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«À balles réelles : ou la stratégie de survie de Sergio Ramirez

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Il faut lire Sergio Ramirez et son dernier roman, « À balles réelles ». Non pas en tant que simple lecteur de polars mais en tant que soutien à l’écrivain qui, pour la deuxième fois de son existence, connaît l’exil. Le Nicaragua a sombré dans la dictature en 2018. Trois ans plus tard, Sergio Ramirez, grande figure morale et littéraire du continent sud-américain, ancien vice-président et premier centraméricain à remporter le prix Cervantes en 2017, est poussé hors des frontières. Un mandat d’arrêt a été émis contre lui par le régime de Daniel Ortega. Les deux hommes se connaissent bien. Tout est lié. Leur propre passé et celui de leur nation pour laquelle tous deux ont combattu Somoza. Rupture politique mais aussi amicale, voire sentimentale. Participer à une révolution quand on est jeune n’est pas rien, on y croit, on se bat pour un monde meilleur. Désormais réfugié à Madrid en Espagne où il se remet d’une longue maladie, Sergio Ramirez est passé dernièrement par la France pour y parler littérature. Dernier rempart contre la barbarie, bouée de sauvetage pour un homme qui pense aujourd’hui mourir en exil. Il a 80 ans. Lisez « À balles réelles ».

On retrouve l’inspecteur Dolores Morales (un homme), déjà présent dans une trilogie commencée en 2008, et qui s’achève avec ce dernier opus. L’ex-policier devenu détective, est un vétéran de la lutte sandiniste. Il est avec son acolyte Rambo à la frontière de Las Manos, du côté hondurien. L’amour le pousse à rentrer. Fanny souffre d’une rechute de son cancer. Mais le retour s’avère semé d’embûches. Parce qu’un homme de l’autre côté fait la pluie et le beau temps. L’inspecteur Anastasio Prado, surnommé Tongolele, un bonhomme qui aime passer inaperçu. Pour l’accomplissement des basses-œuvres, c’est toujours mieux. Il est aussi le chef des services secrets. Il a tout pouvoir.

Le duo de fugitifs s’est réfugié chez Monseigneur Bienvenu Ortez. Ce dernier organise la poursuite de leur périple. Pendant ce temps-là, à Managua, la ville est en ébullition. La femme du président que tout le monde considère perchée et qui croît aux énergies cosmiques, a décidé de faire planter des arbres de vie gigantesques en métal de couleur, un peu partout et notamment dans les établissements scolaires, y compris les universités. Les étudiants n’apprécient pas du tout, c’est le début de la révolte. Tongelele entre alors en action. Ses milices aussi. Le romancier a le don de dépeindre des personnages hauts en couleur. Le style foisonne, les phrases sont presque callipyges, cela tourbillonne, bouillonne. On a l’ex-femme de ménage, le spécialiste des réseaux sociaux, le clochard du Marché oriental ou encore la sacristaine de l’église. Sans oublier le “ Masque ”, mystérieux compte twitter qui balance révélation après révélation. Comme celle de dire que le président a construit son pouvoir sur des fake news.

Roman policier oui mais sur fond de réalité historique. En 2018, une révolte estudiantine est réprimée dans le sang. Des milliers de jeunes descendent dans les rues de la capitale puis se bunkérisent dans les facultés croyant être à l’abri. Le pouvoir montre son vrai visage et vient les déloger. Il tue les petits-enfants de sa propre révolution. Daniel Ortega et sa femme Rosario Murillo ont décidé de ne rien partager. Il y aura près de 400 morts. Depuis le régime emprisonne tout opposant, y compris les hommes d’église. Au mieux sont-ils expulsés. L’ouvrage de Sergio Ramirez est estampillé « livre interdit » dès sa parution au Nicaragua. Le public ne pourra le lire sous sa forme papier mais grâce à une sorte de piratage solidaire, il circule sur WhatsApp. La puissance des images et des mots, tous les dictateurs les redoutent. Ce n’est pas pour rien que le livre est depuis toujours dans le viseur des censeurs. Envoyée spéciale au Nicaragua en 2018, j’ai eu la chance de m’entretenir avec Sergio Ramirez, à son domicile. Il n’arrivait plus à écrire. Cet entretien prend tout son sens aujourd’hui alors que paraît le roman en Français et qu’il insiste à qualifier de policier. Ortega ne semble pas être Poutine mais la peur rôde. L’écrivain veut vivre et écrire. Sa contribution à l’Histoire de son pays.

