« Il est plus qu’un simple cultivateur. Il a voyagé, fait des expériences. Travaillé comme mécanicien poids lourds, ouvrier du bâtiment, constructeur de routes, chauffeur à temps partiel, boucher. Sa fille est née dans une grande ville ». Tous ces mots, il les pense mais ne les prononce pas. Il est aussi muet que la mort de son enfant. Parce que ce jour-là, lui l’homme de paix est en feu, animé d’une colère inédite.
Le roman de Nilanjana Roy, Black River, n’est pas traversé par un souffle, il est habité par une tempête. La romancière indienne nous parle de douleur et de dignité. Chand, personnage d’une beauté romanesque infinie, a perdu sa fille. Munia, huit ans, a été retrouvée pendue dans le champ de son père, au bord de la rivière. La mère est morte en couches. La mort a frappé deux fois. Injuste et toute puissante. Il y a tout dans le roman de Nilanjana S. Roy. Le meurtre, l’enquête, les chemins de traverse que cette enquête emprunte, les magouilles du système indien, celles de la police, celles des puissants. Les divisions communautaires attisés par des discours politiques violents. Mais le regard de la romancière, d’une humanité renversante, illumine le récit de cette tragédie au parfum de cardamome.
Le village de Teetarpur est situé juste à la frontière entre Delhi et le Haryana, à une heure de voiture de la capitale administrative de New Delhi. À proximité, une zone d’usines sucrières et d’huileries. Un modeste bourg « connu pour rien » qui compte à peine deux cents huttes et maisons, en briques de plain-pied. Nous sommes dans l’Inde rurale, en territoire hindou. C’est Mansoor Khan qui a trouvé le corps. Les soupçons a son égard ont été immédiats : il est sans-abri et surtout musulman. « Ce qui a attiré son attention, ce sont ses pieds, la ficelle noire nouée autour de sa cheville en guise de porte-bonheur, la petite vague en serpent à son deuxième orteil. Il les a regardés un long moment, hébété, incapable de comprendre ce qu’il voyait ». Maintenant, il fait face à une foule de femmes, au frère de Chand, tous sont persuadés qu’ils tiennent leur assassin. La mise à mort est donnée par un homme qui ne l’est plus. « Enlève ton manteau, le col est trop épais. Il va me gêner» dit Chand, au condamné.
Le commissaire divisionnaire Pilania n’est pas dupe. Trop pratique ce coupable qui se taillade les poignets avant de faire un grand saut dans le puits. « Un homme aux étonnantes capacités qui a eu la prévoyance de traîner des fagots pour les disposer sur son corps brisé et s’est débrouillé pour allumer un feu tout en étant étendu au fond du puits ». Qu’importe, le commissaire signe les papiers qui clôturent l’enquête. Il a tant à faire à Delhi. Mais il sait. À quel moment faut-il se taire ? À l’échelle du pays, la police de Teetarpur n’est ni plus ni moins corrompue qu’ailleurs. Tout dépend de ses officiers. Et justement, le commissaire de Delhi tout comme l’inspecteur local, Ombir Singh, connaissent le système de l’intérieur. Ils devinent quand il faut donner du mou ou pas. Ils savent lorsqu’il faut punir ou pas pour mieux atténuer la vindicte populaire.
Ombir Singh attend une promotion. Il pèse le pour et le contre. Mais il pense aussi au mot justice. Sa femme attend enfin un enfant. Il devrait être satisfait. Il ne l’est pas. Il n’aime pas mentir. « Une lente fureur monte en lui. Elle couve, elle brûle ». Il y a une entourloupe. Il n’y avait aucun corps au fond du puits.
Il faut arriver à plus de la moitié du roman pour comprendre où nous emmène Nilanjana S. Roy. L’affrontement musulman/hindou. On s’était laissé bercer par le séjour de Chand à Delhi, son amitié indéfectible avec le couple musulman, Khalid et sa femme Rabia. Il n’y avait pas de différence entre eux, pas de religion. Unis dans la pauvreté, la douleur et la solidarité, tantôt au bord du fleuve, tantôt aux abords de décharges régulièrement détruites pour y construire des immeubles, symboles d’une modernité acquise sur le dos des plus démunis. Les promoteurs considérant ces opérations comme des mesures d’embellissement. Une marche forcée vers un futur où les laissés-pour-compte n’ont pas leur place. Ce roman nous parle aussi de ça. De la dignité humaine bafouée, de l’humiliation des plus faibles.
Alors, quand à la page 235, l’autrice écrit : « Ça continuera tant qu’on ne les aura pas arrachés de nos terres jusqu’à la dernière racine. Croyez moi, mes amis, tant qu’on ne les aura pas chassés de de notre pays jusqu’au dernier, rien ne changera ». On est ébranlé. Pourtant, on avait été prévenu. Ce panneau à l’entrée du village, « Interdit aux musulmans », aurait dû nous avertir. Mais tout à notre compassion pour le père de Munia, on n’avait rien vu. La romancière nous rappelle avec une finesse remarquable le contexte politique de l’Inde, ce pays de plus d’un milliard et demi d’habitants et un dirigeant qui ne cesse d’attiser la haine entre hindous et musulmans. L’Inde aux vrais Indiens, le dernier slogan en vogue.
Une prostituée a été tuée. Elle s’appelait Bachni, elle couchait avec des hommes puis les faisait chanter. En fait, elle faisait pire. Le livre de comptes en atteste. Des photos de fillettes et un nom: Dharam Bir, l’homme à tout faire de Jolly Singh. Le gros propriétaire terrien du coin, le seul à posséder une demeure en dur avec un bureau deux fois plus grand que le poste de police. Ombir reconnaît Munia dans cet album photos sordide. Quelle bonté chez Jolly Singh ! Il est plein d’attention pour Chand, il le déleste des soucis à venir et lui achète son champ, souvenir de toute son malheur. « Notre terre. Celle de Munia », songe Chand, le cœur serré. Mais une coupure de presse sur la femme inconnue trouvée morte près d’un canal, non loin de son champ, sonne comme un coup de poignard. « Il a alors compris pourquoi son enfant avait été assassinée, pendue comme un chevreau frissonnant au crochet d’un abattoir». Il se veut le garant d’une injustice réparée. La rivière coule, noire et épaisse chez Nilanjana S. Roy. Le soleil ne brille plus. Le père n’a plus d’amour dans son cœur. On lui a volé quand on a tué sa fille.
Black River de Nilanjana S. Roy, traduit de l’anglais (Inde) par Benoît Dauvergne, Éditions de l’Aube, 408 pages, 21 euros.
