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« Jeune couple s’éclate en plein air » d’Aravind Jayan : une comédie douce-amère sur l’Inde d’aujourd’hui

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Une femme aime un homme. Et réciproquement. Ils sont jeunes tous les deux. Ils sont Indiens. Qu’est-ce que l’amour dans un pays de plus d’un milliard et demi d’habitants. Tout sauf l’histoire de deux personnes.

À fortiori, quand les ébats du couple se retrouvent sur une vidéo mise en ligne et qui devient très vite virale. La vie privée qui existe déjà si peu, se dissout alors dans un trou noir cybernétique au plus grand désespoir des deux protagonistes et surtout de leurs familles. La copine s’appelle Anita. Le copain Streenath, surnommé aussi Sree. Au moment de cette déflagration cyber-sexuelle, Appa et Amma les parents de Streenath viennent d’acquérir l’objet de toutes les réussites, une nouvelle voiture. Une Honda que le père est content de garer devant la maison. De quoi épater les voisins. Ces mêmes voisins dont ils redouteront plus tard les commentaires acerbes. Les frasques de leur fils ne pouvaient pas plus mal tomber. Douze minutes filmées par un individu mal intentionné et où l’on voit le couple adossé à un grand rocher. Il n’y a pas de sexe réellement mais c’est suffisant pour affoler la toile puritaine indienne. D’autant qu’une scène montre un Stree bien audacieux s’exhibant pendant une longue minute. « Log kya kahenge ? » Qu’est-ce que les gens vont dire ? Le couple devient très vite autant victime que coupable.

Nous sommes à Trivandrum, la capitale du Kerala. Le lotissement où vient se nicher la classe moyenne indienne qui porte un nom évocateur : Blue Hills, les collines bleues. Mais tout va devenir très vite cramoisi. La cellule familiale qui en apparence fonctionne encore selon les coutumes traditionnelles, a depuis longtemps déraillé. L’Inde est un pays émergent. La société de consommation est à portée d’un plus grand nombre. Les parents ont envoyé leurs enfants à l’école. Mais la fenêtre du savoir a bouleversé les rapports intrafamiliaux. Parents et enfants se sont mis à vivre côte à côte, la parole s’est tarie. Posséder est devenu le Graal.  « Comme pour la voiture des années plus tard, mes parents avaient contracté un gros emprunt pour acheter la maison de Blue Hills, pensant sans doute que Stree et moi les aiderions à le rembourser. » Exister individuellement n’a jamais été une forme motrice, une évolution naturelle de cette société désormais lancée à grande vitesse sur les routes de la modernité. Tout a toujours tourné autour du groupe. La diffusion incontrôlée de cette vidéo relève d’une forme de mise à mort de toute velléité d’émancipation.

Le narrateur est le frère de celui par qui le scandale est arrivé. Il est une sorte de médiateur au regard distancié, tantôt en empathie avec son aîné, tantôt exaspéré par ce dernier. Avec ce premier roman, Aravind Jayan nous rappelle que l’une des grandes puissances au monde est traversée de courants contradictoires. Il faut tenter de vivre sa vie de jeune femme ou homme moderne dans un pays de castes et de patriarcat. Il faut aussi affronter le père quand on est un fils destiné à une obéissance aveugle et un futur non choisi. Sur un ton drôle et grinçant, « Jeune couple s’éclate en plein air » a figuré en 2023 dans la shortlist du prix Bollinger qui récompense chaque année outre-Manche la meilleure fiction comique dans l’esprit de P.G.Wodehouse. Un nouvel incident a secoué Blue Hills. Une histoire de trafic de marijuana. Les voisins sont passés à autre chose. Amma a eu l’air agacé. Appa a parlé d’acquérir une nouvelle voiture. Une Benz de troisième main. « Qu’il n’aura jamais les moyens d’acheter. »

 « Jeune couple s’éclate en plein air », d’Aravind Jayan, Traduit de l’Anglais (Inde) par Benoîte Dauvergne, Éditions Actes Sud, 272 pages, 22.50 euros.

 

 

« Aranea, Le Neuvième Livre » d’Alexandre Murat : une nouvelle aventure d’Alex et Mary

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Alexandre Murat est issu d’une sacrée lignée. Il est le descendant direct du maréchal Murat, prince d’Empire, roi de Naples et beau-frère de Napoléon pour avoir épousé sa sœur, Caroline Bonaparte. Un pedigree qui lui offre une source d’inspiration infinie. Sélectionné pour le prix « Les nouvelles voix du polar » avec « Aranea, La Légende de l’Empereur », l’auteur revient avec « Aranea, Le Neuvième Livre », et nous fait voyager entre 1939 et 2021, entre le monastère de Gyantse au Tibet, les Invalides et l’Argentine, sans oublier les États-Unis. Un roman policier historique parfait pour les vacances.

Alex et Mary habitent à Boston. Lui, enseigne l’histoire des Civilisations à la prestigieuse université américaine d’Harvard. Mary, quant à elle, est à la tête d’une entreprise privée de sécurité. Elle s’occupe en particulier de la protection rapprochée de certains scientifiques travaillant sur des programmes hautement « sensibles ». Si l’un a souvent la tête dans les nuages, l’autre a bien les pieds sur terre. Mais une ancienne enquête va venir bousculer leur petit train-train et leurs soirées en amoureux devant un verre de vin blanc. En 2018, un certain James Wisselmore les avait embauchés afin de retrouver sept aigles en argent légués par Napoléon à ses proches juste avant sa mort. Ces aigles devaient mener à l’un des plus grands secrets dissimulés par l’Empereur : un des neuf Livres écrits par la société des Neuf Inconnus. Un livre qui aurait été la source d’un pouvoir fabuleux pour Napoléon. Le couple avait alors affronté le bras armé de cette société en la personne de la redoutable Sylvia, et croyait fermement cette histoire enfin derrière eux. Mais après le coup de fil d’un journaliste, leur cauchemar est sur le point de recommencer.

Bombay, en Inde. Sylvie, encore elle, a rendez-vous avec les membres de cette société secrète. Rajeev, le Grand Maître indien n’est pas de bonne humeur. Il lui reproche son incompétence à retrouver ce livre. Deux ans qu’il attend. Deux ans de trop. Mais Sylvia annonce qu’elle a une nouvelle piste très sérieuse : un monastère tibétain. Elle a raison mais arrive trop tard. Herman Göring est déjà passé par là en 1939…

Mélange savant de connaissances historiques impeccables et goût prononcé pour une technologie avant-gardiste sulfureuse, Alexandre Murat alterne avec malice les deux concepts et construit un roman qui n’est jamais à court d’idée et encore moins à bout de souffle. Prenez cette obsession du méchant Rajeev à mettre la main sur cet ouvrage, qui croît-il, lui ouvrira les portes de la transformation de l’humanité afin de créer un homme nouveau. Encourager la création d’un être humain augmenté. Délire ou idée de génie ? Alex et Mary ont un avis bien tranché. Nous, en tout cas, on a passé un sacré bon moment à lire les péripéties de ce couple prêt à tout pour sauver une civilisation gangrénée par les idiots.

