la Stasi. Explosion, cris et fuite en avant. Miracle, elle parvient à sortir à l’Ouest. Ils seront neuf au total à avoir réussi cette nuit-là. Direction un camp de Marienfelde qui accueille les gens en provenance de l’Est, dans le secteur américain. On les loge mais avant de les lâcher dans la nature, on s’assure qu’il n’y a aucun espion parmi eux. Ils ont bien raison. Veronika Krauss n’est pas ce qu’elle prétend être.

À Berlin-Est, Konrad, agent de la Stasi, est informé au petit matin par son adjointe Kirsten. Il y a eu tentative d’évasion. Le passeur, en réalité une fille, a été rattrapé. Elle vient de l’Ouest. Elle va prendre cher. Pour l’heure, elle est à l’isolement. Konrad est un homme du système, typique dans son genre. Il se méfie de tout le monde, même de son fils aîné Klaus qui aime trop le Rock’ n Roll, selon lui. C’est un fervent partisan du régime. Il croit en leur nouveau monde socialiste. Il conspue la décadence de l’Ouest. Il va s’occuper personnellement de la détenue du sous-sol. Ce ne sera pas un souci, elle se mettra à table rapidement. « Mes supérieurs ne pourront être que satisfaits ». Un pur produit de cette Allemagne, petite sœur de l’Union soviétique, et qui craint d’être à l’origine d’une troisième guerre mondiale.

Ralph Misselwitz travaille pour le LfV, le service de renseignement intérieur, plus précisément pour son antenne régionale à Berlin-Ouest. Il est appelé dans le centre de Marienfelde. Une femme a été tuée. Et une autre a fichu le camp. Une femme d’une quarantaine d’années qui avait déclaré être fleuriste. Avec des cicatrices un peu partout sur le corps, celle qui l’a ausculté a eu du mal à croire à son histoire de vendeuse de fleurs. Celle qui est morte, s’appelait Beate Lustiger. Désormais, elle baigne dans son sang. Son cas n’était pas clair. Trop de versions différentes à chaque interrogatoire. Est-ce que toute cette affaire a un lien avec la venue du président Kennedy ? Pour Ralph, ce serait le pire des scénarios.

June Holman est affectée comme secrétaire auprès du général Kirby, un personnage détestable. Elle est tenue à la plus stricte confidentialité. Ce qui est compliqué puisqu’elle sort avec Ralph qui n’est pas perçu d’un bon œil par les gars de la CIA qui le soupçonnent d’être encore un peu nazillon sur les bords. Lui, sait très bien prendre cette June, demoiselle complexée et qui n’en revient pas de susciter l’intérêt d’un beau gaillard comme Ralph. Au point de lui lâcher des informations confidentielles.

La tueuse. Veronika. Une machine de guerre. Entraînée, surentrainée, pas de place pour les sentiments. Agent de l’Allemagne socialiste mais aussi de la maison mère, l’Union soviétique, et bien malgré elle, d’individus à l’agenda tout à fait personnel. Se débarrasser de John Kennedy est en haut de leur liste. Veronika Krauss, manipulée par son agent traitant soviétique, prisonnière d’une idéologie dévoyée. Qui pourra l’arrêter ?

Les deux auteurs nous font passer de l’Ouest à l’Est et inversement avec toute la magie de la fiction. L’époque est trouble. La population doit être dénazifiée. Les Alliés sont à la manœuvre et on est en pleine Guerre froide. Américains et Soviétiques se marquent à la culotte. La course aux scientifiques bat son plein. La bombe atomique est dans l’air. On nage en plein paradoxe. Dénazifier une Allemagne coupable et exonérer de tout, ceux dont on a besoin. La belle hypocrisie. Au milieu de ce grand bazar, des Américains dingos (déjà) se sont mis en tête de dégager pour de bon le plus célèbre des présidents au monde : John Fitzgerald Kennedy et son sourire pub pour dentifrice. Mais ils en ont oublié le facteur humain, celui qui fait tout dérailler et permet à la raison de l’emporter. Pour cette fois.