Lire l’intégralité de l’interview dans Interviews/Reportages

«À balles réelles», par Sergio Ramirez,  traduction de Anne Proenz, Éditions Métailié/Noir, 336 pages, 23 euros.

 

« L’Argent, tout le temps » de Stéphanie Artarit : ou comment ébranler les puissants

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C’est le genre d’idée que les plus riches et les gouvernements qui travaillent pour eux n’aiment pas du tout. D’ailleurs, lorsque Manon Deraison présente son projet à un banquier, il la reçoit gentiment et poliment et enfouit le dossier tout au bas de sa pile. Sa dinguerie : une cryptomanie basée sur l’entraide. Mais la jeune femme ne plie pas, et en quelques mois elle échafaude un système qui va faire tanguer tout l’équilibre financier et monétaire français et qui menace même de franchir les frontières de l’hexagone. Qui est derrière le projet Care, s’interroge – t on dans les hautes sphères. C’est d’autant plus agaçant que lorsque la vérité éclatera, la France découvrira qu’elle est la fille de l’homme le plus puissant de France après le président de la République, son propre père Jacques Deraison, un salopard de première.

Premier thriller de l’ancienne journaliste et psychanalyste Stéphanie Artarit, « L’Argent, tout le temps » dénonce autant les délires de l’argent que l’abus de pouvoir des puissants. L’intrigue démarre à Auckland, en Nouvelle-Zélande avec deux personnages bien campés que l’on retrouve très vite par la suite. David et surtout Ivo Butorac. L’un est un génie des mathématiques, l’autre un joueur d’échecs hors pair, pour ne pas dire un joueur tout court. D’où son surnom dans le monde opaque du jeu de Whale, « Baleine ». Combinaison gagnante pour ce tandem d’escrocs en col blanc qui à priori n’auraient jamais dû croiser la route de l’idéaliste Manon. Mais le COVID a changé la perspective de bon nombre de gens dont Manon qui rêve désormais d’un monde meilleur et a concrétisé cette idée avec Care, ce système d’échange de services.

Sans surprise, le papa n’apprécie pas du tout. Au début, il ne sait pas encore que sa propre fille a manigancé tout le bazar.  Mais il est l’homme des propositions radicales. Il embauche Ivo, l’homme des solutions tout aussi radicales. Le combat est inégal. Deraison bénéficie de tout l’appareil d’État. Qu’importe que sa progéniture soit à l’origine. Il n’a jamais reculé devant rien ni personne. Mais Ivo n’a pas de scrupules et surtout s’y connaît en déplacement de pions. Il joue sa propre survie et celle de Manon. De quoi sérieusement motiver. Stéphanie Artarit a savamment dosé son roman. Entre psychologie et codes thriller, le livre se lit d’une traite. Exactement ce que l’on demande à ce genre de littérature.

 

« L’Argent tout le temps », par Stéphanie Artarit, Éditions Belfond Noir, 304 pages, 20 euros.

« La Magnifique » de Jean-Félix de La Ville Beaugé

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Il y a 30 ans, des Hutus rwandais se sont levés chaque matin pendant cent jours afin d’accomplir la plus sanguinaire des tâches quotidiennes. Tuer et découper 800 000 hommes, femmes et enfants de l’ethnie des Tutsis. Chaque soir vers 18 heures, ils sont rentrés chez eux auprès de leurs femmes souvent mécontentes du faible butin récupéré sur les cadavres. L’une d’entre elles a survécu, cachée sous les corps ensanglantés. Jean-Félix de La Ville Beaugé en a tiré un roman d’amour et de résilience. Et imaginé l’incandescent personnage de « Magnifique ».