« Aranea, Le Neuvième Livre », d’Alexandre Murat, Éditions Fleuve Noir, 317 pages, 20.90 euros.

 

« TEAHUPO’O, le Souffle de la Vague » d’Ingrid Astier ou le line-up de la mort

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On se souvient tous de Point Break, le film de Kathryn Bigelow avec Patrick Swayze et Keanu Reeves, le blond et le brun. Ces surfeurs incandescents et sexy, les corps offerts à la vague, en quête d’absolu et de liberté ultime. Ingrid Astier s’est emparée de ce mythe de la glisse avec une fougue d’initiée. À quelques semaines de la compétition olympique de la discipline, les éditions Au Vent des Îles ont eu la bonne idée de republier son roman paru, en 2019 chez Equinoxe. De quoi nous faire rêver avant les épreuves à venir.

« TEAHUPO’O, Le Souffle de la vague » se déroule à Tahiti. C’est là que se trouve la plus belle vague du monde. Elle est le mirage du « Bout de la route. Le rêve de tout waterman digne de ce nom ». S’y confronter revient à être la vague, à accepter de ne pas savoir où sont le haut et le bas, la montagne et le large. S’y confronter impose de posséder « l’esprit étincelle du samouraï ». C’est la Mecque des plus grands riders. Le Prince local s’appelle Hiro. Un homme débarque. Taj, le mec avec de l’ambition, de la technique, du courage et du style. « Les quatre données réunies qui seules impressionnaient ici. » Mais Hiro le devine immédiatement. Ce sera le début des ennuis parce que cet homme réveille en lui « le peuple des ombres ». Sa sœur Moea est enfin rentrée au pays. Un exil de sept ans, et un fils, Tuhiti, qu’elle lui a laissé et qu’il a élevé comme le sien. Sept longues années pour lui transmettre des valeurs, les siennes. Mais l’époque a changé. Une redoutable drogue a remplacé le bon vieux gros pétard. Elle fait des ravages au sein de la jeunesse locale. On l’appelle ice.

Taj représente ces forces noires qui ont pris possession d’un territoire saturé de parfums capiteux et enveloppé d’une moiteur lourde et collante. Il a aimé une femme par le passé, une femme qui vient de rentrer chez elle. Se croiseront-ils ? Hiro est aussi lumineux que Taj est sombre. Il fut un gosse de riche, de parents divorcés, sa vague à lui vient de Maui à Hawaï. « La plupart des grands surfeurs ont deux voies : la maîtrise totale de leur corps jusqu’à l’obsession ou la consumation. Taj faisait partie de la seconde catégorie. » Il canalise sa rage dans l’excès, la drogue bien sûr mais aussi en se noyant dans un corridor d’eau déchaînée, dans une cathédrale supposée imprenable. Il ne cherche pas la paix comme Hiro mais la dissolution de sa propre souffrance dans quelque chose de plus grand.

Roman Noir par excellence dont on devine une fin tragique, « TEAHUPO’O» est dominé par la plume incendiaire d’une Ingrid Astier en osmose avec son sujet. On l’imagine au bord de l’eau, les yeux rivés sur un Pacifique bouillonnant où des hommes au physique d’Apollon se mesurent à l’extrême limite, à celle qui ressemble à la fuite ultime. En se prenant pour des demi – dieux. Les premières lignes de ce superbe roman prennent forme. Le tube les attend.

« TEAHUPO’O, Le souffle de la vague, d’Ingrid Astier, Éditions Au Vent des Îles, 356 pages, 21 euros.

 

 

 

« Charlotte Chérie » de Sandrine Lucchini : plongée dans le monde dérangé des masculinistes

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Une disparition. Qui inquiète beaucoup Alice Lecoeur, officier de police du Xe arrondissement de Paris mais dont sa direction se moque totalement. En particulier, son chef de groupe, Toubois, homme de Neandertal, misogyne à souhait. Alice enrage et se tord le ventre. Elle connaît les symptômes. Ils lui parlent. Lui disent que cette disparition, c’est pas bon du tout. Au même moment, dans le quartier de Villiers, le corps d’une femme est retrouvé.

Charlotte Bacquet aurait désormais un visage et Alice aurait eu raison. Presque. Parce que le corps n’est malheureusement pas celui de cette Charlotte mais d’Elsa Jobin. Sa mort réveille néanmoins les gars de la Crim. Des images de la vidéosurveillance récupérées au Carrefour du coin ont montré deux hommes vêtus de treillis noirs, de rangers et cagoules, embarquer une femme vers un bâtiment en construction. On comprend que le premier chapitre n’était qu’un véritable contre-pied malin de la romancière Sandrine Lucchini, un leurre lancé à la compréhension du lecteur qui s’était trop vite imaginé encore une fois embarqué dans une énième histoire de dingos sadiques s’en prenant à la gent féminine.

La révolte des mâles a commencé. « Il est temps que le monde comprenne que les femmes sont les esclaves du viol au service des hommes. » Pute, salope, les insultes fusent. Femelle revient aussi beaucoup. Un vocabulaire qu’un cadre de Daech aurait tout à fait pu rédiger. C’est dire. Les mâles de nos sociétés soi-disant civilisées n’ont donc rien à leur envier. Regroupés au sein d’une galaxie digitale opaque qu’on appelle manosphère et qui vient des États-Unis, des messieurs clairement agités, souvent des « incels » des célibataires frustrés, s’en prennent violemment aux femmes sous forme de harcèlement cybernétique. On les appelle aussi les masculinistes. Dans ce deuxième roman, Sandrine Lucchini en profite pour nous faire un petit round-up instructif sur les phénomènes de cette catégorie poids-lourd. À Montréal en 1989, quatorze femmes sont tuées, Isla Vista en Californie en 2014, Canada encore une fois avec huit cadavres ou encore Plymouth en Grande-Bretagne avec cinq femmes abattues dont la propre mère du meurtrier. Mais un détail chagrine néanmoins le capitaine Hippolyte Léon. Le modus operandi ne colle pas du tout avec les « incels ». En général, ils passent de la tuerie de masse au suicide. Or, il y a un meurtre et une disparition. Y aurait-il deux criminels ? Avec un mobile commun, la haine des femmes, mais un mode opératoire différent. Lebon décide de faire appel au psycho criminologue Martin Muller.

Présentons ces lascars à la dérive. Sans grande finesse, l’un se prénomme Stalker, harceleur en Anglais et l’autre Slayer pour tueur. Ils ont vu la lumière au bout de leur propre tunnel de souffrance le jour où ils ont rencontré un homme qui se fait appeler Le Padre. Ils ont prêté serment. Sont passés du virtuel à la réalité et leur vie a pris un sens obscur et violent. Ils portent une chevalière sur laquelle est gravée une orchidée, une fleur associée à la virilité. À quel moment ces hommes ont-ils croisé le chemin d’Alice et de Charlotte ? Quel est leur point commun ? Un psychiatre. Marc Seigneur, fondateur de L’Odyssée Nouvelle, une association à l’extrême-droite de l’extrême-droite. Un rescapé d’une enfance perturbée qui perçoit les femmes comme un danger ultime et absolu.

