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« L’Heure bleue » de Paula Hawkins : une île, des œuvres et un os

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L’heure bleue, le nom d’un parfum français. Chez Paula Hawkins, ce serait plutôt l’heure des loups. Dans le monde vénéneux de l’art, la romancière aux vingt-deux millions de livres vendus en 2015, avec un seul titre, « La Fille du Train », revient avec une intrigue psychologique dont elle a désormais le secret parfaitement maîtrisé.

Une artiste, Vanessa Chapman, s’est réfugiée sur l’île écossaise d’Eris, accessible qu’à marée basse. Ce qui en soit n’est déjà pas banal. Ce qu’il est encore moins, c’est la découverte, après sa mort, de la présence d’un os dans l’une de ses sculptures, Division II, exposées à la célèbre Tate Modern. Un expert, James Becker, est désigné afin d’enquêter sur cette découverte encombrante. Becker est un fervent admirateur de l’artiste. Il travaille pour la fondation Fairburn présidée par Sebastian Fairburn à qui il a ravi la fiancée. Quand sa mère, la détestable Lady Emmeline Lennox, passera l’arme à gauche, Sebastian héritera du domaine. En attendant, il est le donneur d’ordres et Becker n’a pas d’autre choix que d’obéir à son employeur.

La fondation Fairburn est la bénéficiaire de la totalité du patrimoine de l’artiste. Une femme, Grace, « l’amie, la gouvernante, la sangsue » comme l’a cruellement décrite la presse anglaise qui sait faire, est son unique exécutrice testamentaire. Douglas Fairburn, l’agent décédé de Chapman, l’a toujours soupçonnée d’avoir dissimulé des œuvres. Becker est chargé de lui rendre visite sur l’île d’Eris afin, et en y mettant les formes, de découvrir : à qui appartient cet os et où sont les œuvres manquantes.

La personnalité de l’artiste est dévoilée au fil des chapitres. Il y a Vanessa Chapman elle-même par ses écrits, dans son journal intime et son courrier. Sans surprise, la beauté de ses œuvres n’est pas le résultat d’un caractère doux et généreux. Au contraire. Narcissique, égoïste, aimant particulièrement les maris de ses amis, Vanessa ne vivait que pour son art et tout était bon pour le nourrir. Seul, Julian son mari, son talon d’Achille, a eu la capacité de temps en temps de l’éloigner de son obsession artistique. La dernière fois qu’il se sont retrouvés, c’était il y a vingt-ans. Depuis, personne ne l’a jamais revu lui et sa décapotable rouge. Chapman a continué de vivre, à peindre et puis un jour, elle a conclu : « La peinture est un objet. Depuis que je me suis cassé le poignet, j’ai pris conscience de la matérialité de la peinture, de son aspect concret. Je me fiche de la scène artistique », écrit-elle à son amie, Frances Levy. Elle ajoute : «  J’ai toujours considéré la famille comme l’antithèse de la liberté ». Francesca n’est pas d’accord. L’artiste tourne autour de son nombril.

Le brouillard écossais s’est invité sur l’île, la douleur est limpide, le chagrin un brouillard. “ Ce matin, j’ai trouvé un os. J’ai tout de suite su ce que j’allais faire, j’ai visualisé la création dans sa totalité.” Nous y voilà, cet os, l’objet de toutes les interrogations, de toutes les suspicions. La fameuse Grace ouvre les lieux à Becker. Gentiment, puis brutalement. Il y a du Daphné du Maurier dans ce roman par son atmosphère étouffante, avec cette amie qui l’est tout autant. L’artiste est erratique dans ses sentiments à l’égard de Grace. Un jour, elle l’aime, le lendemain, elle la hait. Paula Hawkins sait jouer avec les codes de ses prédécesseurs et mettre sa patte. L’intrigue est lente, elle nous conduit doucement vers le précipice, vers un final brutal et surprenant. On pourrait être tenté d’éviter les îles désormais.

« L’Heure bleue » de Paula Hawkins, traduction de l’anglais par Corinne et Pierre Szczeciner, Éditions Sonatine, 384 pages, 23 euros.

 

« Captagonia » de Pierre Pouchairet : l’alliance de la Syrie, des Russes et du 9-3 pour écouler « la drogue du djihadiste »

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L’écrivain est un habitué des récompenses. La dernière date du 9 octobre quand il reçoit le Prix du roman d’espionnage, lancé par la Manufacture de livres, en collaboration avec l’Amicale des anciens des services spéciaux de la Défense nationale (AASSDN) et co-édité avec les éditions Konfident, pour “Captagonia” qui met en scène un de ses personnages fétiches, la policière franco-palestinienne, Maïssa Thabet. Quand la fiction télescope la réalité…

Une histoire d’amour entre une Palestienne et un Israélien. C’est tellement dingue que l’auteur l’élimine dans un préambule qui court sur trois malheureuses pages. C’est dire ! Le plat de résistance arrive cinq ans plus tard. D’abord dans un pavillon en banlieue de Brest, puis au Bureau central d’Interpol à Lyon, au tribunal de Paris, en audience correctionnelle. Ou encore à Damas, à Dubaï, en Bretagne et à la frontière irako-syrienne. Vous l’aurez compris, nous allons beaucoup voyager. Un peu comme le captagon, cette « drogue des djihadistes » qui fait des ravages, en Occident. L’ancien policier Pierre Pouchairet est dans son élément, lui qui par le passé fut, en autre, le chef de groupe, chargé de la lutte contre le trafic de drogue. Des substances dont il connaît parfaitement les modes de fabrication et de distribution. Pas étonnant qu’il se soit intéressé à cette merde qui a beaucoup alimenté les conversations depuis le début de la guerre en Syrie.

Il suffira d’une séance de PowerPoint à Interpol sur l’évolution du trafic international de ce produit dans le monde pour comprendre que la drogue rapporte un maximum. Cinq milliards de dollars et une maison-mère basée à Damas. Dans l’univers de l’écrivain, un des frères de Bachar est à la tête d’une partie du business. Mais il n’est pas le seul. D’autres very bad guys comme les moukhabarats, les services de renseignements syriens, ont pris leur envol et fait élaborer une nouvelle molécule, dérivée du captagon, dont l’usage s’est avéré mortel. De quoi alerter tous les services occidentaux qui ne doutent pas un seul instant qu’il s’agisse d’un mauvais dosage mais plutôt d’une volonté délibérée d’entraîner le plus de morts possibles. Si les Syriens sont dans le collimateur, ils ne sont pas les seuls. Les gars du FSB, ex-KGB, et notamment le colonel Ivan Aliev, chef de l’antenne russe à Damas, sont également dans leur viseur. Parce que les Russkofs ont eu besoin de relais en France. Et pour ça, ils se sont adressés aux frères Balawi, originaires du 9-3, des caïds qui gèrent désormais leur business de Dubaï, aux Émirats-Arabes-Unis. Mais comme toujours dans ce trafic illégal mais oh combien lucratif, il y a toujours des embrouilles. Et ça ne rate pas. L’un des frangins, Akim, est enlevé par les Russes.

Entre alors en scène, Maïssa Thabet. Parfaite dans le rôle. À cheval entre deux cultures, elle a l’avantage de parler arabe et de penser comme une flic française. Un mélange qui tombe à pic pour la mission qui lui est confiée. Pour les amateurs de l’auteur, la demoiselle est connue. Elle est déjà apparue précédemment avec une autre policière, Léanne Vallauri de la PJ de Brest (Finistère). Deux bretonnes dont l’une a largué les amarres et travaille cette fois, pour son collègue et ami Gabin Mournet de la DGSI, qui l’a appelé à la rescousse. Il confirme auprès de chefs dubitatifs : « Je la connais bien. Il suffira de la canaliser mais elle est fidèle et elle n’a qu’un but, mettre hors d’état de nuire les trafiquants russes. » Et ils sont costauds les Russes de Pierre Pouchairet. Andreï Zerninsky, revenu en grâce auprès du Kremlin, est chargé d’écouler le captagon hors de Syrie. «  Gagner des parts de marché, faire du fric « , tel est le leitmotiv de tous ces gangsters. Forcément, par tous les moyens.