Le romancier élimine d’emblée la question : « Ce n’est pas autobiographique, je n’ai pas travaillé pour le Comité international de la Croix Rouge (CICR), je ne suis pas marié à une Tutsie, je n’en connais aucune personnellement qui ait vécu un tel calvaire. J’ai juste entendu une voix, un jour. » L’écrivain a le verbe facile. Tellement facile que l’on pourrait presque louper l’essentiel. Comme cette présence en 1994 au Rwanda. Il a vingt ans. Il y a donc bien un peu de vécu dans le cinquième roman de cet auteur habité. A cette époque, il étudie le droit en France, il effectue un stage dans une organisation humanitaire qui le récompense pour son travail de l’année précédente, en l’envoyant en mission au pays des mille collines. C’est un gamin. Il doit acheminer des camions dans la région et vérifier que le contenu n’est pas pillé. Il comprendra dix ans plus tard à qui est allée en réalité cette nourriture. « J’avais nourri les Hutus bourreaux et non pas les Tutsis victimes. »

Commencer par le présent pour raconter le passé. C’est Magnifique Umiciowari qui remonte le fil de sa propre histoire. Elle vit au bord du Lac Léman, en Suisse. Elle sort pressée de la clinique où un médecin vient de diagnostiquer une tumeur sur le nerf auditif. La petite voix qu’elle n’a plus entendue depuis longtemps revient et murmure : « Marche, marche », comme autrefois quand elle lui disait « Vis, vis ». C’est une autre voix que le romancier a perçue lorsqu’il s’est lancé dans l’écriture. « J’ai écrit 27 projets sur ce pays, poursuit – il. L’un faisait 150 pages, l’autre 50. Puis plus rien, pas le moindre appel jusqu’au jour où, à la montagne, j’ai entendu la voix un réfugié. » Ce sera Magnifique, rescapée du génocide rwandais. Elle se tait depuis 30 ans. Il est temps de partager. Alors, elle écrit à Jérôme, cet époux blanc qui un jour a surgi et n’est plus jamais reparti. Elle lui confie enfin sa vie, celle d’avant, celle du malheur.

Son insouciance, sa beauté, ses doigts limés, sa légèreté à ne pas étudier au risque de décevoir son père, Magnifique s’en souvient avec une acuité nouvelle et douloureuse. « La petite surprise » du commentateur à la radio des Mille Collines, la fuite vers l’église, la maison de Dieu prise en otage par le diable. Les corps de ses parents reposent sur elle comme des poids morts. Ils le sont. Ce jour-là, la voix apparaît et lui souffle : « Sors. » Elle s’enterre pour se cacher des Hutus qui continuent, méthodiques, leur boucherie. elle la tance, la secoue, » tu vis et ta famille est morte. » Elle respire grâce à un roseau, elle vit, survit. S’enfuit, court sur la route ocre, croise un soldat du Front patriotique rwandais (FPR). Il est propre et l’appelle Madame, même pas Mademoiselle. Au réveil, elle est allongée sur un lit d’hôpital dans un camp. Un homme, un Blanc, se présente : « Je suis Jérôme Auskl, chef de la délégation du Comité International de la Croix Rouge. » Il parle beaucoup, elle se tait longtemps. La Suisse et l’ascension des glaciers du Eiger ou celui du Grindelwald. Cela fait des mois qu’elle l’écoute et là, elle pose enfin une question : « Où est Grinwald ? » Et puis ce sera son tour. L’élection de Miss Massongo, petite ville rwandaise. Les candidates, toutes des Tutsies, jamais de Hutues. La dernière fois, moins d’un an avant le génocide. Elle parle mais ne dit rien. Sa famille, oui, mais ce qui s’est passé dans l’église, non.

La question politique n’est pas mise de côté dans le roman. Chaque personnage représente une institution précise. Le romancier ne se pose pas en accusateur mais n’épargne personne. « J’ai mis dix ans à me rendre compte qui j’avais nourri lors de mon premier voyage rwandais, alors je peux comprendre qu’il y ait des réticences à affronter une vérité qui aurait de graves conséquences. Malgré tout, j’ai un peu de mal lorsqu’entre quatre yeux, on m’affirme encore maintenant que tout a été géré pour le mieux. Reconnaître ses erreurs, n’est-ce pas le début du pardon. Je me souviens avoir passé deux heures en tête à tête avec un ex-ministre de la Défense qui affirmait qu’il n’avait rien vu. » Le livre à l’inverse jette une lumière crue sur des événements insupportables que seule une histoire d’amour entre un homme et une femme, pourtant destinés à ne jamais se rencontrer, pouvait peut-être réparer. Comment peut-on survivre mais comment peut-on aussi aimer, Jean-Félix de La Ville Beaugé interroge avec délicatesse le lecteur. Lui, connaît la réponse. Par la voix de Magnifique. Qui sans le regard de Jérôme pour la maintenir dans la lumière, aurait pu disparaître à nouveau, avalée par ses propres démons.