Sandrine Lucchini est aussi scénariste. Elle a choisi de développer son intrigue sur des chapitres très courts et qui ne traînent pas. Ce qui n’est pas plus mal. Le monde des masculinistes qu’elle décrit est suffisamment vertigineux et déprimant. On se pose quand même la question : à quel moment les rapports homme/ femmes ont-ils déraillé au point de donner naissance à une espèce d’individus masculins dont l’épanouissement personnel passe désormais par la crucifixion du genre féminin sur l’autel d’une virilité morbide.

« Charlotte Chérie » de Sandrine Lucchini, Éditions Black Lab, 284 pages, 21,90 euros.

 

« Conspiration » de Luke McCallin : une enquête policière dans l’enfer de la Grande Guerre

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À l’heure où des hommes pataugent et meurent dans les tranchées ukrainiennes, Luke McCallin se sert du roman policier pour nous parler d’une autre guerre. Celle de 1914. Gregor Reinhardt, lieutenant dans la division prussienne de l’armée du Kaiser, se trouve sur le Front de l’Ouest, près du village de Viéville-sur-Trey au nord-ouest de la France. Les soldats de toutes les nations engagées dans le conflit se battent encore comme des chiens, à quelques mois de l’Armistice, quand ce qui ressemble fort à un attentat vient perturber le déroulé de cette Première Guerre mondiale sanglante du côté allemand.

Une ferme, un dîner et quatre cadavres. « Le soldat William Sattler du1er peloton de la 2e compagnie du 1er bataillon du 17e régiment de fusiliers prussiens, était un perturbateur, un guerrier de classe, un avocat des tranchées, un fauteur de troubles, un armurier, un homme ayant accès au matériel pour faire sauter une bombe. » Et aucun alibi. En un mot, le coupable idéal. Le jeune lieutenant Reinhardt est chargé de faire toute la lumière. C’était l’un de ses hommes. D’emblée, il a des doutes. D’autant que la liste de gens qui meurent ne cesse de s’allonger. D’autant que le seul à pouvoir innocenter Sattler, décède lui aussi. Qu’est-ce que cet attentat au milieu d’une guerre ultra-meurtrière ? Une première piste se dessine. Il aurait été perpétré par deux capitaines pris en flagrant délit de mœurs réprouvées mais qui pour couvrir leur crime auraient décidé de faire exploser l’endroit où se tenait une réunion à laquelle ils participaient eux-mêmes. Que vient faire cet hôpital où sont soignés des militaires souffrant d’obusite. Le lieutenant se perd en conjecture. Lui, un homme simple mais droit.

Dans le genre, oui, on le sait, on doit tout à l’écrivain écossais décédé, Philip Kerr et son héros emblématique Bernie Gunther dans « La Trilogie berlinoise. » Luke McCallin creuse le même sillon. Mais autre point de vue, autre narration. On est toujours du côté teuton mais le romancier a choisi dans ce roman de fondre l’intrigue policière dans les entrailles d’un conflit qui fit des millions de morts sur tous les fronts : La Première Guerre mondiale et le règne du Kaiser. Lorsque nous faisons connaissance de ce très beau personnage, Gregor Reinhardt, il se bat déjà depuis quatre ans. Dans ces tranchées, la boucherie est quotidienne et dans les deux camps. Sa mère est en train de mourir d’un cancer à Berlin où son père vit encore. Le lieutenant s’est habitué à tout. Il sait combattre les poux. Il se presse contre le mur froid quand ces sales bestioles se réveillent dans les coutures de sa chemise pour gambader sous ses aisselles. « C’est une technique qu’il a trouvée pour les calmer. » Pour le combat, il préfère les bandes molletières et les bottines plutôt que les lourdes bottes qui leur ont été fournies et qui tapent les mollets. « Il les sanglait dans des jambières en cuir rigide qu’il avait prises sur le cadavre d’un officier des zouaves français. Il appartient à cette race de soldats qui a connu les batailles de Ypres en 1914 ou celle du Langemark. Il force le respect. Le roman vaut autant pour son excellente intrigue que pour l’apport militaire et historique de ce conflit.

Un Français est fait prisonnier. Il est gendarme. Il raconte qu’il enquête sur la mort d’un officier français, le capitaine Jean-Baptiste Lussart, officier de liaison pour le corps expéditionnaire russe. Plusieurs Russes morts sont retrouvés près de son corps. On conseille à Lussart de s’entretenir avec des hommes employés par un certain Marcusen… le lieutenant Blachenko, le caporal Frislev et le soldat Kosinski… Quid de cet hôpital qui soigne des soldats atteints d’obusite ? Le lieutenant rebondit de révélation en révélation. Cet attentat porte en réalité la signature d’hommes qui anticipent la fin de la guerre. « La vraie commencera chez nous. À notre retour. Contre les communistes, les Juifs, toute cette pourriture venue de l’intérieur parce que vous savez quelle est la seule chose pire qu’un Juif, lieutenant ? Un Juif communiste. » Le socle des idéaux nauséabonds de la Seconde Guerre mondiale est posé. Les aristocrates, les bolcheviques à la manœuvre, et les expériences médicales, déjà, sur des hommes terrassés par une violence de fer et de sang contre laquelle ils ne peuvent rien. « Conspiration » repose sur une intrigue compliquée. Mais pas seulement. On voit aussi un jeune homme s’éveiller au monde d’après, à celui qui l’attend. Étonnamment préservé, loin de cette contamination nazie en gestation, comment sortira -t-il de cette folie. Debout, sans doute, vivant, peut-être. Que peut-il faire ? Pourquoi pas policier ?

« Conspiration », de Luke McCallin, traduit de l’Anglais par Niocolas Zeimet, Éditions Toucan Noir/Poche/Policier, 556 pages, 9.90 euros. 

 

« Gangland » de Chuck Hogan : « Toute ma vie, j’avais rêvé d’être un gangster. »

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« Réussir un strike est au fond plus facile que de devoir récupérer la dernière quille restée debout toute seule. Tout bon joueur de bowling le savait. » Personne mieux que Nick Passero connaît les règles de ce jeu, lui qui tient désormais un bowling après avoir été un joueur hors pair. Héros magnifique d’un super thriller signé Chuck Hogan, Gangland se situe dans les eaux troubles de la pègre de Chicago dans les années 70/80 et s’intéresse aux petites mains de la mafia. Les fans de cette période apprécieront, les autres découvriront un page-turner de qualité dans un monde de sang, de fric et de frime, de fidélité et de trahison. Tout ça entre deux bonnes assiettes de pâtes à la Bolognaise.

