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« Les Maîtres du Domaine » de Jo Nesbø : fratricide à la norvégienne

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Les frères Abel et Caïn version Dexter nordique. Jo Nesbø qui n’a plus que faire de la morale, donne une suite à « Leur Domaine » (2021) où l’on découvrait les deux frangins borderline, Roy et Carl Opgard. À cette époque, ils avaient encore toute notre sympathie. On peut excuser pas mal de choses à des mômes abusés par papa. Cette fois, le romancier norvégien noircit le trait et déclare ouverte, la guerre entre les frères. À nous de voir.

« N’importe qui peut-il devenir meurtrier ? » Roy, le plus jeune du duo, s’interroge faussement, alors qu’il est en route pour faire ce qu’il fait plutôt bien, zigouiller quelqu’un. En l’occurrence, grand seigneur, il donne un peu de temps à sa  potentielle victime. En réalité, Roy connaît la réponse à cette question purement rhétorique, lui qui a déjà sept cadavres à son actif. Avec l’aide de Carl, parfois. La nonchalance du bonhomme, véritable porte-voix de l’auteur, est assez bluffante. « J’ai fini ma bière ». Pas de remords, pas de quête de rédemption dans ce deuxième volume, « Les Maîtres du Domaine ». La parole est aux crapules sans foi ni loi.

Non seulement, les Opgard ne se sont pas fait prendre, mais ils ont augmenté le volume de leurs affaires et étendu leurs pouvoirs. Désormais, ils ont un nouvel objectif : agrandir leur hôtel-spa et développer un parc d’attraction. On notera l’esprit grand enfant de Roy qui se passionne pour les joujoux qui font peur comme les montagnes russes. Mais un projet de tunnel menace d’isoler leur village et risque de mettre en péril leurs petites ambitions de propriétaires terriens, hommes d’affaires. Et le gars qui tient leur avenir dans ses mains, c’est le fameux géologue à qui Carl est allé rendre une visite lourde de sens. On est tenté de penser que Nesbø exagère, qu’il vit sur ses acquis, nous refourguer une suite, facile. Mais la maîtrise de la narration nous contredit. « Le soir précédent le jour où j’ai sonné chez Halden pour lui proposer douze millions de couronnes pour un faux rapport, j’étais en Pologne. Plus précisément à Zator, une ville d’environ quatre mille habitants, dans le Sud. Encore plus précisément, je me trouvais à Energylandia, un parc d’attractions, le plus grand du pays, et pour être parfaitement exact, dans un wagon tracté vers de sommet, de Zadra, le plus vaste circuit de montagnes en bois du monde ». La prise de distance vaguement cynique du romancier norvégien à nous raconter ce drame en mouvement est franchement à prendre en considération. La romance bien torchée n’est pas à la portée de tous.

Alors suivons Roy, le narrateur. Le maître-d ’œuvre de cette séquence. Le plus jeune mais le plus fûté. À la vie, à la mort, entre ces deux-là, voilà en gros l’idée que veut nous faire passer ce roublard de Nesbø. Pourtant, il y a déjà eu de sérieux coups de canif. Piquer la nana de son frère, par exemple. Énorme, non ? De l’eau a coulé sous les ponts, Roy qui jusqu’ici se tire de tout, pense aussi que son frère Carl n’a jamais rien su et maintenant que Shannon n’est plus de ce monde, tout ça est mort et enterré. Une autre femme, Natalie, aussi sublime et mystérieuse que la précédente, va venir perturber cet équilibre fragile et rappeler à Roy que la vengeance est un plat qui se mange froid. La mécanique de destruction de l’un par l’autre est en marche. Parce qu’il ne peut y avoir qu’un seul maître dans le royaume d’Os. Oui mais lequel ?

« Les Maîtres du Domaine » de Jo Nesbø, traduit du norvégien par Céline Romand-Monnier, Éditions Gallimard Série Noire, pages, 466 pages, 21 euros. 

 

 

 

« Jayne Swift, celle qui guérit » de Minette Walters : une femme médecin dans la guerre

C’est une héroïne comme la littérature en produit parfois. Flamboyante, subversive et entêtée. « Jayne Swift, celle qui guérit », est la dernière création de la très Anglaise Minette Walters. Sur fond de guerre civile entre royalistes et parlementaires, la romancière se détourne du Noir et nous parle autant d’amour que d’Histoire et de politique.

Dorset, 1642. La région est connue de l’écrivaine. Elle y réside. Elle est sa source d’inspiration. Minette Walters signe son troisième roman historique régionale. On est en pleine guerre civile. Les Royalistes sont fidèles au roi Charles 1er. Les Parlementaires, eux, veulent limiter les pouvoirs du souverain (qui sont encore divins à cette époque) et renforcer le Parlement. Un homme mène la  fronde : Oliver Cromwell. Le contexte historique illustre une période peu connue en France : la naissance de la seule République anglaise qui dura onze ans avant que la monarchie ne soit restaurée en 1660, avec l’accession au trône de Charles II. Mais il ne fut plus question de droit divin.

Minette Walters nous fait vivre les aventures de Jayne Swift qui a étudié la médecine. Enfin, disons qu’elle l’exerce mais ne peut porter le titre de médecin. Interdit aux femmes. Petit problème pour ces Messieurs, elle possède le don. Mais avec des convictions qui en ces temps de bruit et de fureur, il est dangereux d’afficher. « Jayne, elle, reste neutre, son seul but étant de soigner les malades, quel que soit leur bord. » Le personnage est formidable. Féministe avant l’heure. Elle se présente d’ailleurs comme « le docteur ». Audacieuse dans tous ses choix. Prenez William Harrier, quand elle le rencontre la première fois, il prétend être un simple valet de Lady Alice. « Jayne observa le nouveau venu. Il portait les habits simples d’un domestique, mais son regard, vif et assuré, trahissait une intelligence peu commune ». Et très vite, « elle ne peut s’empêcher de s’interroger sur la position véritable de ce William ».

