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« Les stripteaseuses ont toujours besoin de conseils juridiques » de Iain Levison : sûrement

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Donner des conseils juridiques dans un bar à stripteaseuses. Fallait y penser. Retour super gagnant du romancier américain, Iain Levison, qui nous concocte une histoire de dope, de mafieux de seconde zone sur le ton qui le caractérise : faussement nonchalant, le regard perçant et généreux envers ses personnages. Une histoire de ouf qu’on imagine pourtant possible dans une Amérique où l’on tire encore sur un président, en campagne électorale.

Justin Sykes est ce qu’on appelle un avocat commis d’office. Il offre ainsi ses services à ceux qui ne peuvent se payer les big shot du barreau américain. Il tente à sa modeste manière de redresser un système judiciaire basé davantage sur le dollar que sur la justice. Et il y met du cœur. Mais quand un gus s’approche et lui propose pour mille dollars de l’heure tous les jeudis de faire partager son savoir auprès de jeunes dames dévêtues, il se dit pourquoi pas. Fallait quand même être un poil naïf pour croire que le Kitties Gentleman’s Club n’est qu’un bar à  stripteaseuses un peu miteux, situé sur Arrington Avenue. Encore plus naïf pour gober que ces créatures dénudées aient véritablement besoin de quelques conseils juridiques. D’autant que le deal est franchement curieux. Une fois la séance terminée, Justin qui habite pourtant à 15 kilomètres de là, doit aller s’enfermer au motel voisin sans parler à qui que ce soit, et repartir le lendemain à 5 heures du matin. Mais Justin est un bon gars toujours un peu à court d’argent. Alors, il accepte le deal sans oublier de laisser ses clés de voiture à Marcus Sayles pour qu’il en fasse un double. Justin hésite. Mais Marcus s’esclaffe :  » Vous croyez que j’ai envie d’une vieille Hyundai pourrie alors que je conduis une BMW M8 2023. » Marché bizarre mais marché conclu. Iain Levison aime les marginaux de l’Amérique. Il leur porte un regard quasi amoureux. On croise Misty, Liz ou encore Devon, la plus coriace des danseuses. Celle qui pose le plus de questions. Pourquoi un type comme Justin qui a fait Columbia se retrouve avocat commis d’office. Le genre de fille impossible à baratiner. Le genre de fille dont Justin pourrait bien tomber amoureux.

En attendant, il enchaîne les jeudis, remarque une femme dans la quarantaine et distinguée. Puis, c’est Phil Avellino le plombier qui fréquente aussi le strip. Lequel a photographié la plaque d’immatriculation de sa voiture. Tous des faux clients ?, s’interroge Justin. Mais c’est toujours mieux que sa routine à négocier des peines avec un procureur plus puissant que lui. Le genre à dégainer les condamnations les plus sévères. Sur un ton caustique, Iain Levison nous raconte une Amérique des riches et des pauvres dans un système judiciaire impitoyable pour ces derniers. Il suffit de regarder Donald Trump, toujours en vadrouille, alors qu’il a été reconnu coupable de 34 chefs d’inculpation à New-York, acquitté en Floride bien qu’il ait embarqué chez lui des dossiers qui n’auraient jamais dû franchir les murs de la Maison Blanche. Le cœur du romancier bat pour les laissés-pour-compte. Tableau doucement cruel d’une nation où le rêve pour tous s’est perdu quelque part, sur une bretelle d’autoroute où flics et criminels s’entretuent parfois.

« Les stripteaseuses ont toujours besoin de conseils juridiques » de Iain Levison, traduit de l’Anglais (États-Unis) par Emmanuelle et Philippe Aronson, Éditions Liana Levi, 240 pages, 22 euros.

 

« Ma mère est un fait divers » de Maria Grazia Calandrone : de l’ombre à la lumière

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« Ma mère est un fait divers ». Quel titre magnifique. Quelle déclaration d’amour de la part de Maria Grazia Calandrone, bébé abandonné sur la pelouse de la Villa Borghèse, le 24 juin 1965. Deux photos en noir et blanc, un mystère, des questions et une urgence à rendre réelle cette mère du passé. Il aura fallu cinquante ans à la poétesse italienne pour revenir aux sources de sa conception. Pour donner une voix à Lucia qui s’échappe du cahiers à spirale aux feuilles blanches, sans lignes ni carreau. Une quête, enquête de vérité, la certitude que savoir rime souvent avec pardon. Se taire avec colère.

Mussolini est au pouvoir. Lucia vient au monde à Palata. Lucia n’est qu’un grain de sable dans un temps historique déterminant pour l’Italie. Elle a sept ans lorsque « le bourg se transforme en front de guerre et devient une cible de bombardements intenses. » Les Allemands ont pris possession du lieu. Ils tueront cent vingt-huit personnes dont trente-quatre enfants de moins de dix ans : « La mort pour le plaisir de la mort. » Palata sera libéré par les troupes indiennes et népalaises. Le contexte historique est posé. Maria Grazia Calandrone rythme l’ouvrage de ces deux temporalités : celle de la grande Histoire et celle de sa mère qu’elle reconstitue époque après époque dans le langage du cru de la région, un parler rugueux, épineux.

Deux photos, donc. Deux clichés scolaires. La première date du 10 juin 1947. « Son regard ne cède pas, il est épouvantablement ferme. D’autres filles se montrent plus désinvoltes. » La deuxième se situe une année plus tard, en juin, Lucia a eu douze ans quatre mois plus tôt. L’ombre a été chassée par la lumière. Il lui est arrivé quelque chose. Il s’appelle Tonino. Sa famille est venue s’installer à cinq cents mètres de celle des Galante, les parents de Lucia. Six ans d’amour joyeux et une fin de non-recevoir. Lorsqu’il demande la main de Lucia, la réponse est lapidaire : non. « Sans ce lointain refus, écrit la romancière, je ne serai pas née et cela m’aurait – je crois – été dommageable. Mais la vie de Lucia aurait été simple et heureuse. » En 2021, Maria Grazia Calandrone retrouve Tonino, lui parle au téléphone. C’est un homme bon. Il n’avait que dix-sept ans. Qu’aurait-il pu faire ?

Lucia été promise à l’idiot du village, au « sciaccò », à Luigi Greco, surnommé Gino Cent -Lire. Le jour de la noce, elle s’enfuit. Des torgnoles règlent l’outrage de la jeune fille. On est au maximum de « l’utilisation de l’énorme force de travail et de reproduction d’une jeune fille en échange de l’accroissement des biens de la famille. » Lucia n’est pas de taille. Elle rejoint le foyer conjugal : un garage pourvu d’une étable intérieure. Trois ans sans eau, sans électricité, sans lumière, sans rien. Maria Grazia imagine sa mère, jeune mariée sans rêve. Sous la plume de l’écrivaine, Lucia regarde « la meule du soleil qui roule au-dessus du blé, Lucia parcourt avec l’âne le sentier muletier, elle va à la source d’eau claire. » Une poésie qui se heurte à une réalité sordide. Sept longues années de coups et de privation.

L’enfant qui ne vient pas. « Une femme qui n’est pas bonne à enfanter n’est bonne à rien, elle n’est que matière morte. » Nous sommes dans les années 60. Pour accroitre la fécondité, la Sécurité sociale italienne a décidé de rembourser de brèves cures d’eaux thermales soi-disant favorables à la fécondité. « Lucia part à Termoli, prend trois autocars et se soumet aux applications de boue, à l’humidification des membranes… » Elle tombe enceinte. En réalité, de la façon la plus classique. Elle succombe aux charmes d’un homme, Giuseppe Di Pietro, venu reconstruire le mur de la chambre de ce couple malheureux. Et Luigi Greco « qui n’est pas un homme », porte plainte contre cette épouse volage. « L’égalité morale et juridique des époux » n’existe pas encore à ce moment-là dans le pays. En 1964, Lucia et son amant risquent deux ans de prison. Ils s’enfuient. Les tests de grossesse n’existent pas. Maria Grazia naît à Milan. Sur le certificat de naissance retrouvé par l’écrivaine, figure le nom de famille Greco. Parce que c’était ça ou les services sociaux. A ce moment-là, Lucia ne veut, ne peut envisager d’abandonner cet enfant considéré comme illégitime par une société intrusive qui corsète les âmes et les corps des femmes.