« Magnifique » de Jean-Félix de La Ville Beaugé, Éditions Télémaque, 240 pages, 19 euros.

« Les Naufragés du Wager » ou la fin de l’Empire britannique selon David Grann

Si la médaille de la modestie existait, David Grann l’aurait sans doute remporté à maintes reprises. Venu commenter son dernier ouvrage, Les Naufragés du Wager, le septembre dernier à la librairie Atout Livres avenue Daumesnil à Paris, le célèbre journaliste du magazine The New Yorker, s’est plié à l’exercice avec patience mais aussi un intérêt certain pour les questions posées par cette assemblée de lecteurs avisés.

Et la première chose qu’il met en avant, c’est son ignorance. « Je ne connaissais rien aux bateaux et à leur mode d’organisation à cette époque du 18ème », a – t – il lâché, en préambule. Ce qui explique sans doute que l’auteur ait mis cinq ans à aboutir ce projet. « Cela m’a pris une année afin de maîtriser le langage utilisé par les marins sur les bateaux, c’était comme apprendre une nouvelle langue. Les marins de l’époque utilisaient beaucoup de codes, j’ai passé des heures à essayer de les déchiffrer ». Le résultat est époustouflant. Récit autant journalistique que littéraire, l’ouvrage de l’Américain David Grann s’appuie sur des faits réels passés pour dénoncer l’impérialisme des Blancs qui, alors même qu’ils sont en mauvaise posture et bien que sauvés par les populations locales, ne perdent en rien leur sentiment de supériorité. « Ils les décriront plus tard dans leurs journaux comme des « sauvages », explique encore l’auteur. Certains se comporteront tellement mal que la tribu concernée les abandonnera à leur sort. Qui sont les brutes ? Nous ou eux ? Avec cet épisode maritime retranscrit quasi à la minute près, nous sommes au cœur du storytelling que l’Empire britannique a utilisé pour conquérir une partie du monde. »

A l’époque, voyager loin signifiait rester absent des mois, des années. Lorsqu’une armada de sept bateaux britanniques avec 2 000 marins à bord prend la mer en 1740, les angoisses et les attentes ne sont n’y plus n’y moins identiques à bien d’autres traversées du même genre. Mais tout ce petit monde est bien loin de se douter que tout mais absolument tout va dérailler dans ce périple de dingue. Les morts vont peupler la traversée. Cent soixante d’un coup, alors que les navires ne sont même pas encore parvenus à gagner l’océan Atlantique. Le typhus est passé par là. Puis ce sont les tempêtes. Trois-cents, deux-quatre-vingt-dix… rien n’arrête cette macabre comptabilité. C’est à la suite d’un ouragan que le Wager est séparée du reste de la flotte et échoue sur une ile déserte sur la côte de Patagonie. Ils sont cent-quarante-cinq marins. Il n’en restera que trente.

Qui vont raconter quoi ? Que s’est-il passé de si terrible sur l’île du Wager ? Qui dit la vérité ? David Grann s’est appuyé sur les journaux de bord quotidiens tenus par les officiers mais aussi par quelques marins et par les comptes-rendus de la presse de l’époque. Et c’est clairement l’autre grand intérêt de l’ouvrage. Comment sont racontées les histoires ? En fonction de la personne, le récit prendra telle ou telle forme.  « Les journaux de bord étaient tenus par les officiers, poursuit David Grann, ils savaient ce que Londres pouvait attendre. Les mêmes faits n’étaient pas expliqués de la même façon par les simples matelots. La bataille n’est plus sur mer mais sur terre et elle tourne autour de la vérité. « L’un d’entre eux sort du lot et attendra la fin de sa vie avant de donner sa version des faits. Il s’appelle John Byron, il deviendra le grand-père du poète Lord Byron. Il a 16 ans lorsqu’il embarque.