D’aventure en aventure, Dame Swift nous fait traverser les lignes des deux belligérants, son cœur penchant sérieusement du côté des parlementaires, bien que issue elle-même d’une famille de royalistes. Nous suivons toutes ses péripéties professionnelles et amoureuses. Il est assez savoureux de la voir battre en brèche tous ces vieux schnocks encore adeptes de soins obsolètes. Jayne ne cache pas sa croyance dans les herbes et le soin au naturel. Mais elle sait aussi inciser. Les ruses qu’elles utilisent pour convaincre les hommes blessés ou malades très rétifs à être soignés par une femme sont audacieuses. Le colonel Blake n’y voit que du feu. Il a reçu une balle qui s’est logée dans sa botte. Jayne sort son scalpel le plus aiguisé et une paire de pinces en argent. Elle lui demande d’inspirer profondément et de compter les secondes dans sa tête pendant qu’il retient son souffle. Lui assurant ainsi de pouvoir mener cette opération en moins de soixante secondes. Défier les combattants, en voilà une bonne idée. « Ce stratagème échouait rarement , surtout auprès des patients de sexe masculin. Retenir leur respiration leur évitait de bouger, et la plupart étaient si désireux de lui donner tort qu’ils se concentraient sur les secondes qu’ils égrenaient au lieu de se crisper dans l’attente de la souffrance. Le colonel Blake ne fit pas exception… Il s’était si bien préparé à une minute de douleur que la brièveté de l’intervention fut un soulagement ». Elle vous enlève aussi les furoncles avec un savoir-faire de sorcière.

Lyme Regis, la ville assiégée par le Prince Maurice, va lui donner la possibilité de vivre intensément. Elle prend la direction d’un hôpital désaffecté. Elle y découvre l’amitié sans les codes sociaux et l’égalité des sexes. Devant ce don de guérison naturel qu’elle semble posséder, plus personne ne discute le fait qu’elle soit une femme. Mais sa neutralité exaspère. Quand le Prince Maurice l’a fait appeler pour soigner ses hommes qui pourtant assaillent sans pitié la forteresse, elle accepte. Elle demande néanmoins la permission au colonel Blake qui lui répond : « Je n’ai jamais entendu parler d’un médecin qui ait franchi les lignes pour traiter les représentants des deux camps ».

Et William dans tout ça ? Elle va le recroiser au fil des pages. Mystérieux, séduisant et trouble. La romancière nourrit cette histoire d’amour au rythme de l’époque. Lentement. Il y a d’abord le respect et la complicité, puis l’attachement et enfin la déclaration. On aime beaucoup cette histoire d’amour où l’homme n’attend pas de celle qu’il aime de rester à la maison pour élever les enfants. Ce sont des regards, des joutes verbales, des gestes furtifs, une cour délicieuse et d’un autre temps. Cette façon intrépide, qu’elle a de lui parler de ses sentiments : « Vous êtes décidément un homme insupportable », tout en se laissant enlacer. On en frémit. Romantique. Tout simplement.

« Jayne Swift, celle qui guérit » de Minette Walters, traduit de l’anglais par Odile Demange, Éditions Robert Laffont, 752 pages, 39.95 euros. 

 

« L’expérience Pentagramme » de Yves Sente : des bulles dans la tête

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Un tempo ultra-rapide pour un Jason Bourne de la plume. Une intrigue qui tient carrément la route sur plus de 500 pages. Pari réussi pour ce « novice » du genre.  Yves Sente, célèbre pour être l’un des ses scénarios de BD comme Black et Mortimer, ne semble pas vouloir ronronner avec le succès et prend de nouveaux risques. De beaux personnages, une documentation sérieuse, une connaissance américaine issue de sa jeunesse, et un regard cinématographique, le « BD man » met un point final à son récit, en mode « il se pourrait bien qu’il y ait une suite ».

Une base au milieu de nulle part en Amérique. Une femme qui s’enfuit et qui se fait rattraper. Puis on bascule sur cinq personnages au profil différent mais avec un point commun : avoir servi à l’armée et avoir participé il y a 17 ans à un programme d’expérimentation, « L’Expérience Pentagramme »,  pour arrondir leurs fins de mois. Le genre de truc tellement ultra secret que d’emblée on vous fait signer une clause de confidentialité. Parce que l’expérience tourne court. Tous se plaignent de céphalées carabinées. Tous quittent l’armée, sauf un, le capitaine, pilote chasse, Damon Sheperd, brillant et malheureux, son fils étant mort d’une overdose et son ex-femme partie avec l’avocat du divorce. Ils prennent tous le même médicament pour soulager leur migraine. Un médoc donné gratuitement et à vie par les militaires. Gratuit ? Ils auraient dû se méfier.

Le Pentagone est un labyrinthe constitué d’agences qui ont le chic de ne surtout pas communiquer entre elles. On sait ce que cela a donné le 11 septembre entre la CIA et le FBI. Là, c’est un peu le même topo. Surtout quand il s’agit d’expérience, genre Docteur Folamour. La DARPA (Agence américaine dédiée aux projets de recherches avancées pour la Défense) a orchestré l’expérimentation qui visait à implanter dans le cerveau humain des dispositifs capables d’augmenter les capacités cognitives mais aussi potentiellement de prendre le contrôle de la personne à distance. Ce qui explique que les cinq ex-cobayes qui ne se connaissent pas décident tous, à peu près au même moment, de tout plaquer et de répondre à la voix qui leur intime de se rendre à Waterloo, en Belgique. Sans comprendre le pourquoi du comment. Dans cette aventure d’apprentis sorciers, l’armée a travaillé main dans la main avec une crapule qui n’est pas sans rappeler la famille Sackler aux États-Unis, largement responsable de la crise des opioïdes uniquement par appât du gain. Un certain Charles Fessenheimer, un allumé à la Elon Musk, est à la tête de ce Big Pharma. La gars a des rêves de grandeur, de contrôle du monde et de ses habitants. Il possède les scientifiques et l’armée, les cobayes. Une affaire qui aurait dû rouler mais qui a dérapé, et désormais tous sont dans le damage control.