La fidélité au pays et à son corps de métier va être remise en question chez Maïssa. Après tout, son père est un haut fonctionnaire de l’Autorité palestinienne. Certes, sa mère est française. Mais la méfiance est une seconde nature chez les espions et les faits sont à charge pour la demoiselle qui va devoir prouver son allégeance sans faille à une nation française sans états d’âme dès qu’il s’agit de sa sécurité. Pierre Pouchairet signe un roman d’espionnage au cordeau, bien informé et crédible. Mission accomplie.

“Captagonia” de Pierre Pouchairet, Éditions La Manufacture de livres avec Konfident, 364 pages, 20,90 euros.

 

« Une Colère simple » de Davide Longo

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C’est une écriture qui suinte la testostérone. Davide Longo n’a pas la plume mièvre. Elle est trempée dans la barbaque, elle se moque des conventions, elle rayonne, touffue et lumineuse, elle lui appartient. « Une Colère simple » troisième tome d’une série commencée avec « L’Affaire Bramard », est un super antidote au conformisme ambiant.

Ses personnages aussi. Il fallait bien des êtres curieux pour incarner cette brutalité verbale d’un polardeux italien bien différent de ses compatriotes. Rien ne peut avoir l’air banal ou normal chez Davide Longo. Prenez le chien Trepet ou la psy Ariel à la limite du surréalisme, ces deux-là frisent la dinguerie. Son héros emblématique, Corso Bramard, encore à peine vivant en raison d’un drame personnel passé, coule des jours plus du tout tranquilles dans sa ferme, « là, où la terre se fait rouge ». Il souffre d’un cancer. Il attend la mort. Cela n’empêche pas Vincenzo Arcadipane de venir demander conseil à cet ancien mentor. Même si le commissaire sait très bien que les avis de Corso seront à déchiffrer. L’ancien flic est compliqué, il faut le mériter, lui et ses recommandations. Parce que si l’affaire a paru simple – on a arrêté le présumé coupable assez vite – en réalité, il y a erreur sur la personne.

On avait quitté Arcadipane plutôt mal en point, embourbé dans un mariage à la dérive. C’est fait, il a divorcé, il a 55 ans. Désormais, il passe tous les 12 du mois chez son ex, fort patiente si l’on considère que le divorce a eu lieu deux ans auparavant, afin de lui déposer une enveloppe avec de l’argent. Lui a trouvé refuge chez une vieille dame, une sorte de colocation baroque avec une propriétaire qui l’oblige à s’asseoir sur les toilettes comme une femme. Il a repris le chemin de celle qu’il déteste, la psy Ariel, la dingue, qui lui a ordonné de s’inscrire sur un site de rencontres. Inutile de dire qu’il n’est pas le bon candidat. Non pas que les méthodes old school lui réussissent davantage. Il n’y met juste pas assez de cœur.

Une femme a donc été rouée de coups à la sortie du métro près de la gare de Turin. Voilà le début de son enquête. Il est assisté de Pedrelli qu’il traite sauvagement comme Corso à son égard, dans un temps pas si lointain. En panne d’intuition, il fait appel à l’agente Isa Mancini qui, elle aussi, a cru prendre une sorte de retraite anticipée avant de replonger aussi sec dès que Arcadipane l’a sollicité. Dans leur virée allumée, ils prennent contact avec un ex-flic, Luigi Normandia, qui a travaillé sur des cas similaires mais qui a la réputation d’être totalement barré. Il ne s’exprime d’ailleurs qu’à grands coups de citations obscures et très bibliques.

Tous ses efforts mis bout à bout les conduisent sur la toile du Dark Net. Un choc culturel pour Arcadipane, un challenge vivifiant pour Isa. Il est question d’un jeu mortel où les participants ne se connaissent pas mais alignent les cadavres. Qui tire les ficelles ? Davide Longo barre tantôt à gauche, tantôt à droite, au gré de la force du vent et surtout de ses humeurs, du moins se l’imagine – t – on, seul face à la feuille blanche ou l’écran blanc. On le rêve fébrile, parfois en colère, en fusion avec ses personnages. Incapable de se conformer aux normes. Et c’est tant mieux. Ne changez rien Davide Longo.

« Une Colère simple » de Davide Longo, traduit de l’italien par Marianne Faurobert, Éditions du Masque, 400 pages, 22,50 euros.

 

« Le Prêtre et le Braconnier  » de Benjamin Myers : du vrai Noir apocalyptique

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Le drame. Une muette, une simplette, la petite Bulmer, employée comme bonne chez les Hinckley, a fugué avec le bébé de la famille. Pourquoi et où demande le Prêtre. Celui dont « la bouche est une entaille dans le visage comme si la chair avait été étirée en travers du crâne puis fendue avec un couteau. » Celui qui se considère comme le bras armé d’une justice divine revisitée.

Ne vous fiez pas à la couverture de ce roman noirissime. Il n’y a rien de pastoral chez « Le Prêtre et le Braconnier ». En quelques phrases, la puissance du style de Benjamin Myers vous saisit à la gorge. Comme l’assassin fondant sur sa proie. C’est le souffle de l’Apocalypse. Le Prêtre est têtu, il connaît les hommes et leurs âmes insondables. Il veut comprendre pourquoi une orpheline de St Mary’s, a pris le risque de faire ce qu’elle a fait. « Vous l’avez touchée ? », demande-t-il à Tommo Hinckley, le père de l’enfant. « Pas comme ça », rétorque ce dernier. Le Prêtre accepte, habité par cette mission qu’il juge au-dessus des hommes. Il embarque le Braconnier dans cette chasse à la femme. Et une odeur. Un haillon. Celui de l’affligée de l’orphelinat de St Mary’s.

Elle a fui dans les « fells ». Elle trouve refuge d’abord chez un fermier grossier puis un couple qui s’abrite dans une tente. Elle poursuit sa route. Elle marche avec l’enfant magie. On apprend que la femme de Hinckley était malade, incapable de s’occuper du nouveau-né, que lui buvait, qu’il était violent et qu’elle avait décidé de défendre ce nourrisson qui, jour après jour, devenait de plus en plus le sien.  » Elle se sentait liée à cette minuscule créature, les sentiments grandissait au fur et à mesure que la saison verte se répandait à travers la ville et en haut des « fells ». L’amour pour l’autre lui était nouveau mais elle était consentante. Et cela lui plaisait. Elle se mit à penser, rêver, oser. Un avenir à deux, rien qu’elle et le bébé.

Le Prêtre est un pécheur. Il a fait confiance au pharmacien qui lui a donné un nouveau médicament. « Trois fois par jour, lui dit-il, et revenez dans quinze jours. » Le Prêtre s’est précipité six jours plus tard. Accroc à la cocaïne. Lui, l’homme d’église prompt à dénoncer les fautes chez les autres, à brandir une vertu frelatée en étendard. Alors qu’il incarne le Mal. On apprendra plus tard qu’il est un prêtre franc-tireur. 