La vie, l’amour et la mort. Le couple a revêtu ses habits du dimanche. Il se prépare à la Vie éternelle. « Les deux corps sont retrouvés à environ cinq kilomètres de distance l’un de l’autre. » On parle de suicide. Après tout, le bébé de huit mois a été laissé seul aux vents. Maria Grazia Calandrone envisage toutes les hypothèses. Y compris qu’elle soit la fille d’un assassin. On imagine son angoisse à construire des scénarios plus fous les uns que les autres. Alors, elle reprend le fil de sa vie et s’appuie sur les faits. « J’étudie la chronologie de leurs pas et m’assure que les délais concordent. » Ils ont pris le train, sont arrivés à Rome, ont expédié une lettre à un journal dans laquelle ils ont révélé l’identité du nourrisson. Eux, des passe-murailles de la vie, ils ont décidé de placer leur enfant sous la lumière de la Villa Borghèse. Le geste ultime d’un amour vaincu par un destin funèbre. Mais ressuscité par l’opiniâtreté d’une enfant devenue femme et mère. « Ils t’ont laissé là, lui dit sa propre fille, parce qu’ils voulaient que le monde entier te voit. » C’est chose faîte.

« Ma mère est un fait divers », de Maria Grazia Calandrone, traduit de l’Italien par Nathalie Bauer, Éditions Globe, 368 pages, 22 euros.

 

 

 

 

« Le Premier Renne » d’Olivier Truc : le retour de Klemet et Nina

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Si la colère et la rage étaient une femme, elles s’appelleraient Anja. Les hommes ne le savent que trop bien. Ils la tiennent à distance, conscients qu’elle pourrait faire exploser leur petit entre-soi. Personnage incandescent dans un paysage blanc et polaire, Anja Heagga illumine le dernier roman d’Olivier Truc. Une reine parmi les hommes et les loups.

Ces derniers, elle les a régulièrement dans son viseur. Les hommes ne l’aiment pas mais c’est vers elle qu’ils se tournent lorsqu’il faut se débarrasser de la bête, de ce loup, tueur de rennes. Ces mêmes hommes qui pourtant lui interdisent selon la loi Sami d’être à la tête d’un élevage de rennes alors qu’elle est l’aînée de son clan. Anja possède ses bêtes, sa marque, mais pas le statut. Seuls les Sami disposent du droit de pratiquer l’élevage des rennes, que ce soit en Suède ou en Norvège. Une décision à l’initiative du gouvernement suédois. Mais un autre conseil, celui d’un samebyar de la région de Kiruna, et tenu par une main de fer par le vieil éleveur Per-Oka Stenfors, a aussi tranché. Pas de femme à la tête d’un élevage de rennes. Il lui a préféré son frère Aaron Heagga. Anja, la fille de la toundra, n’est que fureur.

Nous voilà de retour en Laponie suédoise et norvégienne, à Kautokeino, village Sami. Olivier Truc a remis en selle ce couple d’enquêteurs quasi mythique, Klemet Nango le Sami et Nina Nansen la Suédoise afin de démêler cette nouvelle intrigue ardue et polaire. Tout commence par un massacre. Klemet Nango pensait avoir tout vu. Mais pas ça. En pleine saison de marquage des faons, quarante-sept rennes sont découverts, éparpillés sur des dizaines de part d’autre de la voie ferrée, la piste du minerai. « Certaines étaient encore en vue, la langue pendante, le coin de la gueule, grands yeux affolés. Les positions des animaux tenaient parfois de l’absurde, corps brisés, pattes désarticulées. » Les éleveurs parlent immédiatement d’un meurtre. D’ailleurs la preuve selon eux, les oreilles des animaux ont été coupées. Ce n’est donc pas juste un accident de train comme s’empresse de dire la direction de la mine LKAB. Mais ce n’est que le début d’une mauvaise série. Le corps d’Aaron est retrouvé, une balle dans le cœur, par un couple de promeneurs à quelques centaines de mètres d’un attentat dont les autorités redoutent qu’il soit politique. Elles détestent que les choses bougent dans cette partie du monde. Après tout, les Sami ont perdu 70% de leurs zones de pâturage depuis que L’État a commencé à développer la région et le discours officiel n’a rien de rassurant. Parce qui se joue dans ce cadre grandiose n’est rien d’autre que la mort de l’un pour la survie de l’autre. Réussir la transition écologique grâce à la réserve en minerais dans le sol lapon, c’est faire disparaître la culture Sami basée sur l’élevage traditionnel des rennes. Nina sait mieux que personne que son ami et collègue Klemet est bousculé par cette perspective, lui qui est assis entre deux cultures.

Loin, bien loin de ce territoire glacial, à 2750 kilomètres dans les Alpes – de – Haute -Provence, un berger est habité d’une colère de feu. Joseph Cabanis devient fou. Il ne veut pas quitter les cadavres de ses brebis avant le passage de l’équarrisseur. « À moitié bouffées par un putain de loup ». Ses rennes à lui sont des brebis. Un troupeau de trois cents demoiselles. Anja et Joseph ignorent tout l’un de l’autre. Deux blocs de granit, empêtrés dans leur fureur respective face à des événements qui leur échappent. Lui rêve de tuer un loup, un imbécile lui a soutenu que chez les Lapons c’était autorisé. Anja ne rêve pas, elle le fait. Duo improbable dont les destins vont se croiser. Le Français débarque, Anja le prend sous son aile. Ils vont se nourrir l’un, l’autre, se défier, communier, se perdre et se retrouver. Duo improbable rugueux et sombre. Ils ont en commun un amour inconditionnel de leur habitat naturel. Associé à un brin de folie existentielle.

Avec Olivier Truc, on est dans une colonisation qui ne dit pas son nom, on est dans le pillage de richesses d’une minorité légitime au profit d’une majorité vorace, aux abois, ivre d’un confort qu’elle redoute de perdre. Gavée de discours pontifiants sur une écologie toujours à sens unique. Avec des personnages toujours aussi attachants, d’autres plus nouveaux et perturbants, Olivier Truc laisse une trace blanche et rouge de plus en plus féroce et romanesque au-delà du cercle polaire. Grandiose.

« Le Premier Renne » d’Olivier Truc, Éditions Métailié Noir, 544 pages, 22 euros. 

 

« Les Deux Visages du Monde » de David Joy : le poids de l’héritage

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David Joy ne quitte pas sa Caroline du Nord. Elle est la parfaite illustration des maux d’une Amérique qui ne veut pas, ne peut pas guérir. Un monument et l’acharnement d’une jeune fille vont ranimer des sentiments que l’on croyait en voie de disparition dans ce Sud en convalescence permanente. Une tragédie menée obstinément par un romancier en quête de ce qui est juste, et parfois de justice. Mais comment effacer les péchés du passé ? Comment se racheter ?

Il faut un sheriff. Il s’appelle John Coggins, il effectue son dernier mandat du comté de Jackson avant la retraite. Il y a une famille afro-américaine. Vess Jones et sa petite-fille Toya Gardner. À première vue, l’illusion est parfaire. Les deux semblent même y croire. Il y aurait donc une amitié bien réelle, incompréhensible aux yeux de l’extérieur, entre cet homme de loi et la grand-mère Voss. Mais la petite-fille de 24 ans émancipée du poids de cet héritage encombrant, est l’élément perturbateur. Elle est celle qui va forcer les autres à ouvrir les yeux. Elle se moque de ce sheriff qui crie haut et fort qu’il n’est pas raciste. Elle lui rit au nez.