Parce qu’un système automatisé de la DARPA prévient « quand un volontaire d’une ancienne expérimentation médicale sur la gestion des traumatismes de guerre disparaît ». Et c’est exactement ce qui se passe avec le pilote de chasse. L’enquête militaire interne est menée par la commandante Waya W. Wings. Qui va de découverte en découverte, débusque la taupe auprès du général et alerte que ce n’est pas un mais cinq disparus. Elle se lance à leur poursuite. Sa mission : les déprogrammer. Yves Sente signe un thriller pulsé où la science est détournée à des fins mercantiles. Où la maîtrise du cerveau humain est la tentation ultime du contrôle absolu.

« L’expérience Pentagramme » de Yves Sente, Éditions Verso/Seuil, 480 pages, 21.90 euros

 

 

 

 

« Night Boy » de Gilles Sebhan : dans l’ombre des « grooming gangs »

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Comment faire du beau avec du moche. Tel est l’exploit fictionnel du roman de Gilles Sebhan. L’auteur a puisé dans un fait-divers sordide pour construire une histoire qui surfe sur une certaine idée de l’amour et de l’humanité.

“The grooming gangs” des Midlands et le Nord de l’Angleterre. Au-delà de toute imagination. Une tragédie qui impliqua des hommes poussant de très jeunes filles à se prostituer. L’affaire mit du temps à sortir, les autorités anglaises étant tétanisées par l’origine ethnique des individus à majorité pakistanais. De quoi mettre le feu au pays. Le romancier s’inspire en partie de ce sinistre fait-divers mais le transforme en conte urbain salvateur.

Pour cela, il a puisé dans un autre récit, cette fois cinématographique, « Gloria » de John Cassavetes. Son héroïne porte d’ailleurs le même nom. Mais la comparaison s’arrête là. Parce qu’en réalité, c’est un homme et il s’appelle Peter, il est transgenre. Son univers bien réglé – elle se produit le soir dans un pub et le jour elle fait des traductions  – va être pulvérisé par un jeune garçon, Abad, qui a vu ce qu’il n’aurait pas dû voir. Une descente ultra violente de mafieux albanais contre un gang de Pakistanais impliqués dans un trafic d’êtres humains et guère plus sympathiques. Abad est une sorte de miraculé qui a trouvé refuge chez Peter. Il est un témoin clé que tout le monde s’arrache. Que ce soit les caïds albanais ou la police. Les premiers pour le descendre, les seconds pour qu’il les aide.

Le détective David Burn est sur la piste des Albanais depuis un bail. Quand il est appelé sur la scène de crime, un tas de cadavres grassouillets indo-pakistanais sauvagement assassinés, il comprend que la chance est de son côté et qu’elle a enfin placé les Albanais sur son chemin. Peut-être la boucherie de trop. Burn jette un coup d’œil à une sorte d’album photos qui traîne par terre et fixe les victimes intensément jusqu’à ce qu’il remarque de très jeunes filles au regard terrorisé, face à une bande crapules hilares. Il les fixe puis s’en détourne. Il n’est pas là pour elles mais pour les Albanais. Ces histoires de prostitution forcée, le Dorset avait été jusqu’ici épargné, pas son problème. Lui, ce qui l’intéresse, c’est le réseau qu’il doit démanteler, et tenu par Mirko, assisté de son frère Adrian à la réputation avérée de vrai fêlé. Des gars qui pratiquent sans problème de conscience, la gjakmairja, la vengeance par le sang, une tradition un peu rigide qui punit celui qui a brisé une autre loi, celle du silence. Un truc qui se pratique à l’infini, sans délai de prescription. Dans ce tableau assez sordide se dégage un autre personnage, Sarah, employée au service de l’aide sociale qui est la seule à alerter les autorités que quelque chose ne tourne pas rond avec ces adolescentes qui racontent toute le même modus operandi. Des friandises, des vêtements, un appartement prison, de la dope et des mecs à satisfaire H 24. Elle sent la faille chez ce détective qu’elle ne va plus lâcher.

Une nouvelle histoire naîtra de la rencontre de tous ces personnages. Tous sont en quête d’amour, voire de rédemption. Un roman noir qui prêche la tolérance, la différence, avec en prime une solide lecture de l’actualité. Dans la vraie vie, le procès the « grooming gangs” s’est ouvert cette semaine. Enfin.

« Night Boy » de Gilles Sebhan, Éditions La Manufacture de livres, 288 pages, 13.90 euros.

 

« Hot Springs Drive » de Lindsay Hunter : anatomie d’un meurtre domestique

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Au fond, c’est un roman sur le contrôle. À travers le poids. En gagner, en perdre. Jusqu’à la folie. Le corps sort de son invisibilité. Il redevient objet de désir. Mais est-ce si vrai ? Lindsay Hunter excelle à nous décrire une banlieue américaine où derrière les haies et dans les maisons se cachent des couples à la dérive. Symboles crépusculaires d’une nation qui étouffe. À travers l’histoire de deux couples de la classe moyenne, la romancière pulvérise encore un peu plus une Amérique qui ne fait plus rêver depuis longtemps

Le premier chapitre est juste magistral. La romancière fait les présentations de cette narration chorale. Elle commence par Theresa Linden. Elle a sept ans, puis dix-huit, vingt-deux, vingt-six… À trente-deux ans, elle se marie avec Adam, rencontré deux ans auparavant. Elle a une fille, Cecilia. Puis une amie, Jackie, qu’elle a connue à la maternité et qui deviendra l’ennemie. Theresa meurt assassinée dans son propre garage. Dans cette maison, parmi toutes les autres de Hot Springs Drive. Le drame est balayé d’un revers de chapitre par Lindsay Hunter. Léger affolement et questionnement, comment va-t-elle s’y prendre pour nous garder en alerte, après avoir tué aussi rapidement.