Pendant ce temps, l’orpheline et le bébé avancent dans leur périple improvisé. Après le fermier grossier, le couple sous la tente, elle croise le chemin de Monsieur Tom Salomon, un professeur des bois, l’homme des cavernes. C’est ainsi qu’il se présente à elle. Elle n’a jamais entendu quelqu’un parler comme ça. De façon ampoulée. C’est du moins ce qu’elle dirait, si elle connaissait le terme. Il lui donne une couverture. Pour le bébé. Elle lui tend la petite patate qu’elle garde précieusement dans son sac. Il lui dit :  » Gardez la, c’est une patate de compétition, elle cuira joliment à la braise. » La fusion entre elle et l’enfant s’opère. Il rote, elle rote, il dort, elle aussi. Il a faim. Très faim. Elle trouve toujours une solution. Elle est d’une intelligence et d’une inventivité redoutables. 

De leur côté, le Braconnier et le Prêtre s’affrontent. Le premier est infirme, il marche lentement. Le second est une ordure qui porte l’habit. Les pires. Les échanges entre les deux sont des coups de cutter. Saignants. C’est une équipée sauvage menée avec férocité et folie. Le Prêtre est dans la toute puissance, celle que lui confèrent son titre et son statut dans la société. Il s’autorise un droit de vie et de mort sur des ouailles qui ne sont pas les siennes. C’est un tueur. Le Braconnier est un chasseur. Leurs proies ne sont pas les mêmes. Le texte de l’écrivain a comme été frappé par la foudre. Les personnages se sont figés dans une souffrance et une douleur qui leur est propre. La fin est furieuse. Emportée par des flots déchaînés. Il n’y aura pas de miracle. La main du diable sera la plus forte.

« Le Prêtre et le Braconnier », de Benjamin Myers, traduction de l’anglais par Clément Baude, Éditions du Seuil, 288 pages, 23 euros.

 

« Leo » de Deon Meyer : entre ultra-violence et romance, le Sud-Africain revient en pleine forme

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Anciens soldats, mercenaires et scènes de braquage à la Michael Mann, Deon Meyer ne lésine pas sur les moyens pour nous tenir en haleine. Et ça marche encore. Sur près de 700 pages, le romancier sud-africain exorcise les démons de sa propre angoisse en nous parlant d’un pays rongé par la corruption mais en partie sauvé par des personnages restés droits et honnêtes : les policiers Benny Griessel et Vaughn Cupido.

Même si les atermoiements amoureux de Benny sont un peu longs, Deon Meyer prouve que décidément l’expérience est une valeur sûre. Caméra/stylo à l’épaule, il nous promène dans les coins reculés de son pays et nous fait fréquenter des gens parfaitement infréquentables. Comme Christina Jaeger, Brenner, Igen Rousseau, Themba Jola ou encore Jericho Yon. Un groupe de sacrés lascars comme on en croise sur tous les terrains où la guerre se prépare, fait rage ou s’achève. Des terrains où les ressources minières appâtent les chefs de guerre locaux et les grandes corporations internationales. Le groupe s’est réuni, non pour jouer aux cartes, mais pour un braquage qui devrait les mettre à l’abri pour un bon moment. La préparation est millimétrée et militaire. Rien ne va se passer comme prévu.

Le corps d’une femme est retrouvé sur les hauteurs de Stellenboschberg. Elle a des traces de morsure sur les jambes. Celles d’un chien, un gros chien. Les enquêteurs Benny Griessel et Vaughn Cupido qui rêvent de retourner chez les prestigieux Hawks sont envoyés par le bureau des enquêteurs de Stellenboschberg dont ils dépendent encore (un peu comme s’ils avaient été punis pour être trop honnêtes). Les chiens écrasés, les vols, voilà leur quotidien, désormais. Mais comme ils sont bons et intuitifs, ils se disent qu’il y a un truc qui cloche dans cette histoire. Une voisine leur donne un coup de pouce. Son voisin, Basie Small, un voyou selon elle, un avocat, possède un molosse. Et voilà la mécanique Meyer lancée à toute berzingue.

Le gars n’est pas sympathique. Mais de là à finir sur le sol entre sa cuisine et son salon, raide mort, avec de la mousse dans la gorge. Quand même. Violent comme mise à mort. Les deux policiers prennent contact avec la sœur de la victime, Emilia, qui devinent-ils tout de suite, leur cache des choses. Ils avancent lentement comme dans une véritable enquête. Le coffre du défunt leur apporte une première piste. Un passeport avec des visas révélateurs, Mozambique, République démocratique du Congo, États-Unis et des devises, rands, dollars et euros. De quoi les faire cogiter, les aider à cerner le personnage. Néanmoins, le contenu du coffre n’est clairement pas l’objet du crime. La mort de Dewey Reed qui s’est produite dans sa ferme située sur la partie côtière la plus fertile de l’Eastern Cape, serait-elle une bonne piste ?

Si Benny et Cupido vont mettre du temps à assembler les pièces du puzzle, Tau Berger, en revanche, a tout compris. On n’échappe pas à son passé. Prévenu par la sœur Emilia Small, l’ancien mercenaire sait très bien qu’il existe une liste et qu’il est le prochain. Ce qu’il n’a évidemment pas l’intention d’honorer. Avec ce dingue, parce qu’il est vraiment cintré, on plonge dans le monde des gars qui rencontrent quelques difficultés de réinsertion de retour dans la vie normale. Des gars en PTSD. Et si l’on en croît l’écrivain, l’Afrique du Sud semble regorger de ses hommes au courage certain mais aux intentions discutables, et qui pactisent souvent avec les plus hauts dirigeants corrompus du pays. Deon Meyer adore cette terre ocre traversée par une histoire mouvementée. Mais il est aussi sans pitié, dénonçant depuis des années la corruption endémique qui s’est installée après la fin de l’Apartheid. On retrouve cette angoisse dans “Leo” qui, sous des dehors d’un polar survolté, envoie un message assez sombre de ce qui se produit en Afrique du Sud.

“Leo” de Deon Meyer, traduction de l’afrikaans par Georges Lory, Éditions Gallimard/Série Noire, 620 pages, 23 euros.

 

« Un autre été grec » de Makis Malafékas : buffet froid au soleil des néo-hipsters

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Rock and Roll. Dans le ton et l’approche des personnages et des situations. Cette fois, le romancier hellénique Makis Malafékas à la plume très Gonzo pose sa carcasse sur le spot de tous les surfeurs du monde, le Lagoon de Messakti, sur l’île d’Ikaria. « Un autre été grec » confirme le talent de l’auteur qui continue son travail de sape de l’intérieur d’une Grèce asphyxiée par le tourisme. Du beauf au roots en passant par le néo-hipster.

Son personnage fétiche, Mikhalis Krokos, traverse une mauvaise passe. Quand son copain de longue date, Valandis Karatzakos qui lui-même est très pote avec la red chef du magazine City Life, lui propose de dégager d’Athènes et de sa fournaise infernale pour sa magnifique villa d’Ikaria, Krokos voit là le meilleur des plans du moment lui tomber du ciel. Gardien d’une maison de riches et mode de vie de surfeur fauché, chargé en prime de feuilletonner la vie de ces adeptes de la vague en mer Egée, pour City Life, franchement l’idéal en ce bas-monde. “ Ça matchait à fond. Une putain de plume. Des blaireaux de surfeurs, en feuilleton. Pas plus trendy et alternatif. Avec ma signature.” Le mec à la mauvaise passe dit oui. Évidemment.

Son régime est normal basique et personnel. Vodka, tonic, bières, chips au bacon, Cheetos au fromage et puis allez encore un petit Jameson. Les capotes à la pharmacie. Après tout, ce sont des vacances studieuses mais quand-même des vacances. Avec lui, on entre dans le monde des néo-hipsters ou encore des slash envahisseurs. “ Ceux qui ne peuvent pas camper sans leur MacBook planqué au fond de la tente… avec leur “trend”, leur super spot, y’a trop de monde, les touristes vont tout ravager, bonne chance les gars, nous on va aller squatter ailleurs… le fléau, c’est eux parce que le néo-hipster, lui, entre-temps, est devenu local.” De la came premier choix pour une nouvelle grinçante qui devrait couler de source, prendre les lecteurs et les aficionados des mythes grecs à rebrousse-poil. Mais l’inspiration patine. Les dieux ne sont pas avec lui sur ce coup-là. Trop de distractions.