La marine royale ne plaisante pas avec les mutineries. « C’était toujours perçue comme une menace, poursuit le romancier, il fallait l’écraser, l’anéantir. » Une cour martiale est alors censée démêler cette histoire de naufrage, de mutinerie et de survie. La conclusion est simple : pas de coupable pour une mutinerie qui n’a au fond jamais existée. « Les empires préservent leur pouvoir grâce aux histoires qu’ils racontent, mais celles qu’ils ne racontent pas sont tout aussi essentielles – les obscurs silences qu’ils imposent, les pages qu’ils arrachent. » Il n’empêche. « Cette tragédie fut un tel scandale, conclut David Grann, qu’il a coûté l’existence de l’Empire britannique. »

« Les Naufragés du Wager », Par David Grann, traduction de Johan – Frédérik Hel Guedj, éditions du sous-sol, 23.50 euros.

 

 

 

 

 

 

« L’invincible Été » de Liliana ou la longue quête de sa sœur Cristina Rivera Garza

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Il lui aura fallu trente ans. Trente longues années avant de se décider à affronter cette douleur sourde qui caractérise la perte. L’amputation d’une partie de soi. L’historienne écrivaine Liliana Rivera Garza a fini par oser affronter cette douleur. Pour cela, il lui a fallu se retourner, remonter le fil tu temps, plonger dans les arcanes de l’histoire familiale, farfouiller, éplucher les courriers de sa sœur, dénicher les comptes-rendus juridiques, et mettre en perspective en quoi la mort de Liliana s’inscrivait bien dans la longue et tragique liste des féminicides de son pays, le Mexique.

Parce que c’est une nation qui tolère que dix à onze femmes meurent chaque jour sous les coups de leur conjoint, ami ou amant. Liliana, 21 ans, est sûrement morte frappée par son ex-petit ami, Ángel Gonzales Ramos. Il ne sera jamais arrêté. S’il avait été, il aurait sans doute bénéficié de la mansuétude du jury, les actes de ce genre étant classifiés dans les années 90 de crimes passionnels. Le féminicide ne sera inscrit dans la loi comme crime que le 14 juin 2012. Mais Très vite, Liliana découvre que le dossier du meurtre de sa sœur est perdu. Il lui faut aborder le drame d’une autre façon.

Cristina Rivera Garza fait revivre Liliana. Elle retrouve ses amis, plonge dans les innombrables lettres que sa sœur écrivait à tout un chacun. « Aujourd’hui j’e n’écris pas avec ma plume, parce que je ne l’ai pas avec moi, je l’ai passée à Angel.je l’aime bien, je l’aime beaucoup, et je ne pense pas que ce soit cucul de dire que je l’aime. J’ai appris à l’aimer pour des BETISES. Lily ». Elle vient de fêter ses quinze ans. Cristina découvre qu’elle écrit beaucoup, comme ça à la va-vite. Tout ce qui lui passe par la tête. Partout, souvent à la troisième personne. Elle a une très belle écriture. La vie brille dans ses yeux. « Je viens de me lever, tout le monde dort ». Puis tels les cailloux du petit Poucet, Liliana glisse des phrases qui sonnent aujourd’hui comme des alarmes. « J’ai été trop dure avec Ángel. Sa faute, c’est de m’aimer comme il m’aime ».

Lorsqu’elle meurt, les parents de Liliana sont en voyage. Ils précipitent leur retour. L’écrivaine les fait parler. Les souvenirs affluent, douloureux, culpabilisateurs. « A l’époque je n’ai pas prêté attention à ce qu’elle me disait vraiment mais plus tard j’ai dû me rendre à l’évidence qu’il la menaçait… J’ai cru toujours cru à la liberté, parce que c’est seulement dans la liberté que l’on peu savoir de quel bois on est fait. La liberté n’est pas le problème. Le problème, ce sont les hommes ». Antonio Rivera Pena. Le papa. Cristina Rivera Garza a su transcender sa propre douleur et rendre vie non seulement à sa sœur mais aussi par ricochet à des milliers de victimes anonymes qui périssent chaque jour au Mexique. En toute impunité.