Lindsay s’intéresse maintenant à la voisine, l’amie, Jackie Stinson qui elle aussi a un mari, Nick, et quatre enfants. Lorsqu’elle rencontre Theresa la première fois à la maternité, elle se souvient qu’elle l’a aimée immédiatement. Mais « n’est-ce pas comme de cette façon que débutent les haines les plus violentes ? » D’ailleurs, selon Jackie, c’est la faute de Theresa. Elle, qui a eu l’idée d’aller chez Get Skinny, un programme de perte de poids, parce qu’elle croit pouvoir combler le vide qui l’habite en perdant quelques kilos. Gavée de junk food, essoufflée en faisant les courses, incapable de rentrer dans un seul de ses pantalons, la situation physique de Jackie, il est vrai, n’est pas forcément plus reluisante. Alors elle accepte de l’accompagner. La femme qui les accueille s’appelle Pepper. Elle est jolie. Elle a les bras gélatineux. « Je vais vous peser, dit-elle, et vous serez fin prêt ». Jackie est surprise. Pepper poursuit. « On confond souvent la faim avec tout un tas d’autres choses. Donnez-lui un autre nom ». Jackie a encore de beaux seins. Elle a envie que quelqu’un d’autre qu’elle où que Nick les voient. « Au lieu de faim, j’allais appeler ça désir. C’était ça, mon point de départ. J’allais devenir accro ». Son régime va précipiter la tragédie.

De la faim naîtra le désir. Celui de la chair pour le mari de Theresa. De la faim naîtra la perte du sens des priorités. Elle n’est plus mère, elle n’est que chair et stupre. Les enfants s’en inquiètent. Le plus grand, Douglas, adolescent perturbé, prisonnier des pulsions de sa mère, s’enfonce, victime collatérale d’un drame en mouvement. Un adultère, classique, ordinaire. Une amie en trahit une autre. Perte des repères, disparition de soi. Le corps de l’autre est perçu comme une planche de salut, comme un retour à sa propre identité. Mais la puissance du roman de Lindsay Hunter vient de son habileté, de son talent, de son souci du détail et sens de l’observation aiguë pour ne pas dire assassin. « Hot Springs Drive » est une métaphore cruelle du pouvoir et du contrôle. Jackie, personnage autocentré, préfère rester affamée. Elle se sent vivante, désirée. Manger trop ou pas assez. Mais qu’est-ce qui ne tourne pas rond en Amérique ?

« Hot Springs Drive » de Lindsay Hunter, traduit de l’anglais (États-Unis) par Heloïse Esquié, Éditions Sonatine, 320 pages, 22 euros.

 

« Protocole Chaos » de J. R. dos Santos : fake news et vrais dangers

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R. dos Santos est un monsieur calme et courtois. Cartésien.Très Cartésien. Pourtant à la lecture de son dernier et volumineux roman, on ressent une émotion qui lui a peut-être échappé, un bouillonnement qui ressemble à de la colère. L’écrivain portugais aime écrire. Mais pas sûr qu’il apprécie ce qu’il voit. Ce monde traversé de convulsions nationalistes et identitaire, ce monde de fake news orchestrées par certaines nations. De quoi ébranler les cartésiens les plus stoïques.

« Protocole Chaos » est autant un cri d’alarme qu’un cri du cœur. En mode thriller, l’auteur de millions de livres vendus, s’est encore une fois inspiré de faits réels pour construire une intrigue tirée au cordeau. Sur le plan romanesque, on retrouve l’historien et cryptologue, le professeur Tomás Noronha en délicatesse avec son épouse, Maria Flor qui malgré leur petite discorde lui demande de l’aide. Flora s’occupe à travers Amnesty International d’une Brésilienne qui a dû fuir son pays, accusée de pousser les femmes à se faire vacciner contre le Zika, alors que cela mettrait en danger la mère et l’enfant. Depuis, pourrie par les réseaux sociaux, cette femme médecin est harcelée pour ne pas dire menacée de mort. Et 400 000 vues sur YouTube, ce n’est pas rien.

Bienvenue dans le monde du fake. Tomás n’est qu’au début d’un cauchemar qui en réalité le concerne déjà mais dont il n’est pas encore conscient. Le roman de J. R. Dos Santos a été écrit avant l’élection de Trump. Ce qui est un argument de vente d’un point de vue marketing. Mais cette anticipation de l’auteur à voir dans la boule de cristal numérique fait froid dans le dos. Parce qu’elle traduit une intuition légitime dans un temps historique irrationnel. Le romancier tisse un récit balancé entre temp survolté et réflexion didactique dans lequel il introduit, comme toujours, des éléments de fiction, des faits réels, des citations officielles. À tel point, qu’à la fin du livre, on sort un peu de notre zone de confort et on se dit : « Ah oui, et si c’était vrai. »

Mais revenons au roman. Tomás s’est fait piéger. Le bonhomme fort sympathique n’est pas très au fait de cette nouvelle grille de lecture, bien loin de ces bons vieux cryptogrammes mystérieux, de ces énigmes historico-scientifiques dont il a l’habitude . Mais les Russes lui ont mis le grappin dessus et il est difficile de leur dire non. Ils ont toujours recours aux vielles méthodes, comme le chantage. Ils possèdent « La Vidéo » de tous les dangers. Coincé, il a pour mission de récupérer un smartphone dans lequel figure un code que le cryptologue a intérêt à déchiffrer. Pour cela, il doit se rendre en territoire « ennemi », en Amérique… Ce qui laisse Tomás un peu perplexe. Qui a envahi qui, dernièrement ? Le Russe lui sort une explication inédite : le plan Dulles. Qui prévoyait la destruction de l’Union soviétique en 1945. « De l’intérieur  au moyen d’actions américaines de désinformation visant à semer le chaos dans le pays, à remplacer les valeurs russes par des mensonges et à convaincre la population russe de la véracité de ses mensonges ». Tomás est effaré. Il connaît le roman rédigé par un Russe dont est issu cette histoire. On est dans un délire paranoïaque. Il n’empêche. La nouvelle Russie a bien appris la leçon parce que c’est exactement ce qu’elle fait pour saper les démocraties de l’intérieur. En attendant, le cryptologue est coincé et doit déchiffrer le code. Sinon, ses nouveaux amis se feront un malin plaisir d’envahir la toile avec une vidéo où on le voit se transformer en « mass murderer ».