Celle-là, il ne l’a pas vu venir. Ce jour-là, il est à son poste d’observation. Il mate la plage, les surfeurs et les petites nanas. Mais ce qui l’aperçoit à travers ses jumelles lui coupe l’envie de tout. Une femme, et pas n’importe laquelle, Afroditi, celle de son ami Valandis, est en train de mourir sous ses yeux. De quoi décuiter sur le champ. “Elle était morte, et les mouettes hurlaient au-dessus de nos têtes, tandis que la sirène du Samu montait au loin.” Comment allait-il annoncer la nouvelle à son copain ? Alors, lui l’indolent, le branleur à moitié bourré tout au long de la journée, s’est dit qu’il fallait qu’il enquête.

Et il va aller de découverte en découverte. Eva Laskari, la fille dont il a fait connaissance sur le spot de surf, est en réalité la sœur d’Afroditi. “ Elles faisaient toutes les deux du surf. L’une comme une pro, l’autre un fer à repasser.” Avec Makis Malafékas, tout arrive souvent par les demoiselles qu’il croise sur son chemin. Une sorte d’aimant à emmerdes. À commencer par celle qu’il voit déjà comme “ la surfeuse-déesse de Messakti, la “Mara” de sa nouvelle.” Les dialogues du romancier se font alors assez savoureux.

  • Ça vaut que dalle.
  • Quoi donc ? Ici ?
  • Le livre que tu lis.
  • Le Pynchon ?
  • Il ne connaît rien à la Beach community, ni aux drogues, ni à la folie.

Sa “Mara” n’est pas plus indulgente lorsqu’ils se revoient plus tard. Lui pense que c’est une totale virago. D’autant qu’au moment de conclure leurs petites affaires et après l’avoir enduit de crème solaire sur le dos, elle s’est relevée, et elle a dit en fixant la brume à l’horizon : “ Ça craint, ici, les vagues vont encore monter, faut qu’on se taille toute de suite.”

En réalité, elle s’appelle Eva Laskari et elle est la demi-sœur d’Afroditi. Avec un point de vue très particulier sur le pseudo noyade de sa frangine. Qui, j’ai oublié de le signaler, est aussi membre de l’Église de Scientologie. Ce qui n’est pas rien dans l’équation et la résolution de la mort d’Afroditi. Sous dehors de j’en foutre en mode estivale, Makis Malafékas se paie la tête avec un talent juvénile de tous ces néo-hipsters, enchaînés à leur ordi-portable et de toutes les manifestations réchauffement climatique. Une remise à l’heure des pendules de la pensée mainstream tribale, aussi salvatrice que jouissive.

« Un autre été grec », de Makis Malafékas, traduit du grec par Nicolas Pallier, Asphalte Éditions, 224 pages, 21 euros. 

 

« Les Oubliées de l’Arkansas » de Monica Potts : une amitié perturbée sur fond de déclassement social dans l’Amérique rurale

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Clinton. Non pas Bill Clinton, l’ancien président américain mais Clinton, Arkansas, dans les monts Ozark. Bled rural blanc perdu au milieu de nulle part, dans le comté de Van Buren. Monica et Darci sont amies. Elles ont un objectif commun : ficher le camp dès que possible. La vie en décidera autrement.

Si vous voulez avoir quelques éléments de réponse sur l’électorat de Donald Trump, il faut lire « Les Oubliées de l’Arkansas » de Monica Potts. La jeune femme a fini par partir et devenir journaliste. Elle serait Française, elle penserait en termes de transfuge de classe. Mais elle ne l’est pas. D’autre part, elle a fait le chemin inverse. Elle est revenue sur ses terres natales, elle a cherché, enquêté et repris contact avec cette copine d’enfance, laissée en rade face à des démons insurmontables. Ouvrage social et critique sur une Amérique riche qui lâche ses pauvres, « Les Oubliés de l’Arkansas » nous aide à comprendre une population qui a regardé le rêve américain comme un mirage en plein milieu du désert. « Le revers de l’esprit d’Indépendance américain est une propension à abandonner les individus à leur triste sort. » Ceux-là n’appartiennent pas aux minorités, ce sont ces petits Blancs qui se sentent humiliés de vivre dans les mêmes conditions que certains Noirs-Américains ou Latinos. Un sentiment d’humiliation qu’ils expriment dans les urnes depuis 2016, en ayant voté pour Donald Trump.

Il y a les statistiques et les gens derrière les chiffres, les courbes et les schémas. En s’attachant à cette amie, Monica Potts a tenté d’humaniser ces variables et invariables que dans un autre monde on appelle destin, parcours, réussite ou échec. Cela lui a pris deux ans à partir de 2015, date à laquelle elle a fait des allers-retours avant de s’installer définitivement à Clinton, en 2017. C’est autant un travail intime avec les treize volumes de ses propres journaux d’adolescente que le résultat de la consultation des archives publiques, de la lecture de vieilles coupures de presse et des interviews ou les simples conversations entre amies. Il n’y a rien de funky dans ce qu’elle découvre. L’Amérique profonde, la vraie ne fait pas rêver. Normal. Ces Américains eux-mêmes ne peuvent se le permettre, écrasés par le manque de tout. D’argent, d’assurance santé, d’emploi et surtout de perspectives. « Les comtés du centre du pays et du Sud abritent une population en moyenne plus âgée, plus blanche, moins éduquée et plus conservatrice que la moyenne nationale dans son ensemble. » Une dernière donnée a motivé Monica Potts. Même l’espérance de vie est de plus en plus courte pour les femmes peu éduquées en Amérique. Les chercheurs ont un nom pour en parler. Ils appellent cela “diseases of despair”, les maladies du désespoir, qui incluent le suicide, la mort au volant dans un état d’ébriété et les overdoses.

Lorsque Donald Trump s’est présenté à l’élection présidentielle en 2016 et l’a remportée, la ville a majoritairement voté pour lui, au nom du conservatisme politique et de la religion évangélique. C’est peut-être la pierre angulaire dans la trajectoire des deux amies. La maman de Monica n’est pas croyante, celle de Darci Brawner au contraire, l’est énormément. « L’église, écrit Monica Potts, est moins une croyance personnelle qu’un instrument pour un contrôle social. » Tout est dit. La religion n’est pas à prendre à la légère dans ce pays de 367 millions d’habitants et ses 400 millions d’armes en circulation. Elle régit votre vie. S’il est possible d’y échapper dans les grandes villes, ce n’est pas le cas dans les États du centre et du Sud. Les chiffres n’ont pas beaucoup changé. S’agissant du comté de Van Buren, 4017 des 7057 pratiquants réguliers fréquentent une des dix-huit églises baptistes du Sud (de loin le groupe le plus important), puis viennent les Églises du Christ, également évangéliques. « Quand on superpose la carte des communautés blanches évangéliques et celle des régions où les femmes décèdent prématurément, font des overdoses et sont sans emploi, on s’aperçoit qu’il y a concordance.”