La Répétition, Berlin 1963, de Yves Grevet et Jean-Michel Payet, Éditions 10/18 Inédit, 504 pages, 18.90 euros.

« L’Incident d’Helsinki », de Anna Pitoniak : la fille du père espion

0

Original. Et pas qu’un peu. L’Incident d’Helsinki de Anna Pitoniak est un thriller d’espionnage écrit par une femme. Le héros est une héroïne. Et le père pourrait bien être une taupe. Tout est inhabituel dans ce récit. La raison pour laquelle il faut s’y intéresser de près.

Une lignée d’espions. Charles Cole fut un agent de la CIA et des années plus tard, après quelques errements personnels, Amanda Cole prend la relève. Deux temporalités sur lesquelles la romancière Anna Pitoniak dont c’est le quatrième roman, va surfer tout du long. Sans pour autant nous perdre, comme cela arrive parfois.

Pour l’heure, la demoiselle s’ennuie sévèrement dans sa nouvelle affectation à l’ambassade américaine de Rome, en Italie. Lorsqu’un Russe se présente à la porte demandant l’asile politique, Amanda Cole trouve là un bon moyen d’égayer sa vie sans relief. Le demandeur d’asile affirme que le sénateur américain Bob Fogel va être tué lors de son déplacement au Caire. Amanda le reçoit et l’écoute. Ce monsieur Konstantin Semonov est traducteur au GRU (Service de renseignements militaires de la Fédération de Russie). Il s’occupe de la fabrication de passeports et de visas. Il surprend des conversations qui valent de l’or. Le chef d’Amanda estime que l’ennui lui est monté au cerveau et qu’elle délire. La jeune femme s’est déjà trompée par le passé et elle sait parfaitement que recruter des agents extérieurs n’a rien à voir avec les films. « Un Russe débarque un jour pour les informer des menaces qui pèsent sur un politicien américain ? Non, ça n’arrivait jamais ». Et pourtant.

Son père, Charles Cole, a 72 ans. Il est à un an de la retraite de la Central Intelligence Agency (CIA) où il travaille comme bureaucrate. Dans sa jeunesse, il a été en poste à Helsinki avec sa jeune épouse. Il était un agent prometteur. On est après 1945, la capitale finlandaise grouille d’espions. L’un de leur sport favori consiste à retourner et recruter chez l’adversaire. Charles délaisse sa femme et sa fille. Une main posée sur son chariot au supermarché a suffi. Une autre femme est entrée dans sa vie. C’est d’une banalité affligeante. On les prévient pourtant ces agents sur le terrain. Le coup de la maîtresse, un grand classique. Mais la chair est faible. Évidemment que Charlie tombe dans le panneau. Il tente alors de réparer. En vain. Il est quasiment exfiltré du pays, retour au bercail américain. Il n’est pas viré. C’est pire.

Son passé va percuter le présent. Ou plutôt celui de sa fille. Pourquoi le nom du père a-t-il été prononcé par le sénateur Vogel. Aidée dans son entreprise par la chef de division, une vieille routière de la Firme de 73 ans, chaussée de bottes de cowboy, Kath Frost, Amanda qui gère Simonov, comprend que cette histoire possède un volet personnel explosif. Est-elle prête à aller jusqu’au bout, quitte à découvrir de terribles secrets au sujet de son père. Anna Pitoniak lâche les explications au compte-goutte et se montre assez fine pour construire une intrigue psychologique entre père et fille sans pathos. Une relation filiale mise à mal, une quête de pardon et de rédemption tardive, le roman aborde la notion de trahison. Quand sa fille lui demande pourquoi, Charlie est désarmant de sincérité poisseuse. Il répond : « Je ne sais pas. On pourrait penser que trente ans, c’est suffisant pour trouver la réponse, mais je n’ai jamais réussi ». Il prépare des gaufres à sa famille qui s’apprête à le trahir, elle aussi, mais par devoir envers la nation. « Si c’est mon dernier repas d’homme libre, autant terminer en beauté ». Abasourdie, Amanda regarde son père et ne peut que répéter ad nauseum, « Je suis désolée, papa, je suis désolée », tout en vérifiant le micro dissimulé sous son chemisier.