Il faut une arrestation. Celle de William Dean Cawthorn est musclée. Elle est menée par l’adjoint Ernie Allison, un policier intègre. Il est de nuit. Il s’ennuie. Il croise un collègue, un boulet, Tim McMahan qui a repéré un break avec un gars qui dort à l’intérieur. La voiture contient beaucoup de choses, un morceau de tissu blanc qui n’a rien d’un costume d’Halloween et un petit carnet qui affiche des tas de noms dont celui du chef de Tim. Les suprémacistes rôdent encore.

Enfin, il faut un meurtre. Et une déflagration qui survient juste avant. La statue d’un soldat en cuivre patiné, un drapeau confédéré sculpté dans le granit et une inscription : « À nos héros de la confédération. Toya ajoute un mot. « Déplacé ». La suite est une mécanique implacable. Le corps de la jeune fille est retrouvé criblé de balles. Le passage à tabac de l’agent Ernie Allison laissé quasiment pour mort est presque anecdotique … D’ailleurs, le sheriff refuse de lier les deux événements. L’inspectrice Leah Green n’est pas si catégorique. C’est son premier homicide. Les deux enquêtes vont être menées en parallèle jusqu’au point de convergence.

Jusqu’à la démonstration de l’écrivain. Qui est de dénoncer les fractures de son pays. Cette ligne de démarcation jamais effacée entre les Noirs et les Blancs. Toya Gardner, c’est « Le cri » de Munch. Le rappel obstiné d’une blessure jamais réparée. Que valent les mots du sheriff lorsqu’il parle de son amitié avec ses grands-parents. Toya est une enfant des Black Lives Matter. Elle n’a pas, à l’inverse de sa mère et grand-mère, fait avec, tourné le regard, voire pardonné. Elle traverse la vie la tête haute, sans tâche et sans honte. Ce sont les autres qui doivent s’incliner désormais. Les Blancs. Même Coggins.

On décèle un peu de souffrance chez David Joy. Cette terre de Caroline du Nord où il habite toujours, cette terre de petits blancs hargneux et racistes, il l’aime aussi pour ce qu’elle est. Les face – à – face de Coggins avec Vess Jones sont tragiques. Le shérif n’est pas en mesure de comprendre le message de Toya. Il a cru bien faire toutes ces années, ses meilleurs amis, croyait-il, étaient noirs. Que peut-elle comprendre, cette Toya de ce Sud où elle n’a pas grandi, cette fille d’Atlanta. David Joy confirme, roman après roman, qu’il est bien un écrivain de ces territoires scarifiés et hantés. Un Sud qu’il prend frontalement sans pitié mais aussi sans honte. Il y vit, il connaît cette terre pillée par d’autres Américains et il la défend. À sa manière, avec une grande humanité.

« Les deux visages du Monde » de David Joy, traduit de l’Anglais (États-Unis) par Jean-Yves Cotté, Éditions Sonatine, 432 pages, 23 euros. 

 

« La Mission » de Richard Morgiève ou la destinée incertaine d’un homme

Richard Morgiève ressemble à un joueur d’échecs surdoué. Il avance fiévreux et agité sur le chemin cabossé de la littérature, remplit les cases blanches et noires. Inquiet de ses propres trouvailles, équilibriste des mots et d’une histoire qu’il tient à bout de bras. Toujours faussement nonchalant, en réalité proche d’une perfection ignorée.

« La Mission » parle d’amour. Entre deux hommes. Ils n’étaient pas destinés à se rencontrer. Ils se connaîtront peu de temps, l’un blessé succombant à la mort. Avec Richard Morgiève on est dans ce monde de la beauté des sentiments piétinée. On est aussi au cœur d’une souffrance indicible : « Mon nom, ça ne valait rien. Un nom de l’assistance. » Celui de Jacques Paul. Toujours cette quête de l’identité existentielle douloureuse, vécue comme une injustice permanente, incompréhensible. Jacques Paul, donc, qui se laisse porter par les événements comme s’il rechignait à prendre en main un destin si incertain. « Je devais rejoindre une ferme où l’on m’avait placé et j’ai choisi la rivière. » Acteur de sa propre destinée ? Mais il croise alors un groupe de résistants, on est en 1944. « Ils étaient là, Bonnet, Pierrot et les autres… » La France vit ses dernières heures de guerre. L’atmosphère est volatile, dangereuse, les promesses d’hier ne vaudront bientôt plus rien. Le temps est au règlement de comptes.

D’ailleurs, très vite, ils sont quinze rescapés. Les informations sont livrées au compte-goutte, le romancier joueur d’échecs l’a décidé, rien ne serait facile. Au fond, l’auteur de « Cherokee » se méfie des cases. Les héros du jour ont été vendus par Joubert. Leur tribunal vote à main levée : la mort. Le groupe se disloque. Il est question de Nation, de trahison, de collaboration… Les vainqueurs ont encore changé de visage. Jacques Paul s’enfuit. On l’accuse de viol et de meurtre. Il court, longe le ruisseau et il le voit. Tout en bas dans la caillasse et les genêts. « Je ne m’attendais pas à ça… Quelqu’un d’aussi seul que moi ? » Il est jeune, il s’appelle Erwin Boy. Il a la jambe gauche cassée. Deux fuyards qui vont s’aimer d’emblée. On retrouve les obsessions américaines de l’auteur. Ils veulent aller là-bas en Idaho, « L’État joyaux ». Mais le blessé est un soldat allemand déserteur. Il a refusé de prendre part au délire nazi. En vain. Il se meurt. Avant, il a fait jurer à son amant de prendre possession de son identité. Le surnaturel l’emporte toujours avec Richard Morgiève. Ainsi Jacques Paul/Erwin Boy est-il retrouvé sur un chemin, la jambe cassée, traumatisme crânien, une carte postale à la main. L’Idaho. Un homme se porte à son chevet. On est en 1945. On le désigne comme le Cardinal. On dit de lui beaucoup de choses. Est-il un espion ? Lui aussi attend la mort. Il souffre d’un cancer mais refuse de prendre de la morphine. Ils ont tous une mission, ces hommes croisés sur la route. Ils veulent tous quelque chose de Jacques Paul/Erwin Boy. La Mère supérieure va y veiller. Lui, l’enfant de l’Assistance publique, il sera leur exécutant testamentaire.

Les chemins de Richard Morgiève demeurent sinueux, parfois opaques, le romancier célèbre ce qui l’entoure. « La nature est Dieu. Un jour, elle se vengerait des hommes. » Il y a toujours comme un appel au-secours dans ses romans, une envie furieuse de bousculer, de se bousculer pour tenter de vivre. Et parfois d’être heureux.

« La Mission » de Richard Morgiève, Éditions Joëlle Losfeld, 234 pages, 20 euros.

 

 » Les vérités parallèles » de Marie Mangez ou le cauchemar de tout journaliste

Cette histoire pourrait être le cauchemar de tout journaliste si d’aventure il ou elle était frappé de la même malédiction. Inventer, bidonner un récit. Avec « Les vérités parallèles » de Marie Mangez, on assite au naufrage d’une star du métier qui a confondu littérature et journalisme. On est soudainement pris d’une furieuse envie d’aller prier la Sainte Vierge pour que jamais, oh grand jamais, une telle chose nous arrive.