Surfer sur la naïveté des gens en inondant la toile de fake news et en manipulant les masses, voilà le nouveau champ de bataille d’une guerre où les armes sont moins sonores mais tout aussi dévastatrices que des maisons bombardées. S’attaquer à ce que l’on croit, à nos certitudes afin de mettre en œuvre un ordre nouveau. Poutine en Russie, Trump aux États-Unis, Xi Jinping en Chine. Et les autres, moins connus mais en embuscade telle une armée des ombres qui creuse le réacteur démocrate. Patiemment. J. R. dos Santos est dans la démonstration. Il se sert du thriller ancré dans le réel géopolitique pour nous pincer là où ça fait mal. Allez, debout, réveillez-vous avant qu’il ne soit trop tard. Avant que l’on ne tue son voisin parce qu’on l’a vu sur les réseaux sociaux et parce que les médias mainstream nous racontent, eux, des mensonges.

« Protocole Chaos » de J.R. dos Santos, traduit du portugais par Catherine Leterrier, Éditions HC Hervé Chopin, 640 pages, 22.50 euros.

 

« Grindadráp » de Caryl Férey : écologie et tradition, face à face sanglant

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Caryl Férey a une façon bien à lui de montrer qu’il aime la nature. Aussi têtu qu’un sale gosse qui veut faire passer un message aux adultes qui ne comprennent jamais rien, il s’obstine à se balader aux quatre coins du globe en exposant la dame sous toutes ses plus vilaines coutures. Cette fois, il a posé ses bagages aux îles Féroé. Son personnage principal aussi. Soren Barentsen, l’ex-flic de Copenhague, hanté par une tragédie passée, pensait y couler des jours tranquilles. Moins de dix crimes recensés depuis la Seconde Guerre mondiale. Un vrai bonheur en perspective. Mais une vilaine tempête va rebattre les cartes. Et faire découvrir au continental qu’il est, le visage cruel de certains Féroïens. Caryl Férey signe un polar aux embruns toxiques et rouge sang dans un décor où les descendants de vikings perdent leur âme un peu plus chaque année.

Pas besoin de convaincre les membres de Sea Shepherd (« Le berger des mers »), l’organisation d’intervention pour la préservation des baleines, que ces îliens ne sont pas des gentils. Et ces derniers le leur rendent bien. La cause écologique n’a pas du tout la cote dans le coin. Et rien ne va aller en s’arrangeant. La nature va même s’en mêler. Une tempête meurtrière et la célébration du Grindadráp (Grind) vont une nouvelle fois sceller cette mésentente. C’est une tradition qui perdure dans le coin et qui consiste à chasser les mammifères marins. Un sport national local protégé en quelque sorte par le statut d’autonomie de cette province vis à vis du Danemark et qui, de facto, l’exclut de l’Union européenne. Donc des traités. Ça tombe bien. Si les baleines sont protégées par la Convention de Berne, l’archipel indépendant n’est pas signataire. Résultat, chaque année, c’est une chasse aux cétacés en open bar.

Mais cette fois, c’est une boucherie, un vrai massacre. Entre la tempête et cette cérémonie ancestrale, la plage est un cimetière à ciel ouvert. « Une odeur de sang et de mort a investi les lieux ». Les deux écologistes, rescapés du naufrage du Sea Shepherd, tombent sur cette orgie de cadavres et l’un d’eux arrive à filmer la scène en douce avec son téléphone. La journaliste Eirika Novak qui les accompagne est menacée par les pêcheurs locaux. Il y a d’autres morts, et non des moindres. Au milieu de cette barbaque sanguinolente, le chef du « grind », en personne. Le capitaine de police, Soren Barentsen peut dire adieu à ses rêves de tranquillité. Soudain l’air marin se raréfie sur cette île balayée par les vents. Les hommes renouent avec la sauvagerie. Ce n’est pas pour ça que Barentsen avait signé. Mais il est trop tard.

« Grindadráp » de Caryl Férey, Éditions Gallimard Série Noire, 384 pages, 20 euros.

 

« Bombay Beach, California » de Dominique Forma : au bout du rêve américain

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Un vrai roman noir. Qui commence comme une bleuette solide. On est en 2001. Un couple Jane et Louis Fay, start-uppers au top de leur vie à Vancouver. Vrai, aimant et complice. Jane a du flair. Elle dit. Louis suit. Mais ce sera la fois de trop. Mauvais investissement, ruine, fuite. Et là, c’est l’embardée, en plein désert californien, là où les gens ne posent pas de questions. On passe violemment au tragique dans le dernier ouvrage de Dominique Forma. Jane quitte Louis. Comme ça, « parce qu’elle a toujours eu le talent de résoudre les problèmes efficacement ». Sous un soleil meurtrier. Louis survit. On comprend que « Bombay Beach, Californie » va être un peu plus tordu que prévu.

C’est à lui que l’on s’intéresse de prime abord. Lui que l’on va suivre dans sa nouvelle vie parmi les cinquante marginaux éparpillés sur deux kilomètres et qui se tiennent à bonne distance d’un système qui le leur rend bien. Ça lui va. « Il fait siennes les règles de vie de Bombay (Californie). Il est absent de son passé, il n’a aucune sorte de futur en vue, le présent lui offre l’infini». Puis, c’est Sandy Valley, « où il n’y a rien à voir ». Louis y loue un appartement à son image. Vide de souvenirs. Après Bombay Beach, il a travaillé à Vegas pour Johnny Chang. Il a remis de l’ordre dans la comptabilité du bonhomme. Ce dernier un jour lui a présenté un autre gars, Josh Gilmore. Et rebelote. Louis assainit ses comptes. Il a des ex-femmes et des gosses qui veulent le plumer.