L’Incident d’Helsinki de Anna Potoniak, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Esch, Éditions Gallimard/Série Noire, 427 pages, 21 euros.

 

« Baignades » de Andrée A. Michaud : en eaux troubles

0

La honte. En une fraction de seconde. Et qui vous tombe dessus à cause d’une remarque assassine de vos voisins. Comment peut-on laisser une fillette de cinq ans se baigner, nue dans le lac ! Ce sera le premier de la longue liste d’accrochages qui va transformer les vacances au camping de Laurence et Max en véritable enfer sur terre.

La Canadienne Andrée A. Michaud sait y faire. Elle débroussaille la nature grandiose qui l’entoure pour en faire un territoire hostile où les hommes perdent la raison. Comme Max qui déjà contrarié par l’incident précédent, voit dans le geste d’un copain sur leur fille Charlie, la marque d’un pédophile. Et qui fou de rage, décide de partir sur le champ et en pleine nuit. La suite relève quasiment du film Délivrance. Deux copains, Simard et Vaillancourt, commettent l’irréparable sur une femme, à la suite d’une orgie de sexe qui a mal tourné. Rien ne s’arrange lorsqu’ils croisent le chemin de cette famille en fuite dans une nuit lacérée par l’orage. L’un des deux lascars tue Max tandis que l’autre l’enterre. Fin abrupte de la première partie.

La romancière aime camper des situations dont les débuts s’annoncent idylliques  et trompeurs. Au fil des années au cours desquelles elle a écrit pas moins de quatorze romans, elle s’est construite une sacrée réputation d’ensorceleuse. Chez elle, la nature est omniprésente. Doit-on s’en méfier ? Un peu. Mais l’homme a toujours sa part de responsabilité. Lui qui s’y aventure dominateur et conquérant. La Québécoise est souvent à la limite du thriller estampillé horreur. Tout juste avons-nous repris notre souffle que la romancière récidive dans la deuxième partie de son récit. Nous sommes quatre ans après cette nuit dantesque au milieu de nulle part. On ne sait pas encore ce que sont devenus les protagonistes. On est toujours autour d’un lac. Les parents attendent leurs enfants pour leur réunion annuelle. On apprend ainsi que Laurence et sa fille ont survécu. Madeleine, la maman, ressent pourtant comme une pointe d’inquiétude. Leur fille a annoncé qu’elle venait avec son nouvel ami. N’est-ce pas un peu tôt ? Madeleine aimait tant Max.

Elle ne croit pas si bien dire. Andrée A. Michaud passée maître dans le suspens angoissant, procède de la même façon. Elle asphyxie le lecteur en multipliant les signes du malheur, ceux qui vont s’abattre sur une famille déjà bousculée. Et tout le monde va s’y mettre gentiment. La maman et les frères. Pas de pitié pour l’ennemi. Lequel ? Le nouveau petit copain. On n’en dira pas plus. Pour les amateurs de frissons en situation ordinaire, il faut lire Baignades avec son lot d’expressions canadiennes savoureuses. Mais plus jamais on ira camper ou faire trempette dans un lac, avec insouciance.

Baignades de Andrée A.Michaud, Éditions Rivages Noir, 300 pages, 21 euros.

 

« La Station » de Jakub Szamalek : huis clos intersidéral

0

Et dire que Thomas Pesquet a fait chavirer des millions de gens. Avec ses posts sur Instagram, la terre vue de l’espace, un rêve éveillé. À la lecture du dernier roman de Jakub Szamalek, La Station, on nagerait plutôt en plein cauchemar. Enfermés dans une capsule métallique, des astronautes américains et russes vont s’affronter comme de sempiternels ennemis à cause d’une histoire de fuite d’ammoniaque.