« L’Invincible Été de Liliana » par Cristina Rivera Garza, traduction de Lise Belperron, Éditions Globe, 400 pages, 23 euros.  

 

« Éclipse Totale » : le blackout de Jo NESBØ

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Au fond, quand l’un va mal, l’autre va très bien. Plus Harry Hole s’enfonce dans la bibine, plus son créateur, Joe Nesbø respire la santé. Et la santé pour un écrivain, c’est la grande forme littéraire. Alors tandis que Harry éponge les bars de Los Angeles, Joe s’assoit à sa table et écrit, des lignes et des lignes pour en faire des chapitres et finalement un roman. Un de plus, me direz-vous, avec son pochtron de personnage clé. Oui, mais pas que. Il en faut du jus et de l’imagination pour puiser en soi et sortir, opus après opus sur vingt longues années, une treizième intrigue avec l’inspecteur à la dérive Harry Hole.

Donc, HH a quitté la police d’Oslo ou la police s’est débarrassée de lui. Ça marche dans les deux sens. A ce jour, son but ultime est limpide : se noyer et mourir au fond d’un verre. Le bonhomme a toujours eu un petit problème de self-esteem, et comme il lui arrive toujours plein de malheurs personnels, il dérape facilement en se mettant minable. Mais là, c’est un poil différent, Harry veut mourir jusqu’à plus soif. Le destin, foutu destin, prend l’apparence d’une autre pochtronne. Lucille Owens, actrice sur le retour (72 ans), pas facile à Hollywood, (encore peut-elle se targuer d’avoir été, elle un jour, sous les feux de la rampe) et encore plus difficile, lorsqu’on aime parier et que l’on perd beaucoup. Les créditeurs ne sont pas des marrants, ils appartiennent à un cartel mexicain. Ils donnent dix jours à la dame et à son tout nouvel ami de tabouret de bar pour rembourser une dette de jeux qui s’élève à 960.000 dollars.

Traversée de l’Atlantique dans un brouillard éthylique total, retour à Oslo. Markus Røed, un magnat de l’immobilier assez antipathique est accusé du meurtre de deux jeunes filles. Il nie farouchement. Et comme il est très riche, il demande à son avocat s’il ne connaît pas le meilleur des meilleurs enquêteurs. Oui, lui répond l’homme de loi mais il a disparu et picole. Pas grave, le présumé coupable lui donnera ce qu’il veut. Ça tombe bien, Harry a besoin de cette somme d’argent qui pourra sauver sa nouvelle amie. Tout ça est proprement emballé par le narrateur plus filou que jamais. Si la police d’Oslo dans les hautes sphères n’est pas du tout ravie de voir Hole revenir, Katrine Bratt, autre personnage récurrent de la série HH et qui dirige la Criminelle, serait bien tentée de greffer celui qui est resté son ami à cette enquête au point mort. Mais la haute hiérarchie rechigne, elle en a marre du lascar qu’elle juge trop alcoolo et imprévisible.

HH n’a jamais vraiment travaillé dans les clous. Alors, il récidive et monte Aune, un groupe de quatre personnes un peu funky, dont Truls Berntsen, un flic ripoux qu’il a un temps détesté. Détail de poids : il doit aussi régler cette fâcheuse tendance au lever de coude. Et comme lui a toujours dit un pote,  « Être saoul n’est pas la même chose que de devenir stupide. Il faut compter les unités absorbées, avoir des jours fixes sans alcool, et puis avaler un comprimé de naltrexone soixante minutes avant le premier verre. » Fort de ces recommandations, HH plonge tête baissée dans cette enquête afin de sauver son amie et accessoirement arrêter le dingue qui a zigouillé les deux femmes. Comment s’y prend – t – il ? Les victimes ont l’air de l’avoir suivi de leur plein gré. HH creuse, lutte contre ses démons et s’achemine tout doucement vers la sortie du tunnel. Au début du roman, il cherchait la mort dans le suicide avec l’alcool. A la fin, il semble trouver le salut en aidant cette amie de comptoir. Au fond, l’éternelle histoire de Harry Hole, inspecteur foutraque qui a la fâcheuse tendance de semer des cadavres (bien malgré lui) derrière lui. Mais qui cherche sans répit une forme de réparation. Une suite pour HH ? Seul son créateur est peut-être au courant. A nous de patienter.