Gilmore est un gars envieux. Il lorgne sur Vegas comme un sale gosse. Il vient accompagné d’une créature, Miss Missy Carpo, de vingt-cinq ans sa cadette. Leur but : organiser un tournoi de poker entre célébrités. Enfin, surtout elle, parce qu’elle a une idée de dingue, elle veut faire venir Bodgia. Louis ne sait pas de quoi elle parle. Bodgia, enfin, « la nouvelle Paris Hilton », en noir et plus musclée. À vrai dire, quatre-vingt-cinq kilos de muscles, une catcheuse de la W W E. En perte de vitesse… Gilmore veut que Louis fasse ce qu’il sait très bien faire : signer un deal. Louis prend ses quartiers dans un motel de moyenne catégorie. Depuis que Jane l’a planté, il est en pilotage automatique.

Et il la voit. Sur un panneau immobilier de Los Angeles. Jane, en photo, qui vend des maisons sur Ventura Boulevard. Elle n’a pas changé. Enfin, si. « Elle a l’air heureuse ». Le souffle court, dix ans sans nouvelles et cette question sans réponse : pourquoi et de cette façon. Dominique Forma amorce la tragédie de face. Il n’y aura pas de jolie réunion, Jane est en affaire avec les mauvaises personnes. Non pas qu’elle l’ait vraiment décidé. Mais elle a une fille, Aurora. Alors, les questions de Louis attendront, il y a urgence, celle de se  sauver, elle et sa fille. Mais Louis ne l’entend pas ainsi, ok, il n’aura pas toutes les réponses, mais Aurora ? Il en est le père ou pas ? À croire que Jane n’a pas totalement épuisé son capital cruauté. « Elle est de toi si tu le veux », dit-elle à Louis. L’Amérique des excès, des personnages du bas-côté, Dominique Forma signe un roman sableux et hypnotique, superbement atroce.

« Bombay Beach, California » de Dominique Forma, 272 pages, 13.90 euros.

 

 

« La Trahison de Sunset Park » de Victor Guilbert : un cadavre de trop sous les décombres du 11 septembre

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L’histoire est fantastique et le ton du narrateur ne l’est pas moins. On est entre l’Amérique et la France, les good et les bad cops, des avocats hors norme et surtout la belle et la bête. La belle sera innocentée, la bête finira derrière les barreaux. Presque sans surprise.

Parce qu’ il en faut du cynisme et de la force pour accomplir ce que Cécile, c’est ainsi que le romancier Victor Guilbert a décidé de l’appeler, a exprimé envers « son roc », Hervé, le père de ses deux enfants. De même qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, des tortionnaires nazies féminines ont souvent bénéficié de peines bien plus légères que leurs homologues masculins, au nom d’une misogynie inconsciente favorable « une femme ne serait jamais capable de ça », Cécile a raflé la sympathie des inspecteurs, accessoirement en balançant son grand amour, et surtout parce qu’elle était très très jolie. Après tout, ce n’est pas elle qui avait porté le coup fatal.

Non. Effectivement. En revanche, elle n’est pas restée là sans rien faire. Le sac poubelle, le Scotch, les vêtements éparpillés dans les décharges de Brooklyn, les contorsions pour plier le cadavre afin de le mettre dans la voiture, Cécile a bien pris sa part de responsabilité. Et que dire, de cette fabuleuse idée, de profiter de la tragédie du 11 septembre, pour fourrer Angelo, le pauvre colocataire de cette soi-disant bande de potes, parmi les autres disparus et attendre que la roue tourne. On lit hypnotisé ce récit de malade retracé par Victor Guibert qui dit avoir eu vent de cette incroyable rumeur : des Français auraient caché le cadavre d’un homme dans les décombres des attentats du 11 septembre 2001.

Mais il le fait à sa manière truffée de commentaires personnels et de digressions. Il touche du doigt le racisme systémique américain, Hervé est sénégalais, son avocat en fera sa ligne de défense imparable. On est aux États-Unis, la question de la race est ultra sensible. Victor Guilbert se permet aussi d’imaginer, de se mettre dans la peau des personnages, certains qu’il finira par rencontrer, et d’autres qu’il apercevra de loin. Comme Cécile, l’insaisissable Cécile qui a tenu six ans. C’est long. Mais qui a fini par craquer face à un policier du NYPD assez malin pour la faire parler, mais assez nigaud pour se laisser berner par une apparente fragilité. C’est bien connu, les jolies filles ont toujours besoin d’être soutenues.

Dans les pas de l’auteur enquêteur, on rend visite à tous les protagonistes d’un crime qui a bien failli rester impuni. On navigue entre le droit français et américain, on se balade à Brooklyn, dans le Queens, bref on marche beaucoup.  Dans tous les sens du terme, peut-être. Victor a écrit un précédent polar, « Douve » qui se déroulait dans le monde rural. Il semble aimer les mystères. Pas étonnant que cette histoire ait capturé son imagination. On est dans le mystère du mystère. C’est la première fois qu’il s’attaque à une histoire vraie. Lorsqu’il rend son manuscrit à l’éditeur, ce dernier l’interroge : « Tout le monde trahit tout le monde dans cette affaire. Et Cécile, qui la trahit ? » Et le romancier de gentiment tapoter son manuscrit…

« La Trahison de Sunset Park » de Victor Guilbert, Éditions Flammarion Samouraï, 360 pages, 20 euros.

 

« Les Loups de Tanger » de Jacques de Saint Victor : la véritable histoire de la French Connection

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On connaît tous la mafia. Celle d’Italie qui a émigré aux États-Unis puis est revenue et repartie. Mais la mafia corse, cela vous parle ? Jacques de Saint Victor nous livre un roman qui nous dit tout et comment la petite île de beauté a tenu la dragée haute à un empire criminel redouté de tous. Passionnant.