Décidément l’auteur polonais est un gars à suivre. Avec La Station, Jakub Szamalek nous entraîne dans un univers qu’il a l’air de maîtriser aussi bien que les lignes de codes informatiques de ses romans précédents. Mais là, il prend de la hauteur, on a l’univers à portée de main. De passage à Paris pour la promotion de son roman, l’écrivain polonais, à la chevelure portée grise et blanche portée en catogan, se plie au jeu des questions réponses avec beaucoup de patience et de sympathie. La patronne de la librairie polonaise qui fête ses cent ans d’existence sur le boulevard Saint-Germain à Paris, accueille l’auteur avec un brin de stupéfaction. « Nous n’avons jamais reçu autant de bloggeurs et d’influenceurs dans nos murs ». Quelqu’un ajoute malicieusement. « Et de journalistes »… En réalité la présence des reines et rois du clic n’est pas dénuée de sens, l’auteur étant très porté sur les nouvelles technologies et les algorithmes des géants de la tech. Intérêt qu’il a développé dans sa Trilogie du Dark Net, entamée en 2019 et terminée l’année dernière. Tous publiés chez Métailié.

La commandante Lucy Poplaski est à la tête de la mission internationale USA/Russie qui va aller faire un petit tour dans l’espace, illustrant au passage ce beau chapitre d’amitié entre les deux grandes puissances. « La Station spatiale internationale était le fruit de l’optimisme des années 90. Libérés de la logique de la guerre froide et n’ayant plus besoin de faire la course aux étoiles, Russes et Américains avaient uni leurs forces pour le bien de l’humanité…ils avaient construit un laboratoire volant autour de la Terre pour la modique somme de cent vingt milliards de dollars ». Mais c’était il y a vingt ans. Depuis, les milliardaires type Elon Musk ont pris d’assaut l’espace. Ils se paient leurs traversées spatiales. Ils n’ont pas de problème de trésorerie. Ce qui n’est plus le cas des Russes qui sont désormais largués, face à une Chine plus que émergente dans ce domaine. Retour aux mauvaises pensées.

D’autant que rien ne tourne rond dans la capsule. Une fuite d’ammoniaque a été détectée. La confiance entre les deux nations n’étant plus au beau fixe, la suspicion est stratosphérique. La faute à la Russie, forcément, se disent d’emblée les Américains. Analyse inverse de l’autre côté. Le romancier semble doué pour assimiler des notions techniques très compliquées et nous les transmettre comme si c’était une évidence. La vie à l’intérieur de cette boîte peu confortable est une longue litanie de tâches répétitives et ennuyeuses. L’emploi du temps des astronautes est établi des années à l’avance par les agences. Pas de surprise, encore moins d’initiatives personnelles. Il faut juste suivre le manuel à la lettre et cocher toutes les cases requises. L’apesanteur qui fait sourire quand on la voit à l’écran, n’a plus rien de drôle lorsqu’il s’agit de se laver (lingettes) aller aux toilettes (couches), de se défendre (aller frapper quelqu’un en apesanteur) ou de tirer sur quelqu’un (la folie absolue, la mort au bout du fusil). Le moindre grain de sable est source de danger. Pourtant, cet équilibre lunaire est en passe d’exploser.

Aux côtés de Lucy Poplaski, cette commandante de choc corsetée dans une combinaison Sokol cousue sur mesure avec des dizaines de laçages, de boutons et de loquets qui empêche tout déshabillement, un scientifique, une touriste de l’espace, et le pilote, un ancien militaire pro MAGA, comme tous le découvriront plus tard, voire trop tard. Du côté russe, ils ne sont que deux, Lev et Anton, ce dernier ayant même eu une amourette avec Lucy lors d’un autre voyage. Une performance en soi, sachant que les caméras suivent les astronautes H24 dans la station. Tandis que son mari Nate Hunt cloué au sol à garder leur fille unique, Eliza, qui s’interroge chaque jour : « Mais pourquoi maman part-elle tout là-haut ». Le romancier s’est posé la même question. « Les astronautes sont admirés, enviés et célébrés mais au fond, on se demande pourquoi on les envoie dans l’espace, à quoi servent-ils, explique-t-il, platement. On sait aujourd’hui que des robots feraient très bien le travail. Et qui paie pour ces rêves de cow-boys de l’espace ? ».