La maison de Sam Giancana est sous surveillance. Le patron de l’Outfit de Chicago fuit les regards depuis son retour forcé aux USA. Il a bien raison. Tout le monde ne lui veut pas du bien. Tout le monde trouve bizarre de pouvoir se pointer comme ça sans être inquiété. Les truands n’aiment pas ça. Et s’il y avait un deal avec le FBI ? Tony Accardo règne désormais sur la ville. Lui qui n’a jamais passé un jour en prison et mourra tranquillement dans son lit en 1992, s’interroge, voire s’inquiète, de ce retour inopiné. Sa botte secrète, son lieutenant Nicky Passero, un gars considéré comme un petit joueur par les types de la mafia. Personne ne se doute qu’il émarge pour le big boss. Personne ne sait qu’il est gay. Sauf un. Roy, le flic, l’agent fédéral qui l’a branché un soir dans un bar gay. Le piège. Une galerie de personnalités issues du monde de la pègre, du chef aux lieutenants ou autre porte flingues et une kyrielle de sous fifres aux ordres de mafieux italiens qui aiment passer l’hiver à Palm Springs à jouer au golf. Un livre en technicolor à la Scorsese, furieusement amoureux de ces gangsters sanguinaires et parfois fragiles comme ce Nick Passero, adepte de tous les secrets. Chuck Hogan dépeint parfaitement la mécanique, voire l’emprise que la Cosa Nostra opère sur les membres de ce club sans existence officielle et légale. Ces petits soldats de l’ombre corsetés dans une masculinité toxique à une époque puritaine où même chez les mafieux le modèle parental demeure papa, maman. Nick Passero a toujours voulu être un gangster, il rêve de grandeur, il veut offrir le meilleur pour son fils. Il ne sera en réalité que le témoin malheureux de sa propre vie.

Noël au soleil. Une habitude pour le boss Tony Accardo. Mais un incident majeur l’oblige à rentrer chez lui. Il y a eu effraction avec des traces d’urine sur le tapis. Quelqu’un a osé faire ça. Les soupçons se portent tout de suite sur Johnny Salita. Il a une solide réputation de voleur de haut vol. Lui et sa bande de marioles viennent tout juste d’avoir braqué la bijouterie Levinson. Ce dernier s’étant plaint auprès d’Accardo, les bijoux ont été récupérés. Mais faut croire que les voleurs n’ont pas apprécié. Nick y voit une occasion en or de prendre du galon. Le boss lui fait confiance. Il est chargé de mettre la main sur Salita et ses hommes. Il lui est demandé de régler le problème une bonne fois pour toute. C’est un peu comme entrer dans la quatrième dimension. Nick et ses acolytes ne sont pas des tueurs. Malaise. Les flics découvrent les cadavres les uns après les autres. Vin, Gonzo, Didi, Joël le Juif. Tous atrocement torturés et balancés dans des coffres de voiture. Une nouvelle Saint- Valentin « mais au ralenti, cette fois ». Pas de mitraillette. Le compte est là : huit cadavres. Les voleurs n’étaient pas aussi nombreux. Quelqu’un de l’Outfit est en train de faire le ménage. Sidéré, Roy a compris que c’était le boss lui-même qui était visé. Nick parvient aux mêmes conclusions.Tragédie urbaine, agneau sacrificiel, Nick Passero le héros tourmenté devra choisir afin de mettre sa famille à l’abri, afin de vivre. Afin d’exister réellement. Sans fard. Ailleurs.

Gangland de Chuck Hogan, traduit de l’Anglais (États-Unis) par Suzy Borello, Éditions Calmann Lévy Noir, 416 pages, 22,90 euros.

 

« La Clef et la Croix » de Giacometti/Ravenne : les chevaliers de la plume historique sont de retour

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Gianfranco Varnese voyage dans un jet privé mais ne porte que des costumes sombres et cravate blanche. Aucune ostentation à l’exception de boutons de manchettes en forme de gros dés. Il Muro est puissant, riche, on le surnomme le LVMH de Milan, mais il demeure un homme de l’ombre dans le top five des grands patrons italiens. Pourtant, il ne le sait pas encore, alors qu’il s’apprête à fumer un gros cigare, il n’est plus qu’un ordinaire condamné à mort. Enfin presque.

Éric Giacometti et Jacques Ravenne aiment les chasses au trésor et les histoires de chevaliers dans leurs polars historiques. En outre, ils ont du métier. Les co-auteurs soignent toujours leurs premiers chapitres comme le lait sur le feu. Cette fois, on commence par le présent. Et très vite arrive leur héros récurrent, Antoine Marcas, agent de la DGSE (Direction générale de la sécurité intérieure), en mission d’infiltration dans la loge parisienne de l’OTTR, Ordre du Temple et de la Terre Ressuscitée, un groupe néo chevaleresque qui verse dans l’écologie New Age. À priori une bande de doux dingues. En réalité, un paravent pour un trafic d’armes en provenance des pays de l’Est.

Octobre 1809. Petit travail de mémoire. La Révolution a eu lieu. Les francs-maçons sont accusés de l’avoir propagée et d’avoir installé Napoléon Bonaparte. Le général Étienne Radet est l’homme de main des missions spéciales de son maître. La dernière fut spectaculaire. Il a tout simplement pris d’assaut le Vatican et enlevé le pape. Cette fois encore, il est en embuscade avec son arme préférée, une dague de chasse, « une arme qui ne blesse jamais mais tue toujours. » Derrière des volets clos se dissimulent des conspirateurs, d’infâmes royalistes, hostiles à Napoléon. La descente se fait sans problème. Radet est dégoûté par ces adorateurs de Dieu mais il fait une découverte pire encore : quatre missives et un sceau composé d’une croix croisée avec une clef, surmontée d’un mot latin, fides. Radet en a des sueurs froides. Mais ce n’est rien par rapport à ce qui l’attend dans un futur proche. Napoléon plus mégalo que jamais veut s’emparer de l’Angleterre. Par la mer, aucune chance. Alors, il a cette grande idée de lever une armée de musulmans pour pouvoir déclarer la guerre Sainte aux Anglais. Pour cela, il lui suffira de traverser la Méditerranée, de s’emparer de l’Égypte, de chasser les Turcs, de libérer la Syrie et le Liban et le tour est joué. Mais les caisses de la France sont vides. Cambacérès qui est le seul à parler cash à Napoléon, ne cesse de lui rappeler. « Ruiné ! Vous et la France ! ». Les Chevaliers de la Foi, cet ordre des Templiers, eux, en revanche, ils auraient un véritable trésor. Bonaparte se laisse aller à des rêves de grandeur. À lui la gloire et de nouveaux territoires dans les pas d’Alexandre le Grand, à lui le rôle de grand civilisateur. Deux ombres au tableau : le pape qu’il a fait enlevé et qui pourrait l’excommunier s’il demande le divorce. Ce qu’il veut ardemment parce que Joséphine qui ne peut lui donner un fils ou une fille. Et cette même Joséphine peu désireuse de lui accorder cette séparation officielle.

Il faut parvenir à la page 84 pour entrevoir un début de compréhension dans le déroulement des deux époques parfaitement orchestrées par le tandem d’écrivains. Le commissaire Antoine Marcas a eu un aïeul prénommé Tristan Marcas. Hôtelier, ce grand-père avait vendu son entreprise à un certain Gianfranco Varnese, un Italien résidant à Milan. L’hôtel s’appelait la Clef étoilée. Il avait brûlé dans un incendie. Dans le journal de Tristan, Antoine découvre une petite phrase : À l’ombre de Jean-Baptiste de la Croix. Le sang de Vénus. Punctus. Il se lance sur les traces de cet ancêtre. Alors qu’il pense la piste refroidie, un archiviste lui fait remarquer que Gianfranco Varnese, l’acheteur de son aïeul, est mort dans un accident d’avion cette semaine. Et que l’hôtel incendié était devenu la fondation Francesca Varnese, du nom de l’épouse décédée… Cette fondation désormais la propriété des descendants de Gianfranco Varnese. Antoine reprend espoir et se dit que rencontrer cette famille pourrait l’aider à résoudre cette énigme. Mais les héritiers sont plongés dans les affres d’un testament mystérieux qui propose lui aussi une sorte de chasse au secret. À charge aux héritiers de décrypter les messages codés d’un père décidément bien mystérieux.