Deux amies de même milieu social, d’intelligence identique. Qu’est-ce qui a mal tourné ? C’est une des interrogations douloureuses de l’autrice. Au fond, pourquoi Darci malgré ses super notes à l’école a-t-elle dévissé ? Les fameuses statistiques se mettent en mouvement, l’église, le social… des explications objectives, scientifiques. Mais pas seulement. Bien que désargentées, les mères des deux jeunes filles ont réagi  différemment face à l’adversité, et surtout la maman de Monica a refusé le diktat, la pression de l’église. Ne pas se fondre dans le moule ou alors jusqu’à un certain point, oser espérer un meilleur avenir pour ses enfants malgré les difficultés objectives rencontrées. On assiste alors à travers le récit de Monica à la descente aux enfers de Darci qui vit une grossesse très jeune, une addiction à l’alcool et aux drogues et une multiplication de petits amis abusifs et violents. Tandis que Monica s’envole pour de meilleurs cieux et crève le plafond de verre social : collège, université, New York et enfin Washington DC avant de rentrer au bercail comme aimantée par une terre pourtant peu généreuse envers ses habitants. Au fil de son enquête, elle réalise que son amie a subi une longue série de traumatismes qu’elle a camouflée aux yeux des autres et de sa propre famille jusqu’à ne plus faire illusion. On sent Monica Potts coupable de ne pas s’être suffisamment rendue disponible pour Darci, de ne pas avoir su la remettre dans les bons rails. Aurait-t-elle pu ? Sans doute pas. Ce n’est pas à l’individu seul de réparer un système cassé qui les broie. C’est à la société, à l’État et à ce qu’on attend de lui. Il n’y a pas que le déterminisme social et économique. Les mères des deux jeunes filles l’illustrent parfaitement.

Un certain J.D. Vance a lui aussi commis une autobiographie « Hillbilly Élégie » (Globe) qui à sa sortie en 2016 lui a valu de devenir le « darling » de la scène intellectuelle libérale américaine. Un Redneck, un White Trash, avait réussi à s’en sortir. Le rêve américain était encore possible. Las. Démocrate et fervent critique de Donald Trump avant le succès de son livre (vendu à plus d’un million d’exemplaires) J.D. Vance a depuis tourné casaque et a même été choisi comme vice-président du candidat à la Maison Blanche. Espérons que Monica Potts campe bien sur ses deux jambes. Et n’oublie pas « Les Oubliées de l’Arkansas. » Ce serait dommage après avoir écrit un tel ouvrage aussi informatif que sensible et éclairé.

« Les Oubliées de l’Arkansas », de Monica Potts, traduction de l’anglais (États-Unis) par Cécile Deniard, Éditions Globe, 416 pages, 24 euros.

 

« Une tombe pour deux » de Ron Rash : la magie de l’écrivain américain opère toujours

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Il existe deux fronts dans le dernier roman de Ron Rash. Celui de la Corée et celui de la famille du soldat, là-bas en Caroline du Nord. Deux façons susceptibles de mourir. La première sanglante, la seconde diffuse, invisible mais tout aussi définitive. « Une tombe pour deux » est un drame à double détente où, au nom de l’amour, une machination de bas instinct se met en mouvement afin de satisfaire un égoïsme sans borne.

Au nom de l’amour donc, Jacob Hampton épouse Naomi Clarke en cachette. Au nom de cette même chose évanescente, Daniel et Cora les parents leur fils unique Jacob (le seul qui reste dans une fratrie de trois) vont mentir. D’une façon éhontée. Le roman s’ouvre ainsi sur une rivière. Elle sépare Jacob de son ennemi nord-coréen. Il sait qu’il doit s’en sortir vivant parce que dans deux mois, Naomi mettra au monde leur enfant. Il a dix-sept ans, elle en a 16. Elle vient du Tennessee voisin. Elle est jolie comme un cœur. Avant de partir à la guerre, Jacob l’a confié à son meilleur ami, Blackburn, le gardien du cimetière.

Puis vient le télégramme du ministère de la guerre. Cora ne peut l’ouvrir seule, elle attend Daniel. Ce sera la cuisine. C’est dans cette pièce que tout se décide. Grièvement blessé. Mais pas mort. Les parents respirent, conspirent. Cora a toujours été la plus intelligente. Pas question de dire à Naomi que Jacob est vivant. Le couple donne de l’argent au père et s’assure qu’ils n’entendront plus jamais parler d’elle. Ils n’auront pas leur fils, ils n’auront pas leurs biens. Le mensonge est consommé. Aux yeux du monde, la jeune femme est morte. Jacob est rentré. Ses parents sont revenus sur leur décision de l’avoir déshérité. Il sera bien le principal héritier de la scierie près de la rivière. Encore une. Jacob reprend sa chambre mais passe beaucoup de temps au cimetière. Sur la tombe de Naomi. Les prises de bec avec son ami Blackburn sont plus fréquentes, plus acides. La jeune femme leur manque. Un bouquet de fleurs va faire exploser le tout.

Ron Rash a soixante-dix ans. Il a commencé par la poésie. Son roman est imprégné d’une sensibilité quasi mystique. Si Daniel et Cora incarnent la faute, Blackburn pourrait représenter le Juste. Défiguré depuis l’enfance, il a trouvé du travail parmi les morts, il est le fossoyeur. Mais il n’est pas comme son prédécesseur qui jurait comme un salopard, qui jetait ses mégots. Non, Blackburn est respectueux et il a trop peur d’une chose : de tomber dans le trou qu’il creuse. Il veille aussi sur Naomi Clarke. Il est celui qui ne croit pas. Ou plus. Un jour, il cesse de se plier devant la parole hostile, les menaces de Cora. Parce qu’il est indigné. Homme de peu de mots, il s’épanche auprès de Jacob. Enfin.

Jusqu’où peut-on aller par amour ? Cora et Daniel préfèrent voir leur fils souffrir. “ Il oubliera. “ Peut-être. Mais de quel droit pensent-ils à sa place. Ron Rash nous a raconté l’histoire de l’amour sous toutes ses formes : celui des parents, celui d’un homme et d’une femme, celui de deux amis. Il nous a parlé de fidélité, de trahison, de folie. Des thèmes universels que le romancier américain nous a livrés auréolés d’une poésie soyeuse. Les mots s’envolent légers et lourds de sens. Cosmiques.

« Une tombe pour deux » de Ron Rash, traduit de l’anglais (États-Unis) par Isabelle Reinharez, Éditions Gallimard/ La Noire, 304 pages, 20 euros.

 

« Les Carnets du Congo » de Nikolaj Frobenius : mercenaires soldats ou assassins ?

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La Norvège a été secouée par cette affaire. Deux ex-soldats norvégiens, Tjostolv Moland et Joshua French, sont arrêtés en 2009 puis condamnés à mort pour le meurtre supposé de leur chauffeur, sur une piste déserte en République démocratique du Congo (RDC). Nikolaj Frobenius, auteur du célèbre thriller Insomnia, repris par les Américains dans un film avec Al Pacino, s’empare de cette histoire et en brode une nouvelle. Vérité, mensonge, où se situe le curseur ? Qui traficote les faits ? La justice congolaise ou les deux mercenaires pris au piège de leur propre récit ? Celui qu’ils veulent livrer ou celui qui s’est réellement passé ?

Le narrateur est Nikolaj Frobenius. Il imagine que son double est approché par Jasper Gahn, un réalisateur qui, sans doute pour revenir sur le devant de la scène, veut tirer un scénario de cette affaire aussi médiatique que sulfureuse. Ce dernier lui propose de se rendre au Congo afin d’interroger les deux hommes. Le narrateur se pose d’emblée les questions habituelles : étaient-ils des aventuriers, des chercheurs d’or, des mercenaires ou encore des racistes… Là, commence, peut-être, le malentendu entre l’écrivain et le réalisateur. L’un veut juste un bon script pour en faire un film, alors que l’autre s’échine à découvrir la vérité.