Elle aurait dû se méfier la petite Lucy, la bonne élève, la meilleure comme elle le dit elle-même. Le mari qui se sacrifie pour l’ambition acharnée de sa femme découvre que madame a réussi à batifoler avec un Russe sous les étoiles. L’auteur en profite pour montrer les difficultés particulières de la gente féminine face à cette aspiration professionnelle exacerbée, et comment l’homme qui gagne moins et garde les enfants, se débat également avec ces nouveaux codes. « La station spatiale représente le symbole idéal des rapports internationaux mais c’est aussi pour moi, le symbole de l’histoire du sexisme. Comment arrive-t-on à d’immenses avancées technologiques en étant aussi arriérés sur le plan humain et civilisationnel ? ».

Le roman tombe à point nommé. Jakub Szamalek ne se dérobe pas face à une question plus politique. Il raconte qu’il l’a commencé avant que la Russe n’envahisse le voisin ukrainien. « J’étais au milieu de mon roman lorsqu’ils ont attaqué. La station spatiale a pris un tour symbolique encore plus grand. J’ai pu utiliser cette attaque dans tous les dialogues entre Russes et Américains. Tout prenait encore plus de sens. On voit bien que ce qui compte lorsque les personnages s’affrontent, ce n’est pas tant ce qui se passe dans cette boîte métallique désagréable que les conséquences que cela peut avoir en bas, sur terre ». Ce polar très cinématographique (on pense à Sigourney Weaver dans Alien) prend alors une tournure réelle et dramatique. Fini de rigoler. Jakub Szamalek est polonais, il connaît l’ennemi : « Je suis furieux contre les Russes parce qu’ils prouvent que le progrès ne reste que technologique avec eux. Et qu’ils ne ratent pas une occasion de tirer toute la région vers le bas sur le plan civilisationnel ». La Station a été traduit en russe et Jakub Szamalek a versé tous ses droits d’auteurs à une association ukrainienne afin qu’elle achète des drones. Quand le réel l’emporte sur la fiction. Et que les écrivains ne manquent pas de courage.

La Station de Jakub Szamalek, traduit du polonais par Kamil Barbarski, Éditions Métailié Noir, 380 pages, 23 euros. 

 

« Décrochages » de Julien Fyot : au bord du vide

0

Décrochages. Et pas qu’un peu. Avec ce joli petit jeu de mots, Julien Fyot signe un premier roman très réussi sur la vie tourmentée d’un enseignant de CM2 à l’esprit non moins tourmenté. Et que l’auteur désigne par l’initiale, « J ».

Tom Langevin, dix ans, est retrouvé mort par le gardien de l’école qui faisait une dernière ronde avant l’ouverture des portes. Suicide ou crime ? Que vient faire « J » dans cette histoire ? Il connaissait l’élève, mais il l’avait eu il y a longtemps, en classe de CP. Justement. L’inspecteur, Robert Millet, qui l’interroge lui fait remarquer que les coïncidences n’existent pas. C’est dans sa classe que l’enfant est mort. « Dans sa classe. Sur son parquet. À sa fenêtre. « J » s’imagine Tom glisser une dernière fois au milieu des rangées et mourir ». Cela fera de lui « un témoin précieux ».

Quinze mois plus tôt, « J » récolte un enfant compliqué. Lui seul, affirme le directeur André Galet, peut gérer ce genre de cas. Il s’appelle Brayan et d’emblée s’assoit à la place de Sylvain. Tous comprennent que cet élève sera différent. Le maître laisse filer cette initiative personnelle. Il faut savoir gérer les coups de gueule dans une classe le premier jour. Il ne dit rien lorsque Brayan nourrit les trois lapins avec des bouts de salade. Mais il entend l’enfant marmonner quelque chose à l’animal. « » se rapproche et croit percevoir ces mots : « C’est toi qui va mourir ».