L’art consommé du détail. Comme la rue Galande à Paris qui longeait le cimetière Juif dans la capitale, désormais disparu. Les templiers y possédaient plusieurs maisons… Ou encore les brillants passages qui décrivent Joseph Fouché le tout puissant ministre de la police, l’ex-religieux Tallerand et Jean-Jacques Régis de Cambacérès, deuxième personnage de l’État. On imagine ce repaire de supra-mambas qui se glissent dans les alcôves des demeures les plus puissantes afin d’écouter et parfois de punir. Les deux époques se chevauchent sans cesse, la plus ancienne éclairant le présent. On y voit toujours les mêmes travers humains : l’avidité, celle de l’argent et du pouvoir. Des défauts qui traversent les siècles comme des vampires à jamais affamés. Le religieux face à l’athéisme. Giacometti/Ravenne ont vendu près de deux millions de romans. Ce n’est pas rien dans la morosité ambiante de l’édition. Leurs polars historiques sont traduits dans pas moins de dix-sept pays. Napoléon est une valeur sûre, il agît comme un aimant. Il fascine autant qu’il insupporte. Un personnage de roman avec en toile de fonds un trésor, de conspirateurs royalistes, de frères maçonniques et une Joséphine qui se rebiffe face à l’homme dont la grandeur militaire ne semble pas briller dans la pénombre d’une chambre à coucher. Un roman aussi instructif que savoureux.

« La Clef et la Croix », d’Éric Giacometti et Jacques Ravenne, Éditions JC Lattès, 480 pages, 22.90 euros.  

 

« 2054 » d’Elliot Ackerman et James Stavridis : l’avenir de mal en pis

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Nous avions laissé Elliot Ackerman et l’amiral James Stavridis en 2034. On les retrouve en 2054. La guerre nucléaire entre les États-Unis et la Chine a mis KO la puissance américaine. Politiquement, le mensonge a refait surface comme au bon vieux temps du Watergate. Pas question d’annoncer publiquement que le président est mort, assassiné. Dans cette grande époque de manipulation, il vaut mieux faire diversion. Décidément, rien ne va en s’arrangeant dans leur monde à venir chez les deux compères.

Un nouveau Grand Jeu. L’ordre mondial aux mains du chaos. Poutine regarde avec rage, sa grande amie la Chine qui lui a piqué la partie est de sa Sibérie. Un outsider très porté sur la technologie a repris de vives couleurs : le Japon qui grâce à l’intelligence artificielle, la robotique et l’informatique quantique a pu compenser la diminution du nombre de travailleurs en raison d’une population déclinante et une xénophobie quasi pathologique. Un autre pays talonne la nation nipponne : le Nigeria, le pays le plus peuplé de ce continent africain. Le Nigérian James Mohammad se tient prêt. Il a flairé le sens du vent. « Une vaste partie de la géopolitique avait déjà commencé à tourner moins autour des alliances militaires, ou même commerciales, que des alliances technologiques. Au lieu de se battre par procuration dans des pays tiers, comme l’avaient fait les États-Unis et l’Union- soviétique un siècle plus tôt, les champs de batailles des « guerres par procuration » actuelles étaient les laboratoires quantiques et de biotechnologie du monde entier. » Cette fusion porte un nom : La Singularité. Cela équivaudrait à une « explosion de l’intelligence » en faisant fusionner la biologie et la technologie. Exemple : les molécules seraient de nouvelles micropuces. Et cette édition génomique à distance permettrait de manipuler le corps afin qu’il s’améliore de façon autonome.

Ça, c’est sur le papier. Dans la vraie vie, il y a d’abord une fuite de la séquence clé du code de La Singularité sur un site conspirationniste. Puis la mort bizarre du président américain Castro. Soi-disant d’une crise cardiaque. Pour Mohammad, il n’y a aucun doute, le monde vient d’assister sans le savoir au premier assassinat à distance. Deux hommes sont en pointe sur la question. BT, Big Texas, de son vrai nom Dr Christopher Yamamoto. Et Ray Kurzweil, un spécialiste des thérapies géniques capables de régénérer les tissus cardiaques. L’homme de sciences a disparu de la circulation depuis quelques années. Il proposait un traitement au croisement de la biologie et de la technique. Une avancée scientifique décortiquée dans un ouvrage Humanité 2.0 et dans lequel l’auteur prédisait la possibilité de télécharger l’esprit humain. La Singularité offrait alors de multiples champs de possibilités : une arme nouvelle et meurtrière, un outil de domination pouvant cibler une personne comme Castro, ou un groupe ? Encore plus fou, en téléchargeant le cerveau, pouvions-nous devenir immortel ? Ray Kurzweil va devenir celui que tout le monde recherche. Julia Hunt, la fille de feue l’amirale Sarah Hunt, est sur la sellette après avoir transmis à un sénateur ambitieux un rapport des services secrets qui parle justement de cette avancée révolutionnaire. Le Dr Chowdhury, qu’on avait laissé dans le précédent roman de retour en Inde, est mourant. Son cœur est en train de le lâcher. Il y a très longtemps, il a croisé la route de ce Kurzweil. Il sait qu’il peut faire des miracles. Il décide avec sa fille Ashni de le retrouver. Il ne va pas être tout seul. Un voyage qui va conduire tout ce petit monde au fin fond du Brésil. Une dystopie assez flippante. Après s’être attaqués à l’effondrement politique des grandes nations mondiales, les deux auteurs ne nous laissent guère de chance. En dessinant un futur où la science, éternelle terrain de jeu des hommes, serait encore une fois détournée de son objectif initial pour en faire une arme meurtrière au profit d’une minorité dominante. Au fond, rien de nouveau.

2054 par Elliot Ackerman et James Stavridis, traduit de l’Américain par Janique Jouin-de Laurens, 352 pages, 24,50 euros.

 

« Joli mois de mai » d’Alan Parks : Glasgow encore et toujours

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Alan Parks est une valeur sûre. Son cinquième roman « Joli mois de mai » ne déçoit pas. Le romancier écossais ne se lasse pas de sa ville de Glasgow, il la décline au fil des mois de l’année. Comme un repère, un phare dans la nuit noire. Une vieille connaissance qui nous tient la main et qui nous guide. Avec ses personnages fétiches toujours sur le qui-vive, l’inspecteur Harry McCoy, son chef, Murray et son ami d’enfance, le redoutable Cooper. Ils sont tous là pour un voyage de quelques jours à la fin d’un épouvantable mois de mai.