La première rencontre a lieu à Kinshasa, la capitale, au cours de l’été 2013. Il se rend à la prison de N’Dolo. Il est surpris de constater que les deux hommes, tous deux vêtus de la tenue verte et orange, affichent un air tranquille et sont en bonne santé. Leur postulat de départ est limpide. « On se considère comme des soldats en activité. Pas des détenus. » Puis pendant trois jours, de 10 heures du matin, à deux heures de l’après-midi. Le quatrième jour est perturbé. Il y a une bagarre dans l’enceinte de la prison. Très vite, les entretiens s’avèrent insatisfaisants pour le romancier. Les notes qu’il prend consciencieusement le font réfléchir. « Y avait-il matière à faire un film, je n’en savais rien. Je partais du principe que Jasper entendait par “histoire” un récit clair qui mettrait en scène des conflits explicables et des personnages aux motivations compréhensibles pour tout le monde. » Pour lui, rien ne vient. Le doute s’installe, les soupçons, comment peut-il écrire sur des sables mouvants sans connaître les faits. Les vrais. « Qu’est-ce que je peux faire ? Dépeindre une impression viscérale de solitude dans le pays. Je commencerai par-là : écrire comme si c’était un roman. » Ce n’est clairement pas la préoccupation principale de de Jasper.

Alors, il imagine les deux aventuriers à moto à l’approche de Kisangani. Mai 2009, province de l’Est. La panne, la voiture avec un chauffeur marié et six enfants. Et une piste devant eux, d’un noir d’encre. Ils passent la borne 102, puis 106. C’est à la 109 que tout déraille. Un coup de fusil, le chauffeur Avedi Kasango, mort. « Ce récit, on l’avait entendu et lu à de multiples reprises. Mais qui disait la vérité ? » Jasper attend de la fiction, le narrateur s’obstine à découvrir le vrai. Il ne leur ressemble pas mais le syndrome de Stockholm fonctionne. Il éprouve de la sympathie pour eux. Il s’égare. Il le sait.

Plus le temps avance, plus la condition des deux prisonniers se détériore. Et plus l’écrivain se sent manipulé, incapable de contrôler ce récit qui ne peut qu’exister dans son imagination. Les deux hommes sont condamnés, l’affaire se corse, l’un meurt et l’autre est accusé de l’avoir tué. Joshua French sera finalement libéré après une caution versée par le gouvernement norvégien. Nikolaj Frobenius se pose la question. « L’intérêt de l’écriture n’est pas d’avoir raison. Chercher est un but en soi. » Et il cherche, le narrateur. Il se souvient de son passé de petite frappe, de ce moment où il aurait pu mal tourner, s’il n’avait pas eu un terrible accident. Est-on maître de son destin ? Les deux hommes, quant à eux, ont une perception catégorique de ce qu’ils ont été : « Nous étions des soldats, pas des criminels. » Nikolaj Frobenius n’a aucune idée de ce qu’il doit ou aurait dû croire.

« Les Carnets du Congo » de Nikolaj Frobenius, traduit du norvégien par Françoise Heide, Éditions Actes Sud, 320 pages, 22.80 euros.

 

 

« Le Pacte de l’Eau » d’Abraham Verghese : un roman éblouissant et solaire où nostalgie et modernité glissent sur une eau miroir.

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Une saga familiale épique, quasi biblique, une fable où les personnages sont emportés dans le tourbillon infernal de romances sucrées, salées. Une vie ailleurs dans la moiteur d’une Inde des traditions où l’eau respire, étouffe, donne et reprend. Une vie faîte de cycles plus ou moins longs. Le roman d’Abraham Verghese est lumineux et splendide. Loin des clichés ou du regard étranger qui cherche toujours à transcender des choses qui ne peuvent l’être. On est dans le sud-ouest de l’Inde, dans ce qui est aujourd’hui le Kerala. “ Le premier État au monde, qui sera à un moment donné de son Histoire, dirigé par un gouvernement communiste porté au pouvoir non par une révolution sanglante, mais par un scrutin démocratique. “

« Elle a douze ans, et demain elle sera mariée. Mère et fille sont allongées sur la natte, joue contre joue, le visage baigné de larmes. Le jour le plus triste de la vie d’une jeune fille est celui de son mariage, lui souffle la maman. Ensuite, si Dieu le veut, les choses s’améliorent. » Héritage maudit transmis de génération en génération entre femmes, et conséquence directe d’un système impitoyable de castes dans un pays qui refuse obstinément de bouger. Nous sommes en 1900 et nous allons la suivre sur sept décades. Le romancier qui est aussi médecin et professeur à l’université de Stanford en Californie, dramatise volontairement le début de son roman. Comme pour mieux faire diversion. Parce que de cette tradition ancestrale perçue avec horreur par l’Occident, naîtra l’une des plus jolies histoires d’amour comme peut en produire la littérature de qualité. Molay s’appelle encore Molay et elle va épouser un homme de 40 ans, veuf, taiseux et qui craint l’eau. « Cette région est façonnée par l’eau, et ses habitants unis par une langue commune : le malaylam. » Plus tard, ces territoires seront regroupés pour former l’État du Kerala. C’est aussi ici que saint Thomas convertit les premiers chrétiens en l’an 52. Ainsi, « deux descendants de ces premiers convertis Indiens, une jeune fille de douze ans et un veuf de dans la force de l’âge, viennent de se marier. » Les us et coutumes seront respectés à la lettre. Le mari ne touchera sa femme que lorsqu’elle aura atteint seize ans et un an plus tard, elle donnera naissance à son premier enfant, une fillette, Bébé Mol. Quelques-uns des protagonistes de cette première partie de l’ouvrage nous accompagneront jusqu’en 1977. Molay deviendra maman une seconde fois, d’un fils Philipose, qui lui-même épousera Elsie, la fille d’un Indien riche et personnage haut en couleur.

Une vie est traversée de joies et de drames. Celle de Molay qui deviendra Big Ammachi, n’échappera pas à cette équation. Premier bonheur : ce mari beaucoup plus âgé qui se révélera attentionné et bon. Elle sait lire mais pas lui. Il laisse le journal, le Manorama, sur la table. Une complicité se forme, une habitude, elle lui lira les nouvelles. Ce geste est d’une modernité absolue dans un pays où les femmes vivent, respirent selon le bon vouloir de l’époux. On comprend très vite que le romancier n’a pas l’intention de nous conter une histoire atroce qui pourrait alimenter tous nos fantasmes sur une Inde répressive (souvent réelle) envers les femmes. Abraham Verghese a choisi la nuance, la bienveillance. Et parfois, l’amour qui peut naître entre deux personnes contraintes par une société toute puissante. On vit au rythme de leurs malheurs et de leurs bonheurs, enchantés par les barrissements de Damodaran (Damo), l’éléphant qui s’installe toujours près du plus vieux palmier. Il est capricieux. Contrairement aux chèvres ou aux vaches, il refuse de manger dans les excréments. Il s’approche, et c’est tout nouveau, de la cuisine, la preuve qu’il aime bien Molay. Le jour de ses seize ans, l’animal s’enhardit davantage. Le soir, son mari vient la chercher. Le pachyderme avait deviné. « La vie se poursuit à son rythme habituel. Bouches à nourrir, mangue à cueillir, riz à vanner, Pâques, Onam, Noël, un cycle qu’elle connaît sur le bout des doigts et qui l’aide à mesurer l’écoulement des jours. En apparence, rien n’a changé. Mais après cette nuit-là, toute distance entre mari et femme s’évanouit. » Et puis, ce sera le chagrin. Une petite fille qui le restera toujours. La découverte de la Malédiction qui provoque la mort de Jojo, le fils de son mari et de sa première épouse décédée, noyée dans les eaux. Il l’appelait l’enfant tigre parce qu’il adorait grimper aux arbres. Mais il est mort noyé dans un fossé d’irrigation. La Malédiction a réclamé son dû. Molay s’interroge : « Est-ce une fatalité, un fléau divin, ou une simple maladie ? »