Bunny le lapin est mort. Une élève avertit le professeur. Brayan est responsable mais « J» se méfie des jugements à l’emporte-pièce. Il a déjà posé un diagnostic  : « Gamin en manque de confiance et d’affection. À cadrer, à couver, à distance raisonnable ». À quel moment la sortie de route a-t-elle eu lieu ? En réalité, très vite. Il a suffi du premier devoir en classe. L’impression que l’enfant a une antisèche. Mais l’heure est encore à la compréhension, à l’indulgence.

Avant, après, le jeune auteur déroule une intrigue complexe, décortiquée par « J ». Au passage, il dresse un triste état des lieux de l’enseignement au primaire. Son personnage, jeune père de famille, épuisé par les nuits sans dormir à cause du bébé, n’est pas un mauvais bougre. Il n’a pas ce mépris sous-jacent de certains enseignants au bout du rouleau, après des années de frustration et de questionnement envers un métier fort peu considéré. Parce qu’il est loin le temps de la toute-puissance en noir et blanc des maîtres et maîtresses du début vingtième. Les parents, la vox populi, tous ont mis un pied dans la porte et la poussent toujours un peu plus chaque année, entamant un prestige désormais poussiéreux. Julien Fyot nous épargne le dézingage en règle de la profession ou la posture hautaine de celui qui sait tout face à ceux qui ne veulent plus rien apprendre. Paraît-il.

Brayan, Tom et inversement. Le Ying et le Yang. Celui qu’on aime peu et celui qu’on adore. Le difficile et le facile. « J «  s’est entiché de ce dernier. Pas compliqué. « J’ai toujours eu un faible pour les surempathiques, ces immunodéprimés qui attrapent sans filtre les émotions des autres. Il les aime avec tendresse et en connaît peu d’heureux ». En ce qui concerne Brayan, en revanche, on ne compte plus les mots dans le cahier de correspondance. Mais cet enseignant se voit différent et il confie à l’inspecteur : « Il cherche le plus souvent à faire chier… mais il ne sait pas faire autrement, et vous culpabilisez de lui en vouloir parce que vous savez, ou devinez, la vie de merde qu’il a eue et qu’il n’y a pas de raison que ça s’améliore un jour. C’est sans espoir et c’est face à vous tous les jours ». Les deux enfants vont se lier, à leur façon. La vie d’un enseignant est souvent bien rôdée. En théorie, il a les outils psychologiques pour affronter tout type d’élève. Vraiment ? Parce que Brayan déjoue tous les manuels. Et il finit par tenir la vie de « J » entre ses mains, lui qui pensait être juste. Décrochages est subtil et habilement ficelé. Le roman oscille entre carte postale sociale d’un monde scolaire en grande difficulté, un instituteur en suspend qui découvre, atterré, qu’il ne peut aimer tous les enfants d’une classe, et une intrigue noire comme on les aime.

« Décrochages » de Julien Fyot, Éditions Viviane Hamy, 392 pages, 21.90 euros.

« Le dernier nuage » de Frédéric Chignac : ultima nubes

0

Cumulus, nimbus, strates, tout le monde connaît ces mots, même les enfants de primaire. Mais en 1802, on ne plaisante pas avec la langue de Shakespeare. Alors, quand un Quaker un peu fou se met en tête d’étudier les nuages puis de leur donner des noms latins, il n’en faut pas plus pour que les services de renseignements du pays se mettent en chasse. Gare à celui Who does not speak English ! Ne serait-il pas un espion à la solde de ces maudits Français !