Nous sommes en 1974. Un incendie a ravagé un salon de coiffure. Cinq morts dont trois femmes et deux enfants. La foule crie vengeance. “ Pendez-les ”, scandent les habitants du coin. “ Retour à la peine de mort.” L’indignation est à son comble. Un appel anonyme au commissariat balance. Trois jeunes dans un appartement de Roystonhill sont dénoncés. L’un d’eux avait encore de l’essence dans la poche de son pantalon quand la police vient les cueillir. McCoy sort tout juste de l’hôpital. Son estomac lui fait de grosses misères. Du lait et plus une goutte d’alcool, voilà l’ordonnance du médecin. Du repos aussi. Pas du goût du bonhomme. Quatre semaines alitées ont bien failli le faire mourir d’ennui. Il est sorti, pressé, de se remettre au travail. Alors il est là, une bouteille de Pepsi-Bismol dans sa poche, à portée de main. Il observe le fourgon qui emmène les incendiaires. La suite relève d’une évasion ou d’un enlèvement. McCoy ne sait même pas comment qualifier ce à quoi il vient d’assister.

Commence une chasse à l’homme à grande échelle. Il faut que la police retrouve les incendiaires. Mais la pègre les prend de vitesse. Deux d’entre eux sont retrouvés horriblement mutilés. L’enquête part dans tous les sens, quel est la caïd assez dingue pour avoir commanditer un tel massacre ? McCoy a l’impression de se noyer. Il doit en outre tenter de retrouver Paul, le fils de Cooper, son ami d’enfance. Non pas que ce dernier ait une fibre paternelle très développée mais c’est son seul enfant. En parallèle, un autre meurtre, celui d’une jeune fille. Un vieux vendeur de porno est retrouvé mort au – bas d’un immeuble. Il aurait sauté. Cela fait  beaucoup de morts en peu de temps, sur l’échelle de la cité écossaise Que vient donc faire le jeune Paul dans cette équation ? Est-ce que tout est lié ? Et es autorités, elles servent à quoi. McCoy laisse tomber son régime sans alcool, son estomac le torture. Ce n’est pas le moment d’être raisonnable.

Glasgow demeure un personnage à part entière dans l’œuvre du romancier écossais. Méchante et accueillante, ségrégée entre riches et pauvres. Partagée entre forces de l’ordre et voyous. Ces derniers se font des fortunes sur le dos des miséreux. Et dans ce maelstrom de violence, des hommes tentent encore de faire respecter la loi. Peut-être que juin sera plus calme.

« Joli mois de mai » de Alan Parks, traduit de l’Anglais (Écosse) par Olivier Deparis, 432 pages, euros.

« Mission Damas » de David McCloskey : un agent américain au cœur du régime syrien

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Dans le genre, « Mission Damas » est clairement le thriller d’espionnage du mois, voire de l’année. Notre cœur s’arrête souvent de battre, suspendu aux prouesses de Sam Joseph, espion qui émarge pour la CIA et qui n’a pas son pareil pour semer ses alter-ego syriens dans les venelles qui ceinturent la Mosquée des Omeyyades, à Damas. David McCloskey, ancien analyste à la CIA, nous plonge dans le monde du recrutement d’agents ennemis dans la Syrie de Bachar al-Assad. Un premier roman choc ciselé par une volonté tendue d’enseigner aux lecteurs les techniques de filature d’un réalisme à couper le souffle. Du grand art.

S’il y a bien un truc que les sbires d’Assad savent faire, c’est franchir toutes les lignes. Et celle-là, elle est costaud. Assassiner une diplomate américaine, faut pas avoir froid aux yeux. Se payer le luxe de la torturer façon petits oignons, c’est carrément la timbale. Et c’est exactement ce que les nervis du pouvoir syrien ont eu le culot d’accomplir. Au fond, qu’est-ce qu’une petite diplomate, même américaine, à côté d’une population que l’on kidnappe, séquestre et assassine, sans aucun état d’âme tout au long de la journée depuis plusieurs années, et plus récemment, depuis le début du soulèvement populaire en 2011, à un rythme quasi industriel avec le blanc-seing de l’ophtalmologiste qui a succédé à son père, Hafez el-Assad. On est au cœur de la machine de mort du président alaouite. Les sous-sols obscurs, les cellules qui suintent la peur, la pisse et tout autre bonne chose. Les ustensiles qui vous broient les membres, vous arrachent les yeux, on est au royaume des dingues qui ont vendu leur âme à Lucifer. L’humanité les a désertés. Pas de retour possible, pas de rédemption.

Vous oubliez l’amour. La seule lumière au bout du tunnel. Peut-être. Sous les traits de Mariam Haddad, haute fonctionnaire du palais présidentiel syrien. Zélée, convaincue, efficace, fiable et chrétienne. Au point d’être envoyée à l’étranger. Ce qui n’est pas rien dans ce genre de pays paranoïaque. Ce sera Paris. Où elle est censée convaincre une figure de l’opposition de rentrer vers la mère patrie, moyennant l’effacement de son statut de rebelle. Manière douce ou forte, elle a carte blanche. C’est là qu’elle rencontre Sam Joseph. Elle sait parfaitement à qui elle peut parler. Les Américains sont off limit. Damas serait mis au courant dans la seconde. Elle a un type des moukhabarats sur le dos en permanence. Rien ne leur échappe. Et pourtant.

Sam Joseph est en embuscade. Il a pour mission de la recruter. Il est Number one dans la discipline. C’est son sport de prédilection. Quinze fois en dix années de service, le meilleur de sa promotion à la Ferme.  » La plupart des recrutements prenaient des mois, voire des années. Sam était une espèce rare. » Il doit pousser la haute fonctionnaire syrienne à retrouver le salopard qui a tué Valerie Owen après une ex-filtration ratée. Une des premières règles de l’Agence est de ne jamais coucher avec sa source, et encore moins d’éprouver des sentiments. Mais le cœur a ses raisons. On retrouve donc Mariam et Sam à Damas. Évidemment qu’il l’a retournée. Trop même. Il en est tombé amoureux. Mais son arrivée en Syrie n’est pas passée inaperçu. Le SVR, le Service des renseignements extérieurs de la Fédération de Russie, a prévenu leurs homologues syriens que le deuxième secrétaire de l’ambassade américaine Samuel Joseph appartient à la catégorie « suspecté CIA ». Le contact aurait été établi à Paris par l’intermédiaire de Mariam Haddad…

Les bons petits soldats de la machine Assad se mettent en ordre de marche avec chacun son agenda. Servir le maître aveuglément demeure l’option privilégiée. Mais le soir, après une journée dans les entrailles d’une terre de sang, parfois, on pèse le pour et le contre. Un regard suffit : une femme, des enfants. Sauver sa peau et celle de sa famille ou continuer à nourrir un régime carnivore. La trahison est un bonbon au miel dans la Syrie de Bachar. Il se déguste longtemps, invisible sous le palais. Dans la brochette des plus méchants du genre, il y a le général Ali Hassan, le directeur du Bureau de la sécurité du Palais. Il espionne les espions. C’est à lui que le président fait appel quand il veut démasquer un traître. Le président adore semé la zizanie chez ses lieutenants. Le général Rustum Hassan, commandant de la Garde républicaine, et Basil Mahkluf. Le premier est à la tête de la Direction des missiles et des fusées de la Garde républicaine. Le second est dingo. Il est le lieutenant du premier, le petit frère qu’Ali n’est pas et ne sera jamais. Tout ce petit monde tient les rênes du pays, version tueries de masse dans une opacité morbide. Et avec l’aide des Russes, ils sont invincibles. Ou presque. C’est l’un des temps forts de l’ouvrage. Sam Joseph semant les moukhabarats et les baladant dans une capitale désormais ciblée par les rebelles de la Révolution. Rarement exploitées de cette façon dans un roman d’espionnage, les scènes de filature sont époustouflantes. L’ancien analyste de la CIA qui a forcément eu le feu vert de son ancienne boîte pour publier le roman, dévoile quelques techniques de cet exercice de haute volée.