Au printemps 1953, Tanger représente la ville hype par excellence. La jet set internationale y a posé ses malles Vuitton. « C’était un port franc, et ce statut spécial y attirait beaucoup de monde, notamment une faune de riches et de trafiquants qui avait pris racine à la fin de la Seconde Guerre mondiale dans un monde endormi depuis six siècles ». Mais les mauvais garçons ne sont jamais loin. Le port, la mer et la contrebande. Les trafiquants affluent comme des guêpes sur un pot de miel. Les noms sont jetés d’emblée comme si de rien n’était. Winston Churchill,  Barbara Hutton, Alexandre de Marenches ou encore Lucky Luciano, le boss de la mafia new yorkaise. Rien que ça. Tous les malfrats veulent croquer de ce trafic de cigarettes américaines. Des cigarettes, vraiment ? En réalité, une substance bien plus lucrative. Un genre de trafic les plus ignobles et qui perdure encore aujourd’hui.

Theo a étudié le droit et planche désormais sur un mémoire traitant de la piraterie et de la baraterie sous l’angle de de l’histoire du droit. La rencontre avec Max, grand reporter emblématique de son temps, va bousculer sa thèse. Pour ne pas dire sa vie. Il rejoint le journaliste à Tanger. Un acte de piraterie un peu curieux a eu lieu, au large de Gibraltar. « Des hommes en cagoules vertes armés jusqu’aux dents s’en étaient pris au Combinatie, un cargo transportant une très grosse quantité de cigarettes ». Max qui renifle tout de suite une embrouille et un scoop, embarque l’étudiant dans une sacrée aventure où l’on apprend que la French Connexion n’est pas une création américaine mais bel et bien une opération Made in France. Que les voyous de l’époque, les frères Guérini, Francisci ou Jo Renucci, se sont livrés à la plus féroce des vendettas. Que certains avaient des appuis politiques dans tout l’appareil d’État, jusque très haut placés. Et que la vie d’un journaliste ne vaut plus rien, lorsque l’argent des puissants comme celui de la pègre est menacé.

Patrick de Saint Victor est historien, notamment spécialiste des mafias. Il apporte à son roman de solides connaissances tirées de sources inédites qui nourrissent la fiction de manière réaliste. Le loup est entré dans la bergerie. Et jusqu’à preuve du contraire, il n’en est toujours pas sorti.

« Les Loups de Tanger » de Jacques de Saint Victor, Éditions Calmann-Lévy, 456 pages, 21.90 euros.

 

« Les Fugitifs » de Abir Mukherjee : les radicaux ne sont pas toujours ceux que l’on croit

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Ne pas se fier aux apparences. Le nouveau roman de Abir Mukherjee en fait une brillante démonstration. Il en sait quelque chose, lui écrivain né à Londres, d’origine bengalie hindoue, mais ayant grandi en Écosse. Il suffit d’avoir une barbe un peu fournie et une peau foncée pour être catalogué de dangereux djihadiste. Le créateur de la série de Wyndham & Banerjee qui se déroule principalement à Calcutta, en Inde, tord le cou aux idées préconçues et revient avec « Les Fugitifs ». Un thriller où les méchants ne portent ni hijab, ni shawal qamis.

« Rien de bien ne s’obtient sans mal ». Yasmin et Jack sont dans un centre commercial à Los Angeles. Elle est nerveuse. Il la rassure. Il lui fait toujours cet effet là. Le plan est simple : déposer les bombes et repartir ensemble. Parce « qu’il n’y a pas d’autre Dieu qu’Allah et Muhammad est son prophète ». Explosion. Soixante – trois morts, cent quatorze blessés. Quinze ans et quatre mois au FBI et l’agent Shreya Mistry n’a jamais vu ça. Elle anticipe déjà les réactions. Ses patrons et l’Amérique profonde vont s’empresser d’affirmer que c’est « encore un coup des musulmans ». L’auteur britannique s’attaque encore une fois aux préjugés. Après cinq romans réussis et une des plus jolies trouvailles en termes de duo de détectives de ces dernières années, Abir Mukherjee explore la radicalisation à l’échelle locale et mondiale. Souvenez-vous, Shamima Begum, une jeune Britannique de 15 ans d’origine bangladeshi. Elle se fait embrigader par Internet dans la spirale de l’État islamique, en Syrie (Daesh). L’Angleterre découvre effarée cette adolescente partie rejoindre Daesh. Elle se marie avec un Néerlandais converti, donne naissance à trois enfants qui meurent tous. Déchue de la nationalité britannique, elle croupit aujourd’hui dans un camp dirigé par les autorités kurdes. Abir Mukherjee s’est souvenu de cette histoire dramatique. Mais il l’a monté à sa sauce. Une des protagonistes du roman se nomme Munira Begum. Et cette fille a une sœur, Aliyah. Leur père, Sayid, est un gentil monsieur qui affronte sa femme en permanence pour que ses filles s’émancipent physiquement et intellectuellement. Se servir de l’actualité près de chez lui pour échafauder une intrigue dont la suite va se dérouler loin, de l’autre côté de l’Atlantique, voilà ce que le romancier a imaginé. Et cela fonctionne parfaitement.

On est à une semaine de l’élection présidentielle. L’Amérique a rendez-vous avec son Histoire. C’est du moins ce que pense un groupe de factieux pour qui tous les moyens sont bons afin de restaurer la grandeur de leur pays. Faire croire aux Américains que les musulmans sont à la source de ces attentats kamikaze fait partie du jeu. Mais Shreya Mistri, l’agente du FBI, trouve la piste des musulmans radicaux bien trop évidente. Elle creuse et comme en plus elle se moque des ordres ou consignes, elle comprend assez vite qu’elle n’a pas tort. Une certaine Miriam semble être à la manœuvre. Une bonne Américaine. Abir Mukherjee a laissé tomber ses deux héros masculins précieux et fétiches de ses romans précédents et mis en scelle une héroïne musclée et un peu assise entre deux chaises. Si Shreya Mistri se sent américaine à 200%, la preuve, elle sert au FBI, elle craint les amalgames dès qu’il s’agit de l’islam. Elle n’a pas tort. Mais c’est aussi ce qui va la sauver. Parce qu’elle sera bien la seule avec les parents de deux êtres en perdition, à mettre en doute la piste des terroristes musulmans. « Les Fugitifs » est le premier thriller contemporain de l’auteur. Jusqu’ici, on était resté en Inde sous occupation britannique. Le bon en avant dans le temps réussit plutôt bien à Abir Mukherjee qui a décidé de nous emmener loin du vieil empire, pour une jeune nation qui ne tourne pas forcément mieux. À croire que l’on apprend jamais rien. Mais sur le plan littéraire, les méchants ont souvent fait de bons romans.