Arnaud Daguerre rêvait d’être grand reporter. Lui ce petit garçon lunaire et contemplatif. Lui qui a toujours fait ce qu’il fallait pour plaire aux grandes personnes. Et le voilà vingt-cinq ans plus tard en 2007, en route pour Le Miroir, le temple du journalisme d’investigation depuis 1948. Il y est arrivé, he made it, comme on dit en Anglais. D’ailleurs, il est introduit comme le nouveau petit prodige, fort d’un succès récent obtenu dans un quotidien concurrent. Une série de portraits croqués sur le vif, lors des émeutes de 2005, à la Courneuve. Rebelote en 2007. Il suscite l’admiration. Se balader en banlieue revient dans l’imaginaire des bobos parisiens à traverser une zone de guerre. Trop fort cet Arnaud.

Il plante parfaitement le décor. Décrire, utiliser les silhouettes croisées sur le bitume, imaginer leurs vies, dialoguer avec elles, magnifier leurs pensées, leurs destins, ça, il sait très bien faire. Il obtient de nouveaux succès, de nouvelles félicitations. La voie du grand reportage, le Graal de tout apprenti reporter, lui tend les bras. Il demande Gaza, il aura Athènes. Moins exotique comme il dit. En réalité, il pourrait être envoyé n’importe où sur la planète sans que cela ne change grand-chose pour lui. L’infection s’est répandue lentement, elle se développe au millimètre, elle est le poison dont il ne connaît pas l’antidote. Une chambre d’hôtel, un chauffeur de taxi ou un patron de bistrot et l’histoire, mieux ou pire, le scoop prend forme.

Pourtant, en France, il y avait déjà des inexactitudes, des approximations voire des erreurs. Mais le couperet n’est jamais tombé, il n’a jamais été convoqué, il n’a jamais été démasqué. Alors, il s’est enhardi. Loin des yeux… Ainsi à Athènes le banquier a-t-il les traits du mari de la réceptionniste de l’hôtel. Et comme tous les mythomanes, son mensonge repose sur une petite vérité. L’homme a travaillé dans une banque, il s’y connaît en économie. Détail de peu d’importance dans son esprit, il était juste employé à l’Alpha Bank, pas son directeur. Pas grave, sa plume fera le reste.

Il finit par être nommé grand reporter et intègre le prestigieux service Société. La gloire enfin, la consécration avec le Prix Albert Londres. Reporter, enquêteur, le trentenaire est sur tous les fronts, doué et plein de talent. Et de bullshit. Parce que ce ne sont que bidonnage après bidonnage. Assange ? Une réussite tirée en réalité d’un article paru il y a longtemps, dans un hebdomadaire américain. Bagdad et ses ruelles trouées par la guerre, le condensé littéraire de tous les gens rencontrés dans son hôtel miteux où il est resté terré. Arnaud n’aurait même pas besoin d’aller voir ailleurs, la guerre et la peur, il les porte en lui. Il est son pire ennemi. Il est ses propres munitions. Mais ne va-t-il pas en Australie, en Irak et ailleurs, la preuve absolue vis à vis des autres et de lui-même qu’il fouille, enquête et ne reste pas derrière son bureau à passer des coups de fil. Mais plus l’imposture est grande, plus la terreur l’envahit.

Jusqu’à quand va-t-il tenir ? Jusqu’à quand peut-il berner son patron, sa femme Adèle et tous les autres. Marie Mangez décortique parfaitement la mécanique de l’escroquerie, à quel moment un détail inventé devient une réalité, voire un scoop. C’est tellement facile d’imaginer ce que les autres veulent entendre. Ces chefs qui vous disent ce qu’ils veulent lire dans votre article avant même sa réalisation. Dans ce concert de louanges, un homme doute. Il n’a pas la plume d’Arnaud, on le dit jaloux. Il n’empêche. Le piège dans lequel le journaliste escroc s’est enfermé mord autant que celui des braconniers. Il pénètre, entaille la chair du possédé, il va le broyer aussi sûrement que les fers du condamné.

« Les Vérités parallèles » de Marie Mangez, Éditions Finitude, 256 pages, 20 euros.

« On n’est plus des gens normaux » de Justin Morin : quand tout bascule

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Leur fille est morte. Mais leur couple n’a pas implosé. Il s’est même renforcé. Sous la plume pleine de tact de Justin Morin, « On n’est plus des gens normaux » raconte un drame. Celui d’une voiture lancée volontairement à pleine vitesse sur la terrasse d’une pizzeria. Une famille ordinaire commence son repas. Elle ne l’achèvera pas.

À ce moment très précis, Angèle 13 ans, est assise à côté de ses deux frères, Nikola, dix-sept ans et Dimitri, quatre ans. Toute La journée, ils ont aidé leur mère Betty, à ranger le bazar dans le jardin. Le restaurant devait être la récompense. C’est Sacha qui voit la BMW. Betty est de dos, elle l’entend. « L’espace-temps avant le choc est infime et infini à la fois. » Il y aura des dizaines de blessés, cinq en urgence absolue, dont Angèle. Betty l’a compris. Elle court vers Sacha et lui glisse : « On va perdre notre fille. »

Nous sommes le 14 août 2017, dans la commune de Sept-Sorts, il est 20 h 10. Ce fait-divers est suffisamment violent pour que la presse nationale s’en empare. Attentat ? La piste est abandonnée. P voulait se suicider. « Avec une ultime manœuvre, il s’est positionné dans l’axe du restaurant. Une voiture, c’est une arme, et quand on l’envoie sur des gens ça fait des dégâts, ça aussi il l’a dit aux gendarmes. » Alors, il a accéléré. Quand il a échoué à mourir il a voulu vivre. Il n’a opposé aucune résistance. C’étaient les gendarmes ou la populace prête à le lyncher.

Le récit s’appuie sur la couverture du procès par Justin Morin envoyé couvrir l’événement pour la radio qui l’emploie. D’emblée Betty l’impressionne. D’emblée, Sacha l’intimide. Il tente de lire en eux. Plus tard, lorsqu’il apprendra à les connaître, ils lui diront qu’il y avait de la fureur dans leur cœur. Qu’ils ne pouvaient qu’attendre et essayer d’attraper le regard de l’assassin de leur fille.

Justin Morin écoute. La voix du gendarme qui a recueilli les premiers mots de l’accusé à qui il apprend qu’une jeune fille est morte. « C’est dommage ». Celle du légiste qui a cartographié le corps d’une adolescente de treize ans. Celle de cet homme ravagé par l’impuissance. Cet inconnu propulsé dans un trou noir où une jeune fille meurt sans qu’il ait pu et encore moins dû la sauver. Les victimes défilent à la barre. « Elles semblent s’exprimer d’une seule voix. » Justin Morin entend. La sœur de P. Ce drame était-il un accident lui demande l’avocat de la famille d’Angèle. Oui. Il entend le oui. Il entend que l’on n’abandonne pas son frère, fut-il un monstre.

Justin Morin a quitté la radio. Mais il est enchaîné à cette histoire. Il veut la prolonger. Comment ? Il ne sait pas encore. Il rencontre Betty et Sacha, ne leur cache rien, leur dit qu’il va aussi parler à Lisa, la sœur de P. Qui ne veut rien savoir. Alors, il l’imagine, il délaisse le réel pour la fiction. Il la revoit lors du procès avec son petit carnet noir qu’elle remplit avec frénésie. Leur enfance, la séparation des parents, l’alternance, la cabane au grenier chez la maman où ils veulent désormais résider en permanence. Il dresse des profils, la mère larguée, le père dépressif, la sœur rassurante et le frère timide, solitaire, petit oiseau fragile. L’artifice littéraire au service de la compréhension. Comment, pourquoi P a-t-il fait ça ? Il s’excuse, sa repentance est prise de haut. Un bon acteur selon Sacha. Justin Morin est allé bien au-delà de ce drame de la route. Il nous fait découvrir un couple d’une noblesse solaire qui ne cache ni sa haine ni son amour. Betty et Sacha, vivants, avec leurs enfants. Une famille amputée, endeuillée sous le regard d’un jeune journaliste fauché par un procès qu’il allait couvrir de façon mécanique. Et qui l’a transporté au-delà de tout. À la rencontre de gens peu ordinaires.