Les deux côtés mettent le paquet. Sept équipes – quatre russes et trois syriennes – qui opèrent en voiture, à pied et à des positions fixes. En face, un seul homme, Sam Joseph. Première règle : rendre la situation si insupportable, si ennuyeuse pour l’équipe de surveillance adverse qu’elle décide d’aller affecter ses ressources ailleurs. Puis traverser la ville de Damas par palier. « Avec changements de directions multiples, demi-tours, et une demi-douzaine d’arrêts. Se servir aussi des lacets en épingle à cheveux de la vieille ville. » L’idée est autant de les semer que de leur faire perdre du temps. On suit Sam longer la mosquée des Omeyyades, manger une glace, on s’arrête, on réfléchit, on gagne du temps. Impressionnante promenade d’agent de terrain. Une leçon d’espion. David McCloskey aborde la politique étrangère de son pays sous mandature Obama d’un œil critique. La fameuse ligne rouge oubliée malgré l’attaque chimique du régime sur sa propre population. La réalpolitique d’une démocratie et une dictature aux méthodes sans limites. Au milieu, des femmes et des hommes qui tentent de vivre, de survivre et parfois de faire ce qui est juste. Le romancier américain transcende le genre. Et rejoint le cercle très fermé des auteurs qui savent de quoi ils parlent.

Mission Damas de David McCloskey, traduit de l’Anglais (États-Unis) par Johan-Frédérik Hel-Guedj, Éditions Label Verso pour Le Seuil, 576 pages, 22,90 euros.

 

« Quand l’Abîme te regarde » d’Éric Emeraux : sur la trace des criminels de guerre

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« Il n’y a pas de guerre sans crime de guerre. » Éric Emeraux signe son premier thriller. L’auteur du formidable, « La traque est mon métier », creuse toujours le même sillon. La chasse aux criminels de guerre et sa devise pourrait bien être : ne jamais rien lâcher. Parce qu’on finit toujours par les coincer.

Quel rapport entre un vol chez un riche Américain à Paris, un groupe de braqueurs aux tatouages évocateurs, un chasseur de criminels de guerre et un groupuscule d’extrême-droite ? Une convergence d’intérêts basée sur un nationalisme rance, une soif d’argent et de pouvoir et un pseudo affrontement Est/Ouest. Miroslav ouvre le bal. Il est en route pour un dernier tour de piste. Le boss lui a promis. Après, ce sera l’Australie. Un boulot précédent avec la milice Wagner lui a permis de se remplir les poches. Les gars du moment avec qui il fait équipe, s’appellent Darko, Branimir et Bogdan. Aleksandra est la cerise sur le gâteau, la clé du bureau d’un certain Andy Wright, collectionneur d’œuvres d’art. Lorsqu’elle prend par surprise le bonhomme, Aleksandra qui se faisait passer pour la bonne, a des arguments. Couper les couilles par exemple. Pas pour rien qu’elle est surnommée la Veuve. Andy Wright ouvre le coffre. À l’intérieur, il y a une boîte que la dame doit rapporter au boss. Mais l’entreprise menée tambour battant par la petite bande déraille, un flic, un vrai, est blessé, Miroslav aussi. Adieu l’Australie. L’enquête est confiée au capitaine Bonnier de la 3e DPJ (Direction de la Police judiciaire). Qui remarque deux détails. Le gars a une oreille coupée, et porte deux tatouages. Un serpent, la face tournée vers un aigle à deux têtes enserrant un cœur. De quoi intéresser Rhino, le colonel Michel Granier-Rinocci.

Eric Emeraux ne perd pas de temps. Premiers chapitres ultra nerveux, présentation carrée des protagonistes, surtout celle des méchants. La Veuve nous fait saliver. Les flash-backs à Sarajevo, en Bosnie-Herzégovine, nous aident à comprendre la dynamique romanesque et historique de l’ouvrage. Comment s’organise la traque des criminels de guerre ? Le temps très long de la chasse, la faculté de ces criminels à renaître, à rebondir et à se vendre au plus offrant. Sans oublier que derrière ces hommes sans foi ni loi, d’autres en revanche, animés de principes moraux, ne cessent de se battre pour que justice soit rendue.

En 2012, il débarque à Sarajevo, la ville olympique. Il y passe cinq ans. Il adore. Mais il découvre que les militaires présents au moment de la guerre en 1992 ne sont pas sortis indemnes de leur mission. Ce qu’il ne sait pas encore, c’est qu’il accumule du matériel pour un roman qu’il mettra deux ans à écrire. Plus tard, bien plus tard. L’exfiltration et la crucifixion sont réelles. Je me suis aussi appuyé sur un journal de marche qu’un ami m’a envoyé et je l’ai romancé. Tout ce qui se passe dans les montagnes, je l’ai vécu. J’ai été entraîné pour le paravent et les caches dans le sol. » Cela donne des scènes très proches de la réalité. Comme celle de l’infiltration périlleuse en parapente le 14 février 1995 d’une ferme dans la région de Trnovo où devait se tenir une réunion secrète entre des Serbes et des Bosniaques. Une mission de renseignement couvert, comme ils disent. Autrement dit, en s’enterrant dans le sol. L’idée est de prendre des photos afin de prouver que les belligérants discutent dans le dos de la communauté internationale. Une façon de les pousser à la table des négociations. Drôle de réunion. En réalité, un viol, une tournante entre soldats que l’auteur qualifié de « humanimaux ». Et une jeune femme qui meurt sous les coups et l’objectif de Rhino. Un homme se dégage. L’assassin. « Tout est vrai, poursuit Éric Emeraux. Le capitaine André Arnoux a vécu dans sa chair tout ce que je raconte. »