« Les Fugitifs » de Abir Mukherjee, traduit de l’anglais par Pierre Reignier, Éditions Liana Levi, 416 pages, 23 euros.

 

 

 

« Les Berlinoises » de Inga Vesper : les péchés sont-ils jamais pardonnés ?

Un roman sur le fil. Où la romancière oscille habilement entre souvenirs familiaux et imagination fertile. « Les Berlinoises » de Inga Vesper nous happe. Littéralement. L’écrivain Robert Goddard a été le premier à le dire. Il a raison.

Berlin, 1946. La chute, la défaite. L’Allemagne nazie est à genoux. Les Alliés se sont placés sur l’échiquier géopolitique à venir. Les Russes entrés les premiers et avec l’aval de Moscou, se sont déjà salement servis. Viols et vols, les Berlinoises les redoutent par-dessus tout. Les Américains jouent les good guys mais détestent ouvertement les Allemands. Ils ont un job à exécuter :  dénazifier ce territoire pris d’une folie collective et sauvage. Vera sort justement de la caserne Roosevelt dans la zone d’occupation américaine de Berlin. Elle tient dans sa main son “certificat Persil” qui atteste qu’elle appartient à la Catégorie IV. ‘Qu’elle n’a été qu’une Suiviste du régime hitlérien. Le sergent le lui a dit. « Vous inquiétez pas, Madame Klug, vous étiez pas si mauvaise ». Atroce.

Elles sont sept. Sept femmes qui tentent de survivre dans une ville en ruines. Berlin est décrite sous toutes les coutures. Un personnage à part entière de ce roman haletant. Vera Klug est une ancienne actrice qui a eu son heure de gloire l’espace d’un malheureux film avant de disparaître dans les archives du système culturel nazi. Elle chante désormais pour les Yankees. Elle est le moteur de la maisonnée. Elle est en quête de rédemption. Pas ses camarades. Mais c’est le Nouvel An, les tensions seront pour plus tard lorsque Vera sera retrouvée morte, étranglée. Pour l’heure, elles sabrent… le lait de poule préparé avec de l’alcool dénaturé, des œufs reconstitués et autant de sucre. Infect. Mais tout est bon pour célébrer et surtout oublier. Que le froid mordille le corps jusque dans les maisons non chauffées, que la faim empêche de dormir, que le travail de nettoyage de la ville est harassant, pire, humiliant.

Le roman s’articule autour de trois personnages. Vera, mais aussi Rike et Billy. Le soldat Billy Keely tout droit sorti du Kentucky. Un nigaud qui attend tous les jours des lettres de sa Betty, la belle laissée là-bas au pays. Un nigaud raciste, empoté mais entêté. Qui a tué Vera et le sergent Coston, surnommé Le Lézard parce que quand il fumait, « il faisait glisser sa cigarette d’un coin de sa bouche à l’autre d’un coup de langue ». Il compte bien démasquer le ou les meurtriers. Il est le digne représentant d’un pays qui va remettre sur les rails une partie de cette nation dévoyée. « Soutenir la dénazification et la démocratisation de la zone occupée américaine ».

L’enquête le conduit dans cette maison où ces sept femmes ont trouvé refuge. Vera en était le poumon. Maintenant qu’elle a disparu, les couteaux sont tirés. Toutes ont quelque chose à se reprocher. Toutes ont été à minima complices tacites d’un régime barbare, et à maxima certaines ont même été actives. Tant que Vera était en vie, elles ont vécu dans l’illusion que le passé était derrière elle. Mais des hommes frappent à la porte. Et pas n’importe lesquels. Ernst Mückler, le mari disparu de Emmi et le redoutable Erich William Fischer, ex-Oberbefehlsleiter du Parti national-socialiste, section Berlin-Centre. Un gars qui pendant la période nazie en référait directement au Gauleiter Goebbels. Bizarre, les deux hommes ont l’air de bien se connaître. Les Sonderkommando, cela vous dit quelque chose ? Dans l’échelle des pourris, ils ont été Number one. Qu’allait faire Vera ? Les dénoncer ?

L’après-guerre est toujours une période de grands troubles. L’ordre passé fait place à l’anarchie. Une photo intrigue les protagonistes qui cherchent la vérité. Cela pourrait être la romancière qui elle-même, un jour, il y a bien longtemps, lorsqu’elle avait 14 ans, feuillette l’album de famille, et découvre sa grand-mère en tenue folklorique avec ses amies dans une clairière. Elles faisaient toutes le salut nazi. Ingrid interroge. « Grand-Mère, tu as été nazie » ? La réponse tombe, brutale, sous la forme d’un bruit sec. L’album que la grand-mère referme bruyamment. « Nous nous sommes bien amusés aussi, ce n’était pas si terrible ». Voilà de quoi parle le roman formidable de Inga Vesper. De la culpabilité, de la faute, la plus grande faute. Celle de nos parents et grands-parents. Et peut-être pire encore du tabou qui entoure le silence. Ne pas voir dit ou fait, ne pas avoir regardé. Avoir même été heureux. « Les Berlinoises » de Inga Vesper sont à l’image d’une partie de la population allemande empêtrée dans un passé impossible à refermer.

« Les Berlinoises » de Inga Vesper, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Thomas Leclere, Éditions de La Martinière, 416 pages, 22,90 euros.a