Madras, 1933. Un jeune médecin, Digby Kilgore, originaire de Glasgow en Écosse, est sur le point de débarquer après avoir traversé la Manche, la Méditerranée, la mer Rouge et l’océan Indien. Des étendues marines à l’infini. Étourdissantes, éprouvantes. Mais il arrive à bon port et prend ses fonctions à l’hôpital Longmere où il espère acquérir un savoir-faire de chirurgien. Il est doué et prometteur. Il découvre le service réservé aux indigènes, celui des Anglo-Indiens et celui des Britanniques. Ce dernier est la chasse gardée du docteur Claude Arnold. Un incapable, raciste, alcoolique et mondain. Les autres sont à la charge du docteur Ravichandran, chirurgien indien de haute volée. C’est avec lui que Digby veut perfectionner sa maîtrise de la chirurgie. Les malheurs qui touchent les femmes et les hommes se moquent de leur couleur de peau ou de leur place dans la société. Digby a eu une enfance misérable, il était du côté des oppressés. En Inde, alors sous domination britannique, il est de facto le dominant. Abraham Verghese adore les changements de perspective. Qui est-on et quelle place occupons-nous, en fonction de l’endroit où l’on vit. Le romancier n’aime pas le noir et blanc. Il vit dans les nuances.

À quel moment, les deux univers vont-ils se percuter ? Comment Big Ammachi s’insère-t-elle dans le récit de ce Blanc venu de Glasgow. La médecine est le premier pont. Deux hommes se distinguent. Digby Kilgore et le docteur suédois Rune Orqvist, également fondateur d’une léproserie. Les opérations sous la plume de l’écrivain/médecin sont épatantes. On découvre des maladies propres au pays, on suit l’apprentissage humble et attentif de Digby avec fascination. La morve des Blancs, l’adresse des chirurgiens locaux écrasée par ces mêmes Blancs, soucieux de préserver un prétendu savoir qui leur échappe ou qu’ils dominent parfois à peine, comme ce docteur Arnold. Le deuxième lien repose sur les personnages et leur destin. Le mari de Big Ammachi est décédé. Son fils Philipose se rend à Madras. Il doit y étudier la médecine. Ce sera un échec. Il rencontre une jeune fille, Elsie, qui le dessine. Elle sera son obsession. Elle deviendra sa femme. Il lui promet la lune. Pendant ce temps, la colère gronde, explose, l’Inde acquiert son indépendance. Le livre de l’auteur n’est pas politique mais les soubresauts de la nouvelle nation sont incorporés au récit avec une adresse de magicien.

Elsie est un joyau. Philipose se transforme en imbécile. L’arbre qui assombrit la demeure ? Elle veut qu’il s’en débarrasse. Il fait traîner l’affaire. Leur fils meurt. Il n’a pas succombé à la Malédiction qui veut qu’à chaque génération un membre de la famille disparaisse dans les flots du fleuve, mais il a quand même cessé de vivre. Elle le quitte, revient, accouche d’une fille. Se rend au bord de l’eau. Et disparaît. La Malédiction ? Le deuxième échec, assurément. Abraham Verghese nous chatouille avec un suspens qui ne dit pas son nom. Il a mis dix ans pour écrire ce roman qu’il a dédié à sa mère, Mariam. On arrive à 1977. La petite-fille de Big Ammachi a accompli son rêve : Mariamma est médecin. La passation de pouvoir ultime. De la femme découlera la vérité et la connaissance. « Le Pacte de l’Eau » est une saga plus féminine que féministe, écrite par un homme dont le propos initial n’était sans doute pas d’en faire un manifeste politique et genré. Il y a trop d’amour, d’intelligence et de bienveillance dans ce conte du Kerala où les rêves de gens ordinaires se transforment parfois en réalité extraordinaire. Un antidote à la morosité ambiante, à la fureur du monde qui nous entoure. Un espoir, l’assurance que l’Homme peut se montrer bon. Parfois.

« Le Pacte de l’Eau » d’Abraham Verghese, traduit de l’Anglais (États-Unis) par Paul Matthieu, Éditions Flammarion, 827 pages, 24.90 euros.  

 

« Ténèbres et Compagnie » de Sigitas Parulskis : un roman noir au service de l’indicible

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Perturbant. Impossible de passer sous silence l’impression générale ressentie à la lecture de « Ténèbres et Compagnie » de Sigitas Parulskis. Avec la parution quasi simultanée du roman d’Olivier Norek, « Les Guerriers de l’hiver » (Michel Lafon), qui se déroule chez le voisin finlandais, il semblerait que la collaboration avec le régime nazi dans cette région du monde soit désormais passée au crible des écrivains. Chacun lève le voile d’un tabou à sa façon. Celui choisi par Sigitas Parulskis se veut violent, dénonciateur, culpabilisateur. Il questionne les chemins pris par certains hommes dans un contexte de guerre. Et qu’ils  justifient souvent par cette grande phrase : je n’avais pas le choix.

Celui du photographe Vincentas appartient à l’amour. Qu’il porte à une femme juive alors que la Lituanie se débarrasse de « cette vermine ». Il s’est fait prendre dans la rue avec son appareil photo. De quoi le mener tout droit en prison ou pire le faire tuer. Les hommes d’Hitler n’aiment pas les photos. Sauf un, l’Artiste. C’est ainsi que Vincentas le surnomme d’emblée lorsque le SS lui adresse la parole. Tout est élégant chez lui, même la façon dont il sort son revolver et tire dans l’occiput russe. “ Le SS avait sorti son arme à feu comme on sortirait une épée ou un fleuret dans un combat duquel il n’aurait été que l’unique vainqueur. “

Lituanie, 1941. Vincentas aime Judita, traductrice de métier. “ L’unique pécheresse qui aurait pu être une sainte. “ Il est prévenu. « Coucher avec une Juive n’est pourtant pas raisonnable par les temps qui courent, même si ça peut paraître très romantique. » Le pacte est donc scellé entre l’officier SS et le photographe. Il ne lui demande pas de tuer mais de faire des photos. Artistiques. Il appuiera bien sur un bouton, un déclencheur. Mais le sien n’entraînera la mort de personne. S’il est ébranlé, Vincentas s’arrange très vite avec sa nouvelle situation. Il se voit comme un observateur, pas comme un acteur. Il est affecté au groupe spécial pour les opérations en province dirigé par l’Obersturmführer Joachim Hamann. Il a reçu un document signé d’un certain Heydrich dans lequel il lui est expliqué qu’il sera autorisé à photographier les exécutions de Juifs. Il est dans la cuisine de sa mère. Elle lui demande ce qu’il lit. Il répond. Rien. La faute originelle, la suite d’une longue liste de compromissions avec soi-même. Je n’avais pas le choix.

L’appareil photo devient l’extension de son âme qu’il perd en route. Un morceau de réalité dans le bain du révélateur. Avec Judita, il sort son appareil les mains tremblantes et cherche longtemps le meilleur angle. Elle lui demande :

  • Tu me regardes comme une chose.
  • Quand ?
  • Quand tu photographies.
  • Non, je te regarde autrement.
  • Comme une chose qui m’est chère.