Où va se nicher le nationalisme dans ces années-là, quand l’Angleterre redoute Napoléon et la reprise des combats. Un homme se tient très loin de toutes ces considérations politico- guerrières, Luke Howard, jeune apothicaire quaker passionné de météorologie depuis son enfance. Une double offense. Celle faîte à son père, très stricte dans son obédience à ce mouvement religieux né en Angleterre au XVIIe siècle, et celle adressée à l’influente Askesian Society lorsqu’il présente devant ses vénérables membres une théorie inédite de classification des nuages. Mais non content de leur parler du ciel et de ses éléments, il ose en outre choisir le latin, langue universelle selon lui, afin de décrire petites choses virevoltantes qui apparaissent et disparaissent au gré de vents capricieux. Ce génie méconnu déclenche une tempête. 

Deux hommes s’affrontent en coulisse. Deux patrons de presse. Alexander Tilloch du Philosophical Magazine et Markham du Gentleman’s Magazine. L’un va porter aux nues la découverte de Howard, l’autre n’aura de cesse de la discréditer. L’histoire est vraie. Merveilleuse trouvaille de Frédéric Chignac reporter et scénariste qui signe son premier roman. On découvre ainsi le monde fermé des Quakers, ces femmes et ces hommes vêtus de noir qui tutoient tout le monde sans aucun sens de la hiérarchie, et qui se réunissent une fois par semaine de façon très démocratique, assis en cercle, dans le cadre de ce qu’ils appellent La Réunion des Amis. Les questions sont autorisées après la prière puis l’assemblée passe au vote. Ce jour-là, George Gatlin, un menuisier âgé demande haut et fort : « Je voudrais parler des nuages. Leur observation scientifique est-elle compatible avec notre conception divine du ciel ? » Ce jour-là, il y aura un vote mais pas d’unanimité. Et le groupe entier dira: « Alors remettons la décision à un autre jour. Qu’il en soit ainsi« . L’ombre du père de Luke plane au-dessus de lui et il l’entend comme s’il était près de lui. « Je t’avais pourtant bien prévenu« .

Affrontement parent-enfant, affrontement religieux, politique et scientifique. Le personnage de Luke Howard illustre cette terrible équation. Tout chez lui est atypique. Il est marié à Mariabella qui l’aide à la boutique. Mieux ou pire, elle pratique aussi une forme de médecine. Elle est le moteur du couple, celle qui ne dira jamais non à son époux, bien au contraire, quitte à rompre avec une communauté étriquée et bornée. Un couple d’une modernité impensable pour l’époque.

Luke est un pur chercheur. La tête dans les nuages. Au sens propre. Il fait la connaissance d’un Français, Paul Gascogne, un entrepreneur, industriel de génie dans son genre. Il construit des montgolfières. Convergence des talents. Le Français est le seul à pouvoir aider Luke Howard dans sa quête de connaissances. Il lui reste à étudier la grêle. Mais pour cela, il doit s’élever haut dans un ciel où nul homme ne peut survivre longtemps parce que privé d’oxygène à une certaine altitude. Gascogne pieds et poings liés avec les espions de la Couronne n’aura d’autre choix que d’accéder à la demande de ce génie insolite.

Une découverte scientifique se fait toujours dans la douleur. Qui aurait imaginer que ces termes latins allaient entraîner un cataclysme sémantique et nationaliste ? Que ce pauvre Howard, âprement désireux de tout savoir des nuages dans le ciel, et rien d’autre, serait le jouet de sombres manipulateurs avec des dessins autres que l’avancée scientifique. On sourit évidemment à la lecture de ce combat, le jugeant un tantinet absurde. Mais des années plus tard, d’autres remettront en question des certitudes que l’on croyait acquises. Le Londres de l’époque est un champ de bataille culturel, une ville industrielle en plein essor, l’argent, les idées circulent, les poètes comme Goethe y résident, avides de s’imprégner de cette atmosphère bouillonnante. Une cité où tout semble possible mais où les intérêts d’un pouvoir en place sont coûte que coûte préservés de façon sauvage. Le roman de Frédéric Chignac nous fait prendre de la hauteur et on tutoie autant les nuages que les étoiles. Magique.

Le dernier nuage de Frédéric Chignac, Éditions Hervé Chopin, 352 pages, 19.50 euros.