Miroslav Marjanovic incarne le passé lointain et douloureux de Rhino. Il n’a rien oublié de cette époque de 1994, alors qu’il était en mission de renseignement au sein des commandos de montagne.  Celui qui gît sur ce lit d’hôpital s’appelait Le Srbosjek, le « coupeur de Serbes » et appartenait au groupe paramilitaire « les serpents ». Recherché par les Bosniens pour avoir commis les pires exactions pendant la guerre. Son chef de la milice était Vuk, Mirko Nicolić, « le loup ». Le gars serait mort au Monténégro. Mais Vuk est comme Jésus et le paon est un symbole de résurrection chrétien. Marjanović possède une vidéo. Son ticket de sortie, s’imagine-t-il. Il n’est pas prêt d’en profiter. C’est donc cette même crapule de Vuk que Rhino retrouve des années plus tard. Ce professeur de philosophie de Sarajevo. Un gars qui a très mal tourné. Serbe mais en réalité musulman et qui a toujours misé sur la folie des hommes pour s’enrichir, planqué derrière un habillage intellectuel nationaliste. Du vent, juste du vent pour un salopard. Que Rhino s’apprête à mettre hors d’état de nuire, une bonne fois pour toute. Il s’interroge tout de même : mais comment s’en est-il sorti ? La réponse lui sera donnée plus tard par un vieil ami de terrain. L’affaire des militaires français pris en otage en 1995, ça lui rappelle quelque chose à Rhino ? Les millions de francs pour leur libération. Le monde du renseignement est une zone de non-droit légale. Rhino est un naïf. Il a oublié ses leçons d’histoire. Le marché d’êtres humains à la sortie de la Deuxième Guerre mondiale. Combien de scientifiques et autres nazis ont sauvé leur peau en passant soit chez les Américains, soit chez les Soviétiques pour éviter de comparaître devant la justice allemande.

Serbe et Russe, main dans la main. Vuk est désormais au service de Poutine et de sa grande Russie. Pour le chef du Kremlin, tout est bon à prendre pour déstabiliser les démocraties occidentales. Comme de fricoter avec l’extrême-droite française. Vuk tisse des liens avec le général Yves Vogüe- Duval, un Breton pure souche, alias « Rose des vents » et le général Lamy qui se planque à Kaliningrad, en Russie et se fait appeler C2. Convaincu d’être supplanté par les étrangers, le militaire a vrillé et mène une sorte de guerre secrète basée sur le chaos. Et de ce « chaos jailliront les conditions de l’ordre nouveau. » Il est à la tête d’une organisation baptisée Stay in Front sur le modèle de Stay behind de l’OTAN. Selon lui, « la réponse du berger à la bergère ». Dans cette lutte à mort, la mission de Rhino se corse avec le voyage de son fils dans la capitale bosniaque. David communique mal avec son géniteur. Et pour cause.

Les derniers chapitres sont plus ancrés dans la fiction pure. Rhino et Vuk ont quelque chose en commun. Une femme, Samra, interprète. Une espionne aussi peut-être. L’un l’a aimée, l’autre l’a violée. Des jumeaux sont nés. David et Dragan ou Xavier. Un innocent et un pourri. Mais qui a élevé qui ? Le Mal est une hydre. Éric Emeraux en sait quelque chose. Après des années à traquer les vrais criminels, il utilise la fiction un peu comme du soft power. « Éveiller la conscience des plus jeunes, dit-il, sincèrement inquiet, parce qu’il existe une sorte de déni, on n’a pas envie de regarder la partie la plus noire de l’âme. Alors qu’il le faut avant qu’il ne soit trop tard. » Un thriller qui réclame une suite. L’auteur est déjà parti en chasse. Une avocate sera son bras armé. Celui de la justice et des Droits de l’Homme. Les yeux tournés vers le ciel.

« Quand l’Abîme te regarde » d’Éric Emeraux, Éditions Récamier/Noir, 638 pages, 23 euros.

 

«Riley s’attaque au Vatican» : un voleur qui garde la foi

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C’est le voleur le plus sympathique du moment. Riley Wolfe a un sens de l’humour en téflon et un flegme assez British. Il lui en faut une sacrée dose parce qu’il a le chic pour attirer tous les bad guys de la planète. Avec néanmoins une propension à retomber sur ses pattes comme un chat qui saute du 3ème étage. Dans la morosité ambiante, la désinvolture du gentleman cambrioleur est aussi rafraîchissante qu’une Pina colada à déguster au bord de la piscine. Roman à ne pas hésiter à mettre dans sa valise avant les premières vacances.

Jeff Lindsay n’est pas n’importe qui. Il est le créateur de la célèbre série Dexter, le serial killer le moins antipathique du petit écran qui démontrait déjà que l’auteur avait une grosse tendance à ne pas se prendre au sérieux. « Riley s’attaque au Vatican » est du même tonneau. Tempo de circuit de formule Un, critique à peine sous-jacente des hommes en soutane, suivis de près par les nantis et les agences gouvernementales.  » Quand vous faîtes un boulot comme le mien, un très gros pourcentage de mes ennemis étaient des flics. Rien de plus normal. Mais pas que. » C’est du moins ce que se dit Riley quand, après avoir fauché un magnifique œuf Fabergé en Russie, il se réveille dans la cale du bateau qui devait l’emmener loin très loin des terres russes. Qui peut bien lui en vouloir à ce point ? Un narcos, un marchand d’armes ? Après tout, dans le palmarès des vrais méchants, les deux tiennent la corde. Mais Patrick Boniface est au-dessus du lot. Il fait même flipper les autres trafiquants d’armes. C’est dire. Grand collectionneur qui globalement peut tout se payer et possède un degré de patience proche de zéro, le gars a une petite idée derrière la tête pour sa nouvelle acquisition. Un truc de ouf. Même Riley, le meilleur dans sa discipline, sait que l’entreprise est vouée à l’échec. Dérober une fresque sur un mur. Et pas n’importe quel mur. Celle de La Délivrance de Saint Pierre de Raphaël, au cœur du Vatican. Vingt-deux mille visiteurs par jour. Un détail pour Boniface en pleine crise de foi.

L’ordre de mission est donc très clair. Un autre personnage vient se mêler à ce plan de dingue. Bailey Stone, encore un marchand d’armes. Le sombre individu a une dent contre Boniface. Il veut sa place donc sa peau. Riley est coincé entre la peste et le choléra. Il embarque dans ce projet fou Monique, la faussaire la plus habile au monde. Disons qu’il lui force plutôt la main. Son argument est choc et garanti  » je l’ai prouvé mille fois » : il y a toujours un moyen. Et celui-là possède les traits d’une femme, la professeure Sabharwal, une scientifique hors pair. Qui travaille sur l’absorption des solutions à base de polymètres par les surfaces semi-poreuses. Moyennant un chèque stratosphérique, elle devrait être la clé du verrou. Mais comme si cela ne suffisait pas, le pauvre Riley n’a pas que les tueurs sur le dos. Il a aussi l’agent Frank Delgado du FBI qui le piste depuis longtemps. Et la traque de Riley figure d’ailleurs dans la liste de ses priorités. Mais Riley, c’est une paroi lisse de mur d’escalade, sans aspérité. Seule point faible, sa maman, qu’il change de clinique régulièrement. Une aiguille dans une meule de foin et qui fait perdre beaucoup de temps à ses poursuivants. En attendant, Riley a deux certitudes et ce n’est pas faute de tenter de le faire comprendre à cette tête de mule de Boniface : « On ne peut pas voler un putain de mur au putain de Vatican… et dans la vie, il y a toujours un moyen. »  Lequel ? Lisez le polar et vous saurez.

« Riley s’attaque au Vatican », de Jeff Lindsay, traduit de l’Anglais (États-Unis) par Julie Sinbony, Série Noire/Gallimard, 480 pages, 22 euros.