Les choses, comme elle dit, sont ailleurs. Elles sont femmes, hommes ou enfants. Nues ou habillées. Les choses supplient, crient mais finissent toutes de la même façon. Tuées au bout d’un fusil. Pourtant les réflexes sont atrocement identiques. Au lever et au coucher du soleil, les ombres s’allongent. « C’est le meilleur moment pour photographier. C’est le meilleur moment pour se métamorphoser en lumière. » Mais de quelle lumière, parle-t-il. Alors qu’il se tient debout « près de la fosse remplie de Juifs tout juste assassinés. Il a l’impression de trahir Judith. Même s’il ne tue pas. Qu’il est seulement un observateur. Comment le lui dire. » Il fume après le sexe, il fume après la mort.

Le texte de l’écrivain devient vertigineux. À ce stade du roman, le personnage principal tient en équilibre, précaire, mais réel, puis l’amour l’engloutit. Plus il se perd dans la jalousie, plus il se détache du réel. Sur les lieux des fusillades, il y a deux lignes de surveillance : la première formée par les policiers lituaniens, la deuxième par les gendarmes allemands avec leurs mitraillettes. Les prisonniers russes versent la chaux et quelques pelletées de terre. Quand tout va bien. Mais quand tout dégénère, la barbarie porte-t-elle même un nom ? Pendant ce temps, Vincentas appuie sur l’obturateur. Clic, clac.

Sous le regard attentif de l’officier SS qui veut de l’art. Il lui dit.

  • Je veux que tu photographies non pas un état de fait, mais le déroulé, que tu ne constates pas, mais que tu crées. À quoi sert ce monceau de cadavres ? Je veux du tragique, je veux que tu racontes une histoire, invente-la.

Nous autres lecteurs, sommes au bord de la dislocation. « Je n’avais pas le choix », résonne dans nos têtes. 1160 Juifs ont été tués par les nazis et les collaborateurs locaux dans cette petite ville du nord du pays. L’auteur l’avoue, il ne voulait pas savoir. Et puis un jour, il s’est lancé. Il a épluché de nombreux documents, des procès-verbaux des interrogatoires des Lithuaniens ayant participé directement aux massacres. Et il ne peut constater qu’une chose : il n’y avait aucun regret, juste une distanciation permanente. Comme lorsque l’on prend une photo. Mais l’objet, la démarche, sont à double tranchant. Ils permettent autant de prendre du champ que d’immortaliser l’objet photographié. Et que peut-on lorsque les images restent incrustées dans la pupille. Rien. Et c’est tant mieux. Parce qu’on a toujours le choix. « Ténèbres et Compagnie » a levé un tabou en Lituanie. Le livre a secoué le petit pays. Mais n’est-ce pas le rôle de la littérature ? Faire revivre le passé pour mieux comprendre le présent et tenter de préserver l’avenir.

« Ténèbres et Compagnie » de Sigitas Parulskis, traduit du lituanien par Marielle Vitureau, Éditions Agullo, 320 pages, 22,50 euros.

 

 

« Hurlements » de Alma Katsu : les loups, la faim, la peur.

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Il y a un petit quelque chose de Larry McMurtry mâtiné de Stephen King dans le roman de Alma Katsu. Un homme conte fleurette à une dame aux abords d’un chariot dans les vastes plaines américaines, tandis que cette dernière tente par tous les moyens de s’émanciper. Surgit le Malin, et là, gare à vous.

L’expédition Donner, l’un des mythes fondateurs de la conquête de l’Ouest. Une histoire vraie qui tourne au cauchemar. Quatre-vingt-sept pionniers décident de faire le grand saut en juin 1846 de Missouri, direction la Californie. Ils ne seront plus que quarante-sept à l’arrivée avec trois pauvres malheureuses mules encore vivantes. Affamés, ils se mangeront entre eux. La romancière Alma Katsu qui fut dans une autre vie analyste dans les services de renseignements américains de la NSA et de la CIA, et que l’on devine joueuse, a repris cette tragique aventure en la pimentant d’une bonne dose d’horreur.

Ils sont tous très sûrs d’eux, ces pionniers blancs. Ils partent en s’appuyant sur un livre aussi sacré que la Bible, « Le Guide de l’émigrant pour l’Oregon et la Californie » par Lansford Warren Hastings, 27 ans, avocat de métier et grand aventurier. Comme toujours dans un groupe, il y a les dominants et les dominés. Deux familles se dégagent : les Donner et les Reed. À la lecture du roman défilent en simultanée tous les livres, et surtout les films de cette sauvage conquête de l’Ouest qui ont nourri notre imagination d’enfant et plus. On est dans les grands espaces, majestueux et hostiles, les crotales endormis sous les pierres et un soleil meurtrier. Les hommes se rasent à l’eau froide face au miroir accroché au wagon “parce que l’homme mauvais se cache derrière sa barbe, comme Lucifer.” La petite maison dans la prairie version gore.

Le convoi est à peine parti qu’un petit garçon disparaît. La très sexy Tamsen Donner, épouse de moins de vingt ans de George Donner, n’est pas plus surprise que ça. Un chapelet de signes a précédé cette disparition. Un enfant mort-né, un tonneau de farine infesté de charançons et ces loups qui ne les quittent pas des yeux et les suivent partout. Les gens du convoi la prennent pour une sorcière. Lorsque ce qui reste du corps est retrouvé, les canidés sont accusés. L’un des voyageurs, Charles Stanton avec lequel Tamsen aura une liaison, est persuadé qu’il y a un meurtrier parmi eux. L’esprit de cette dernière est plus ouvert à l’inexplicable. Tamsen tresse des tiges de romarin pour des charmes de protection, elle mélange de l’aconit à de la lavande pour mettre derrière les oreilles de ses enfants et empêcher les démons de s’en prendre à eux. Arrive le moment du choix. La route à suivre. La plus longue ou fameux raccourci de Hastings. L’impatience est mauvaise conseillère.

“Il y a deux types d’hommes. Les moutons et les hommes qui les égorgent.” Vous imaginez le bouillon de culture d’une testostérone en feu dans ces grandes étendues mystérieuses où la virilité est portée en étendard. Les faibles n’ont pas leur place, tous doivent incarner une version réaliste du Duke (John Wayne). Les femmes ne sont guère mieux loties, leur féminité mise à mal. Les plus audacieuses osent, les autres subissent. Alma Katsu sait s’y prendre pour mêler cette réalité des sentiments au surnaturel qui enveloppe le parcours du convoi.

Ils ont fait le mauvais choix. Évidemment. Il n’est plus question de Californie mais de survie. Tout le monde a revu ses prétentions à la baisse. Mais le désert de la Sierra Nevada est là devant eux, blancs comme la neige, étincelant sous le soleil. Le dernier bœuf est abattu d’une balle dans la tête. Il ne peut être question de retour en arrière. La faim rôde, gronde, emporte. Mais qui sont ces affamés ? Des loups ou des hommes ? Les cadavres s’accumulent. Le ventre vide les ravage tous de l’intérieur. Que voulait dire Luke Halloran avant de mourir, quand il disait qu’il fallait qu’il mange à tout prix. Et Lewis Keseberg, qui tourne autour de Tamsen, comme une hyène sur sa proie. Son chien avait mordu Halloran puis tout était allé de travers. Les hommes s’étaient mis à se transformer en monstres.

Au-delà du genre littéraire, la romancière américaine prend la défense des femmes à une époque où leur liberté se réduisait souvent à se marier pour fuir un foyer parental restrictif avant de connaître un nouvel enfermement, celui du mariage et de la maternité. Tamsen Donner veut échapper à tout ça. Elle se veut libre de ses sentiments et de ses pulsions. Elle revendique une sexualité au même titre que les hommes. Elle sera renvoyée dans les cordes. Celles de son statut de mère. Sauver ses enfants, quitte à en mourir.

« Hurlements » de Alma Katsu, traduit de l’anglais (États-Unis) par Nadège Dulot, Sonatine Éditions, 416 pages, 23 euros.