 » On n’est plus des gens normaux  » de Justin Morin, Éditions La manufacture de livres, 247 pages, 16,90 euros.

 

 

« Dire Babylone » de Safiya Sinclair : un récit poétique de feu et de résilience

Elle est arrivée la veille des États-Unis. Il serait logique qu’elle soit chiffonnée par un jetlag revanchard. Il n’en n’est rien. Safiya Sinclair surgit, solaire en cette fin de matinée parisienne. Vêtue d’une mini-jupe noire et d’une chemise blanche oversize, la poétesse jamaïcaine en impose. Mais n’allez surtout pas lui faire remarquer cette allure de créature sexy, le politically correct américain coule dans ses veines. « Le genre de remarque qui ne passerait jamais aux États-Unis, surtout chez un homme », lâche- t-elle, sans la moindre trace de plaisanterie. Safiya Sinclair a affronté son père, ce tyran rasta, désormais plus rien ne lui fait peur.

« Dire Babylone » est plus qu’une autobiographie, c’est un cri. Celui d’une petite fille brimée devenue une femme libre et heureuse. La poésie est une partition aux contours énigmatiques que Safiya Sinclair vénère. Mais raconter son enfance, sa famille, ce père tyrannique, lui a apporté une autre fièvre.  « J’ai pensé à ce livre pendant dix ans. Puis je l’ai mis de côté pendant cinq ans. En 2018, j’ai décidé que je l’écrirai. Le COVID m’a forcé à me poser. Je n’ai pas quitté mon bureau pendant six mois. J’ai rédigé dans un état de transe absolue, fiévreuse, comme si j’imaginais un très long poème. Impatiente d’aller au bout. »  Safiya Sinclair a ainsi délaissé le vers pour la prose. « Écrire de la poésie relève du mystère, de l’incertitude, je suis les sons qui viennent à moi. Avec la prose, c’est tout à fait différent. La signification de ce que l’on veut dire passe en premier. J’ai donc construit le récit, les dialogues, la façon dont je voulais peindre les personnes de ma famille, la musique est arrivée après. »

« Le rasta n’est pas une religion. Le rasta est une vocation, un mode de vie. » Voilà ce que répétait son père. Et de toutes les tendances, c’est celle de la Maison de Nyabinghi, la secte la plus stricte et la plus radicale du Rastafari, qu’il choisit. Musicien doué qui flirte avec la célébrité, Djani Sinclair perd assez vite pied. Avril 1996. L’empereur éthiopien, Hailé Sélassié, un demi-dieu pour certains, arrive en Jamaïque. Même la reine Elizabeth II n’a pas reçu un tel accueil. Les Rastas sont dix fois plus nombreux que les policiers. « Une légion, venue de très loin, de la pointe la plus occidentale de Negril, des Rivages de Lucea…de partout. C’étaient les réprimés et opprimés de la nation depuis la création du mouvement en 1930 par Leonard Percival Howell. » Ce qu’ils veulent ? Se libérer des colons blancs. Alors, ils se sont tournés vers l’Ethiopie avec ce Dieu réincarné en homme, Ras Tafari Makonnen. Un mythe, une militance aussi. L’État raciste blanc est désigné sous le nom de « Babylone ». Djani Sinclair y voit une planche de salut existentielle, il conçoit désormais le reggae comme un appel religieux et non comme une simple musique. Il ne parle pas de foi mais de livity, la source d’où jaillit le Rastafari. Leur mode de vie s’intitule Ital. Et c’est un homme en colère. Convergence des souffrances, l’Occident représente la source de tous ses malheurs ainsi que ceux des Noirs. Décadence et luxure de « Babylone » qui désigne autant le maquillage ou la danse que la royauté britannique ou les violences policières. Il s’enferme dans une paranoïa aiguë et violente qu’il fait subir à sa femme Esther et ses enfants. Safiya est l’aînée d’une fratrie de quatre, elle est aussi la première à le questionner. « À neuf ans, j’ai commencé à être sceptique. » La dimension narcissique du père est phénoménale. Elle se niche dans le vocabulaire utilisé. Quand il parle de lui, il dit « Moi l’homme, ou le Moi. » Quand il parle de sa propre fille, il met autant de distance que possible. Il dit « elle ou la fille. » On reste pantois.

La douleur du père devient le mètre-étalon de la maison. Elle définit ses humeurs, ses mots blessants, la ceinture rouge. Elle claque dans la nuit, frappe le jour, elle est toute puissante. « Il a fallu que je me penche sur son enfance, que j’essaie de comprendre d’où venait cette rage, et pourquoi il avait choisi d’être un Rastafari parce que cela a complètement changé le cours de ma vie. »  À la maison, il y a deux portraits, celui de Bob Marley et celui de l’empereur éthiopien Hailé Sélassié. « Il était le seul dirigeant Noir au monde. En Jamaïque où les Noirs vivaient sous le joug colonial, il est apparu pour certains comme l’espoir, le symbole de leur libération. Mon père lui a donné un sens au-delà de tout. » Esther épouse la cause puis se met à veiller. Elle trouve des parades à la colère de l’époux pour ses enfants, initie Safiya à la poésie. « Elle m’a appris à lire les vagues du rivage comme on lit un poème. Adolescente, je n’ai pas compris à quel point elle nous protégeait. Je la pensais faible. Mais c’est tout le contraire. Il lui a fallu une force hors norme pour partir, quitter cet homme violent. Beaucoup de femmes n’y arrivent pas. » Safiya a douze ans, elle obtient une bourse dans une école privée. Sa coiffure constituée de dreads perturbe cet environnement blanc. La violence à la maison ne faiblit pas. À 16 ans, elle compose « Daddy ». Elle est la première femme poétesse à publier dans le Jamaican Observer. Elle est une artiste. Comme son père. Lui ne voit qu’une fille à qui on enlève toute sa pureté. Une obsession. « C’est un sentiment commun à tous les extrémistes religieux, une façon pour eux de dominer le corps de la femme. »

« J’ai alors compris qu’il me fallait trancher la gorge de cette femme. Il me fallait la tailler en morceaux, m’arracher de moi. » À dix-neuf ans, la peur a cédé la place à la rébellion. Pour la première fois, elle a riposté à son père, le Rastaman. Mais elle doit aller plus loin. Elle porte des dreads depuis l’âge de huit ans. Le symbole ultime, la marque sacrée de Rastafari. La marque personnelle de la douleur de Safiya, le début de la séparation. « Il y avait tant de cheveux, des cheveux morts, des cheveux de mon ancien moi… de sable, de sang, de larmes, toute une vie … » Le texte de l’écrivaine se nourrit de sa propre poésie. Les mots de Safiya Sinclair scintillent au-dessus de l’eau, envoûtants, capiteux comme un parfum Shalimar. Elle n’a pas encore vingt-ans. Pour son père, elle est devenue une Jezabel. Après les coups, la faim, la pauvreté et les privations, la voilà aux États-Unis grâce à une bourse. Et là encore, il faut revenir à ce père et cette Amérique du péché originel. « Ce fut une expérience douloureuse mais intéressante. J’ai touché du doigt sa fureur, j’ai compris. En Jamaïque, je n’ai jamais eu à m’interroger sur la couleur de ma peau alors qu’en Amérique il est apparu très vite et très clairement que c’est ce qui me définissait avant toute chose et je l’ai exprimé bien sûr à travers ma poésie. » Le racisme ancestral d’une nation qui s’est construite sur l’esclavage, Safiya le ressent dans sa chair. « Le racisme est une réalité de notre monde. Et il importe peu que je m’en préoccupe ou pas, l’important c’est que certains y songent en permanence. » C’est pourtant dans cette Amérique décriée que fille et mère vont trouver refuge. Loin de la machette paternelle. Loin de sa fureur.  « Je n’ai aucun regret, aucune culpabilité. J’ai l’impression d’avoir retenu mon souffle pendant tant d’années. Ce livre a été cathartique. » Que pense ce père de cette fille qui s’est écartée du chemin de la vertu, de ce sombre récit traversé par des éclairs de lumière. Elle préfère la réconciliation au pardon. « Je ne sais pas, ce n’est plus mon problème, » dit-elle avec un large sourire. Mais à la page 499 un petit indice. Elle rapporte les propos de « L’Homme » : « L’Elle de Moi fait tellement mon bonheur. » Safiya Sinclair est une guerrière feutrée. Elle refuse que sa tragédie personnelle, ses traumatismes d’enfance la définissent entièrement. « Seule la poésie peut le faire. » « Dire Babylone » donne des frissons.