« Éclipse Totale » de Jo Nesbø, traduction de Céline Romand-Monnier, Éditions Série Noire /Gallimard, 590 pages, 22 euros.

« Le Prince » : un thriller d’espionnage de Magdalena Parys

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Sauf erreur de ma part, les romans d’espionnage écrits par des femmes ne sont pas légion. Il n’était donc pas question de rater celui de la Polonaise Magdalena Parys qui sort comme le précédent chez Agullo Noir. Avec « Le Prince », la journaliste/écrivaine délaisse les tunnels de Berlin-Est pour se concentrer sur les non moins opaques services de renseignements allemands d’aujourd’hui. Le cadavre d’un prêtre, un incendie dans un camp de réfugiés. Tout cela sans lien apparent. Un homme pourtant se doute que quelque chose ne tourne pas rond. Il se fait appeler Paul Chagall. Il est à la tête d’une organisation qui n’existe pas : Le Programme. Seule la chancelière est au courant des activités de cette officine clandestine qui relève du contre-espionnage. Lisse et sans affect, il entretient des liens troubles avec la journaliste, Dagmara Bosch qui enquête, elle aussi, sur tout ce qui touche à la sécurité de l’Etat. Roi de la manipulation, Chagall se lance sur les traces de ce fameux Prince, fanatique que personne n’a jamais vu et qui rêve de restaurer l’Empire germanique grandeur nature en regroupant ses troupes sous le label des Rebelles. Justement, Dagmara Bosch aussi est sur leur piste. Plus l’enquête avance et plus les nouvelles sont dramatiques. Il semblerait qu’un responsable au plus haut sommet de l’Etat soit impliqué. La romancière a clairement utilisé sa casquette de journaliste pour nourrir son histoire. Saupoudré d’un zest de romance, « Le Prince », hormis quelques longueurs, tient sacrément la route.

« Le Prince » de Magdalena Parys, traduit par Caroline-Raska-Dewez, Editions Agullo Noir, 202 pages, 23.50 euros.

« La Contrée obscure » : la chevauchée épique de David Vann

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Aussi sanglant que Game of Thrones. A ceci près que les faits sont véridiques. Dans les années 1500, les conquistadors espagnols s’en sont donné à cœur joie dans leur croisade délirante ayant pour but de christianiser les peuples autochtones tout en leur piquant leurs terres au passage. Épopée gore et sous tension, « La Contrée obscure » de David Vann éclaire encore un peu plus toute l’étendue du talent de l’écrivain américain. On reste suffoqué par l’arrogance cruelle et stupide des protagonistes qui ne se lassent pas de considérer les indigènes comme de sombres crétins bariolés.

Classique mais efficace, l’introduction rapide d’un personnage à cheval entre ces deux mondes, Juan Ortiz, capturé douze ans auparavant, ayant connu les pires souffrances mais toujours vivant. Un noble de Séville qui voulait être chevalier et qui avait embarqué à bord d’un navire en route pour des terres inconnues. Il finira à La Florida, un coin de rêve pour toutes les bestioles surdimensionnées que l’Espagne a la chance de ne pas abriter. Mais surtout, Ortiz va servir de go between entre les « sauvages » et Hernando de Soto, un mégalo narcissique, qui aspire lui-aussi à ce genre de grandeur et qui, mandaté par le roi Charles Quint, vient de fouler le sol de La Florida dont il se proclame d’emblée gouverneur.

Un territoire où il espère trouver de l’or et des esclaves. La folie à l’état pur. « Rien dans ce nouveau monde ne nous arrêtera, déclara d’une voix forte, de Soto. Les soldats du Seigneur ne peuvent être vaincus ». La preuve : l’homme est face à un lézard géant qu’il se doit d’occire, lui Hernando de Soto d’Estrémadure, Gouverneur de Cuba et marquis de la Florida. Il empale le monstre sous l’œil effaré de ses hommes. Mais ce que ces derniers ne voient pas, c’est l’entrejambe du pantalon trempé caché sous l’armure. « Dieu soit loué pour ce cadeau », pense-t-il.