« Dire Babylone » de Safiya Sinclair, traduit de l’anglais (États-Unis) par Johan-Frederik Hel Guedj, Éditions Buchet-Chastel, 528 pages, 25,50 euros. 

 

« Nul ennemi comme un frère » de Frédéric Paulin : là où tout a commencé.

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Beyrouth, le 13 avril 1975, des membres du FPLP mitraillent une église du quartier chrétien d’Aïn el- Remmaneh. Le même jour, un bus palestinien subit les représailles des phalangistes de Gemayel. Le Liban est sur le point de se fractionner à jamais. Dire que le dernier roman de Frédéric Paulin tombe à pic serait un peu cavalier compte tenu de l’actualité. Mais il y a quand même un peu de ça. Comprendre ce qui a existé avant, comment tout a commencé, comment tout a vrillé. Premier opus d’un nouveau projet littéraire, Frédéric Paulin qui s’était déjà fait remarquer avec des romans sur le djihadisme, ouvre une nouvelle porte. Plus historique encore mais avec toujours le même souci de sortir le lecteur de sa zone de confort pour le confronter à des événements en apparence loin de lui. Aux conséquences pourtant bien proches. Après l’Algérie, le Pays du Cèdre dans la focale d’un romancier at his best.

La France et le Liban, une histoire d’amour, une histoire de dupe. Emmanuel Macron est le dernier président français à s’être rendu dans le pays en promettant aux Libanais de les sauver. Seriously. L’écrivain a choisi de mettre en scène une galerie de personnages pour incarner toute la complexité de la région dans le premier tome d’une trilogie à venir. Michel Nada, avocat libanais, issu d’une des plus grandes familles chrétiennes maronites. Sandra Gagliago, la juge d’instruction et surtout la fille du député Georges-Marie Gagliago, son futur beau-père. Vieux briscard de la droite française, proche de Charles Pasqua, son marche pied pour une place dans le paysage politique français. Un Libanais n’est pas un Arabe, Michel Nada peut se prêter à rêver de siéger à l’assemblée. Premier malentendu.

Le deuxième vient des espérances d’un homme qui a trop longtemps cru en cette belle amitié franco- libanaise. Nassim Nada, le père de Michel, un riche entrepreneur du Liban. Ses fils ont tous un rôle à jouer dans la fratrie et pour le pays. Celui de Michel est de partir, de rejoindre la France et de faire du lobbying en leur faveur. Édouard et Charles, les deux frères restés au Liban, ne se font aucune illusion. La France n’est plus ce qu’elle était. Le salut viendra de l’Amérique et même d’Israël. Le père illustre le passé couleur café de ce pays cerné par de grandes puissances régionales, comme la Syrie et l’Iran. À son époque, l’argent n’avait pas de religion, sa secrétaire était même chiite. Au moment où le roman démarre, tout est la faute des Palestiniens et de leur chef. Yasser Arafat, le chef de l’OLP qui se bat pour un État palestinien, empoisonne le Liban. Il suffit de le dégager. « Il n’y aura pas de guerre, tonne Édouard, nous allons les balayer, les expulser avec l’aide des Syriens et des Israéliens. » Et tout redeviendra comme avant, le pouvoir aux chrétiens.

Le troisième malentendu, la certitude que la guerre épargnera cette terre où il fait bon vivre. Un homme, un Français, conseiller politique de l’ambassade Fontaine à Beyrouth, est pourtant inquiet. Il aime ce Liban encore multiculturel. Mais Philippe Kellermann, alcoolique, défoncé aux benzodiazépines sait reconnaître les signes avant-coureurs d’une déroute comme l’assassinat de l’ambassadeur français, Louis Delamare. Il est une encyclopédie vivante du territoire. Mesure les forces en présence qui ne sont pas favorables au camp de Pierre Gemayel. « Les chrétiens doivent faire face aux « progressistes », au Mouvement national, aux Palestiniens, aux Druzes du Parti socialiste progressiste de Kamal Joumblatt. Il y aussi des groupes de baasistes pro-syriens et pro-irakiens, des communistes et des chiites. » Lui, rêve de François Mitterrand pour sauver le pays. Il partage cette passion avec un drôle de type, le capitaine Dixneuf, un officier du SDECE (service de renseignements extérieurs). Un balafré. Les deux comprennent que le pays bascule dans un grand trou noir, que leur connaissance des lieux ne leur sert plus à rien, que tout a changé. Laissant Paris et le reste du monde dans un flou absolu.

Qui connaît les chiites à ce moment-là ? Le plus célèbre d’entre eux est un imam venu d’Iran et réfugié en France : l’Ayatollah Khomeini. Un vulgaire obscurantiste pour les autorités françaises. L’homme au turban vit retranché à Neauphle – le- Château en tant que réfugié politique. Personne ne mesure l’envergure du personnage, le chef d’orchestre de la révolution islamique iranienne à venir. Alors, les chiites du Liban, autant dire que les Français s’en moquent. Ils ont tort. La guerre Chiites/Sunnites se profile déjà à l’horizon. Le roman de Frédéric Paulin devient passionnant. Il nous plonge dans la naissance de l’actuel Hezbollah. À l’époque, « Beyrouth est fière de son histoire chrétienne et sunnite. Les chiites n’y ont jamais été chez eux même s’ils représentent aujourd’hui un tiers des habitants. » Le Hezbollah n’est pas encore le Hezbollah, il s’appelle Amal qui veut dire espoir. Parti politique mais aussi milice forte de plusieurs milliers d’hommes. Eux aussi ne veulent pas des Palestiniens. Pas plus qu’ils ne souhaitent la présence d’étrangers sur le sol libanais. Ils se sentent occupés, humiliés. Déjà. La colère gronde au sein de ce parti, il existe des éléments plus radicaux. Un certain Hassan Nasrallah, membre du bureau central, attend son heure. Tous sont des partisans de l’imam Khomeini et du velayat-e faqih, qui reconnaît la primauté des théologiens sur la communauté chiite. « Tous ont conscience de leur importance dans l’histoire de leur communauté, celle qui va être écrite. » Ils n’attendent qu’une chose : faire sécession, certains d’être soutenus par Téhéran, l’avenir des chiites partout dans le monde. Grâce à Frédéric Paulin, toute la galaxie des hommes qui comptent à ce moment-là est présente. L’un des plus grands ennemis d’Israël, Imad Mughniyeh, ex-officier de la Force 17, l’unité d’élite palestinienne chargée de la sécurité de Yasser Arafat, responsable des attentats les plus meurtriers de la région. Le cheikh Mohammad Hussein Faldlallah, considéré comme le guide spirituel du Hezbollah dans les premières années du mouvement. Ou encore l’imam Ragheb Harb, assassiné par les Israéliens en 1984. C’est un vaste puzzle que le romancier place pièce après pièce avec une virtuosité de chef d’orchestre.

On suit alors la montée en puissance des chiites à travers deux formidables personnages. Une femme, Zia al -Faqîh et un homme, Abdul Rasool al-Amine.  Au début, Zia possède une sorte de liberté, elle croit en la cause. Elle a travaillé à l’ambassade française, Philippe l’a touchée. Un frisson, un espoir. Mais la poigne de Abdul Rasool al- Amine, lui qui organise la lutte clandestine à l’intérieur d’Amal, lui qui croit dur comme fer à la main tendue iranienne, l’enferme dans une idéologie mortifère alimentée par les exactions dans le camp de Sabra et Chatila. Un massacre organisé par les Chrétiens sous l’œil passif des Israéliens. Vengeance, vengeance. Le sang coule noir, la terre se gorge, rouge. L’Occident découvre les shahids, les bombes humaines, les kidnappings. Les Américains, les Français, le message est clair : personne n’est à l’abri dans ce nouveau Liban. La France finit par aider Arafat à quitter le pays, hôte devenu indésirable. Elle croit acheter la paix sur son propre territoire. C’est un billard à mille bandes où la Syrie, l’Iran et les grandes puissances Occidentales scellent des alliances, les défont au gré de leurs intérêts respectifs. Les services secrets du monde entier sont à la manœuvre. À Paris, Mitterrand se pique au jeu de l’espionnite. Jongle avec les acteurs en place. Arafat mais aussi Abou Nidal. « Nul ennemi comme un frère » qui débute avec le bourbier libanais éclaire de façon lumineuse et douloureuse les événements récents. Frédéric Paulin nous rappelle que la puissance des histoires se nourrit de la Grande Histoire. Un besoin de fiction jamais inassouvi comme pour essayer de comprendre l’incompréhensible et la tragédie humaine qui se répète à l’infini.

« Nul ennemi comme un frère », de Frédéric Paulin, Éditions Agullo Noir, 472 pages, 23,50 euros.

 

« Ce que dit Lucie » de Christine Barthe : nage en eaux troubles

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Lire le court roman de Christine Barthe après les Jeux Olympiques est déstabilisant. Et si une telle chose était arrivée lors des compétitions de natation. Et si une main ou un pied anonyme avaient fait chuter Léon Marchand, le privant ainsi de ses médailles olympiques. Les nageurs sont des fauves. « Ce que dit Lucie » l’évoque par petite touche.

Elle commence par couler. Lucie Mandel a six ans. Elle est sauvée. L’eau est la vie selon Thales. À neuf ans, elle sait nager, elle rafle toutes les médailles. À neuf ans, une main, une autre, ne la sauve pas mais la précipite dans le noir. Ce jour-là, elle perd. Qu’importe. Le professeur de sport lui trouve un club pour s’entraîner. Elle enchaîne les longueurs. Elle est dossiste. Elle remporte la cinquième place. Elle fait la connaissance d’Anaïs. « Notre amitié se scelle », écrit Lucie dans son journal.

C’est pourtant par une arrestation que commence le roman de Christine Barthe. Celle de Lucie Mandel la dossiste, accusée d’avoir noyé ou laissé se noyer son amie Anaïs Bellis la crawleuse, dans l’eau froide de Hendaye sur la Côte Basque. Les policiers sont venus chez elle. Elle a demandé à ne pas avoir de menottes. Le vieux Nice est un village, elle connaît tout le monde. L’inspecteur Aulnes dirige l’interrogatoire. Le roman est ainsi rythmé par des chapitres courts. Les questions du policier et les réponses de Lucie. Et son journal qui apporte des pistes, un éclairage sur cette histoire entre deux amies.  » Personne ne peut comprendre ce que j’ai ressenti le jour où j’ai coulé, et ensuite, quand tout mon corps s’est mis à épouser l’eau. Anaïs, elle, le sait, chacune de ces cellules appelle la mer. Ce n’est pas un sujet entre nous, c’est un état. Sauf quand l’océan est vraiment très froid. »

À l’agressivité de l’enquêteur, la jeune fille répond par une froideur digne des eaux glacées d’une mer de Bretagne. Elle qui a passé son adolescence à se transcender dans les bassins, à nager encore et encore, la distance ne lui fait pas peur. La résistance est son armure. A-t-elle couché avec Anaïs, était-t-elle jalouse, possessive, ou au contraire voulait – t-elle s’envoler, s’émanciper ? L’inspecteur Aulnes s’obstine, attaque, les coups bas sont de rigueur. Lui cherche la vérité, pour la justice. Il est convaincu que Lucie a tué son amie. Il existe une image. Ce à quoi elle rétorque : « Il peut y avoir différentes versions à partir d’un même fait, en l’occurrence, ici, d’une image, ce n’est pas compliqué. »

Christine Barthe avait été sélectionnée par la Bourse de la Découverte de Monaco en 2019 avec « Que va-t-on faire de Knut Hamsun ? » Elle a été psychothérapeute. Son roman est construit sur un face à face psychologique dont elle maîtrise clairement le tempo. Les relances, les mises en abîme, les méandres de l’émotion, elle en fait son affaire. Et nous aussi. On est sous le charme de cette Lucie. Elle ondule, elle épouse l’eau sombre de l’océan mais elle n’oublie jamais ses humeurs. Méfions-nous de l’eau.

« Ce que dit Lucie » de Christine Barthe, Éditions Seuil/Fiction & Cie, 176 pages, 18,50 euros.

 

« L’Italien » de Arturo Pérez-Reverte : des héros méconnus

Il est sans doute l’une des personnes les mieux placées pour parler de la zone grise. Celle où des hommes et des femmes ne se conduisent ni bien ni mal. Celle où les choix définissent une personne. Parfois contre toute attente. Arturo Pérez-Reverte signe un roman de guerre et d’amour pendant le Seconde Guerre mondiale entre Algésiras en Espagne et le rocher de Gibraltar. Une histoire basée sur des faits réels transcendée par un écrivain habité par son sujet.

C’est un récit peu connu qui lui fut raconté par son père et empreint d’une certaine morale : les héros se cachent pour mourir. Cette fois, ce sont des Italiens, des bombes humaines envoyées comme des torpilles sur les bateaux ennemis qui mouillent dans le port de Gibraltar. Des fous pour certains, des hommes courageux pour d’autres. Arturo Pérez-Reverte n’a pas choisi la facilité, il prend le lecteur à rebrousse-poil. Il nous agace souvent. Ces Italiens, des héros ? Vraiment ?

Elena Arbues ne se pose pas la question. Elle voit cet homme encore vivant mais mal en point sur le rivage. « L’étrange Ulysse sorti de la mer, vêtu de caoutchouc noir, saignant du nez et des oreilles. » Elle le récupère et l’emmène chez elle. Le soigne. Passe un coup de fil. Mais ne prévient pas les autorités. Comme si elle savait, comme si elle anticipait le chemin que prendrait son cœur. Il s’appelle Teseo Lombardo, 2° Capo Regia Marina. Puis il disparaît de sa vie, pendant soixante-quatre jours.

Teseo Lombardo appartient à un groupe de plongeurs de combat italiens qui s’infiltrent par la mer dans le port de Gibraltar à dos de torpille auto-propulsées, pour déposer des charges explosives sous les bateaux ennemis. Un maiale en Italien. Une guerre occulte et silencieuse menée par des soldats qui ont choisi leur camp en 1943 quand le maréchal Badoglio capitule devant les Alliés. Les commandos sous-marins italiens se divisent alors en deux : il y a ceux qui suivent les Alliés et les autres qui demeurent fidèles à l’engagement avec les Allemands. Arturo Pérez-Reverte aime les nuances. Il rappelle que tous n’étaient pas partisans du Duce, de Mussolini. Pour eux, il était davantage question d’honneur, celui de leur pays, l’Italie. Et c’est exactement la motivation première de Teseo Lombardo, le Vénitien volontaire de la dixième flotte, membre du groupe Orsa Maggione, l’escadrille du dernier quart de lune en embuscade à Algésiras face aux marins de la Royal Navy.