En parallèle, un autre récit. Celui de la famille Cherokee constituée des parents, d’un fils et de l’Enfant Sauvage. Ce dernier, le père et la mère n’en veulent pas. Il n’est pas le fruit de leurs entrailles. Un conte d’apprentissage cruel que l’on pense relier au fil des pages au périple des envahisseurs. On s’attend à ce que les deux histoires, à défaut de fusionner, se superposent à un moment ou un autre. Eh bien, non. A croire que ce sont même des aimants inversés. En réalité, les deux aventures servent de démonstration à l’auteur, lui-même descendant de la tribu indienne des Cherokee. Rien ne peut forcer des hommes à se parler lorsqu’ils s’y refusent. L’absence de communication, voilà ce que souligne David Vann. Magistralement développée par De Soto et Ortiz, au départ si semblables pour finir si éloignés. Mais la question centrale du roman n’est – elle pas aussi : qui est sauvage dans cette épopée ? Pour l’auteur, il n’y a aucun doute. Le conquérant bien évidemment. L’autre, celui que l’on ne comprend pas, celui dont on a peur, on veut au mieux l’assujettir, au pire le tuer. Sous le couvert d’une civilisation salvatrice et chrétienne.

« La Contrée obscure » par David Vann, traduction de Laura Derajinski, Éditions Gallmeister, 506 pages, 26 euros.

 » La Poupée  » d’Yrsa SigurDardÓttir à ne pas mettre entre toutes les mains

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Une horrible poupée est repêchée dans le filet d’un bateau de pêche. Le début d’une série d’événements désastreux. La reine du polar islandais aime bien faire peur. Cinquième opus de la série qui met en scène la psychologue Freyja et l’inspecteur Huldar, le dernier roman de l’Islandaise Yrsa Sigurdardóttir est un Page Turner sympathique qui n’oublie pas de griffer un peu. Elle décrit au passage les rapports hommes/femmes dans cette partie du monde. Instructif.

 

 » La Poupée «  par Yrsa Sigurdardottir, traduction de Catherine et Véronique Mercy, Actes Sud/Actes Noirs, 400 pages, 23.50 euros

« La Liste de l’écrivain » , de Christophe Agnus

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Un type qui avoue d’emblée ses crimes. Le rêve de tout enquêteur. Problème, le lascar semble n’avoir aucune existence légale. Une jeune enquêtrice un peu plus maligne que ces Messieurs, trouve néanmoins une piste. Les noms des victimes du serial killer sont empruntés à un auteur à succès. « La Liste de l’écrivain » est un habile polar d’anticipation mené tambour battant par Christophe Agnus. Avec mention très spéciale pour une fin bien tordue.

 

« La Liste de l’écrivain » par Christophe Agnus, Editions Robert L’affront, 409 pages, 21.90 euros.

 

« Last Call » d’Elon Green : un True crime dans le milieu gay new-yorkais

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Un boulot titanesque. Comme toujours dans ce genre d’enquête. Le journaliste d’investigation, Elon Green, a remporté l’Edgar Award du meilleur True crime avec « Last Call ». Ou le « tueur de la dernière tournée », comme l’avait surnommé la presse dans les années 90. Ses victimes ? Les hommes de la communauté Gay de New-York. Des meurtres oubliés et mis de côté par la police en pleine époque sida. L’auteur leur donne une seconde vie.

 

« Last Call » par Elon Green, traduction de Héloïse Esquié, Editions Sonatine, 311 pages, 22.50 euros.

« La situation » de Karim Miské

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Une idée de génie. Imaginer la France en 2030 avec un Paris coupée en deux. D’un côté les islamo-wokistes et de l’autre, la Ligue française. Un gouvernement réfugié à Chartres. Kamal Kassim a préféré se tenir à l’écart de tout ce bordel jusqu’au moment où une attaque au pied de chez lui, l’oblige à sortir du bois. Une verve toujours aussi jubilatoire pour Karim Miské, Grand Prix de littérature policière avec  » Arab Jazz  » en 2012. Le bonhomme aime les quartiers populaires où le bordel ambiant fait office de loi. Avec  » La Situation « , tout s’est déréglé. Sauf son talent.

 

« La situation » de Karim Miské « , Editions Les Avrils, 259 pages, 22 euros.