Le romancier a été journaliste, correspondant de guerre pendant plus de vingt ans. Il enquête et magnifie. Il s’appuie sur des faits et en imagine. Pourquoi Elena participe-t-elle à ces opérations de sabotage ? Par amour, par goût de l’aventure, par revanche. Son mari est mort au cours de l’attaque contre la Marine française à Mers-el-Kébir, tué par les Anglais. Le romancier/journaliste la retrouve et l’interroge. Elle se dérobe. Vérité, fiction, il alterne. Interroge, s’interroge. Ces Italiens, des héros ou des salauds ? Il décèle une lueur de défi chez Elena. Il se tourne vers les Anglais, vers le fils de Alfred Campello qui fut le chef de la Security Branch à Gibraltar, un homme puissant, redoutable et cruel. Un homme dans la zone noire où tout lui fut permis, en toute impunité. Lui-même père, il a raconté à son fils que les Italiens avaient la réputation d’être de piètres soldats. Puis a immédiatement nuancé :  » Un jour, je te raconterai de quoi ils étaient capables. »

De se sacrifier de la pire des façons. Juchés dans l’eau noire sur des engins de mort, kamikazes aquatiques avec très peu de chances de survie. Seuls les plongeurs de combat, les marins, peuvent comprendre, semble penser l’écrivain. « Que l’Italie soit une catastrophe en s’habillant avec ce clown de Mussolini, c’est une chose, qu’il y ait des Italiens courageux, prêts à tout, aussi patriotes que les Anglais, c’en est une autre. » Arturo Pérez-Reverte n’a pas de doute. Il a trop longtemps parcouru les zones grises pour savoir que l’ héroïsme est toujours rouge. Comme le sang, celui des hommes qui meurent fidèles à leurs idées. Parfois patriotes à leur façon.

 » L’Italien « , de Arturo Pérez-Reverte, traduit de l’Espagnol par Robert Amutio, Éditions Gallimard, 448 pages, 24 euros. 

 

« En attendant le déluge » de Dolores Redondo : une femme qui aime les tempêtes

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Il pleut toujours beaucoup dans les romans de Dolores Redondo. « En attendant le déluge” » n’échappe pas à la règle cardinale de la romancière. À la poursuite d’un tueur en série, l’inspecteur Noah Scott Sherrington débarque de Glasgow à Bilbao dans le Pays basque espagnol. À quelques jours de la Semana Grande, à quelques jours de la grande inondation qui engloutit la ville en 1983. Une catastrophe climatique, véritable métaphore de la fin d’un monde, celui de personnages troubles et troublants.

Une obsession et un résultat. L’enquêteur Noah Scott Sherrington a eu raison contre tous. Au terme de quatorze ans d’obstination et de quasi-déraison, il est sur le point de mettre John Clyde, surnommé Bible John par la presse écossaise, hors d’état de nuire. Mais alors qu’il lui a déjà passé les menottes, le policier s’écroule. Raide, mort. Dolores Redondo a délaissé l’inspectrice Amaia Salazar de sa célèbre « Trilogie du Baztan » et s’est inspirée d’une histoire vraie. Trois femmes furent tuées entre 1968 et 1969. Jeunes et brunes, elles fréquentaient la discothèque Barrowland. L’affaire ne fut jamais résolue et le pays vécut sa plus grande chasse à l’homme de toute son histoire criminelle. En 1983, la toute jeune Dolores Redondo n’a pas connaissance de ce fait divers lorsqu’elle descend du train à Bilbao. Elle vient en vacances et la ville a été détruite par les eaux. Mais les images de ce désastre vont rester gravées dans sa mémoire. Elle mettra trente-neuf ans à écrire cette fiction en partie inspirée d’une double réalité.

L’inspecteur a survécu. Récupéré par des braconniers qui passaient par là, il est conduit en toute urgence à l’hôpital où il est littéralement ressuscité. Mais pas pour longtemps lui expliquent les médecins. Souffrant d’une cardiomyopathie, il n’a que quelques mois à vivre. Sa seule chance : une transplantation cardiaque. Mais dans ces années-là, l’opération n’est pas encore très au point et les toubibs de l’hôpital le laissent partir avec une ordonnance de médicaments à prendre en attendant une fin certaine.

Bible John est un drôle de psychopathe. Sa première victime espagnole, il l’a ratée. « Les plaintes de cette fille lui taraudait le cerveau comme une perceuse, leur écho observant le mortifiait. » L’horloge interne du bonhomme s’est déréglée. À croire qu’une fois sorti de sa zone de confort – l’Écosse -, il n’en loupe pas une et multiplie les erreurs. Il a pris une nouvelle identité, il s’appelle désormais Murry. Il aime bien sa nouvelle personnalité. Il se sent renaître. Loin de sa famille, des femmes de sa famille. Noah quant à lui, n’a rien dit à sa hiérarchie, après tout il est moribond, et a suivi son instinct. Il est venu à Bilbao, convaincu que Bible John s’y est réfugié. Il pressent que les deux cités se fondent dans l’esprit perturbé du tueur. Il n’a pas tort, les disparitions de jeunes filles commencent à faire la Une des journaux. Il fait connaissance de L’ertzaina (gardien)  Mikel Lizarso, policier idéaliste. Ce dernier est très fier d’appartenir à l’Ertzaintza, la nouvelle police autonome du Pays basque, prête à apaiser les tensions que subit la population face à la police d’État. Une information a circulé depuis quelques jours : une rencontre entre l’IRA (Irish Republican Army) et l’ETA (Patrie basque et liberté) est dans les tuyaux. Avec son optimisme acharné, Mike rappelle Noah à ses débuts. Une amitié s’installe. Mikel l’initie à la tradition du txikiteo qui consiste à aller de bar en bar, boire des petits verres de vin et engager la conversation avec tout le monde. L’inspecteur écossais se fait violence. Surtout lorsqu’il découvre Maite. Mais « pas facile de mener une enquête quand on sait que l’on va mourir bientôt à cause d’une cardiomyopathie et que l’on s’effondre tous les quatre matins. Le candidat idéal pour une transplantation cardiaque. Je vais mourir, je cours après un tueur en série et je suis tombé amoureux pour la première fois de ma vie. Admet qu’il y a là de bonnes raisons d’aller voir un psy. »

Dolores Redondo a vendu plus de deux millions de livres et « Baztan » a été adaptée et diffusée sur la plate-forme Netflix. Elle fait partie de cette vague d’écrivains de romans policiers régionaux comme l’a parfaitement décrypté Émilie Guyard, maître de conférence à l’UPPA, spécialiste de l’Espagne et de son polar. « Pendant très longtemps, le polar espagnol se déroulait à Madrid ou Barcelone, puis il y a eu un mouvement de décentralisation et il s’est implanté dans des régions périphériques, et notamment dans le Pays Basque et la Navarre. C’est devenu un polar rural mais avec une mise en avant du patrimoine culturel local. » Si l’intrigue est classique, un tueur en série et un inspecteur pugnace et attachant, la romancière sort encore une fois (après Katrina aux USA) de cette territorialité qu’elle affectionne mais comme pour mieux y revenir. Les éléments de dramaturgie restent les mêmes : la tempête et l’eau comme s’il n’existait aucun endroit sûr, comme si la nature était partout la même : déchaînée, plus forte que l’homme. On patauge dans cette ville espagnole basque, les cadavres flottent, on passe de café en café comme ces Britanniques, Anglais, Écossais et Irlandais, meutes prémonitoires d’un tourisme de masse à venir. Les flots engloutissent les hommes et leurs espoirs. Pas tout à fait. Noah, Noé, une arche invisible aux pulsations cardiaques au ralenti mais bien vivantes.

« En attendant le déluge » de Dolores Redondo, traduit de l’Espagnol par Isabelle Gugnon, Éditions Gallimard Série Noire, 560 pages, 21 euros.