« La Magnifique » de Jean-Félix de La Ville Beaugé

Il y a 30 ans, des Hutus rwandais se sont levés chaque matin pendant cent jours afin d’accomplir la plus sanguinaire des tâches quotidiennes. Tuer et découper 800 000 hommes, femmes et enfants de l’ethnie des Tutsis. Chaque soir vers 18 heures, ils sont rentrés chez eux auprès de leurs femmes souvent mécontentes du faible butin récupéré sur les cadavres. L’une d’entre elles a survécu, cachée sous les corps ensanglantés. Jean-Félix de La Ville Beaugé en a tiré un roman d’amour et de résilience. Et imaginé l’incandescent personnage de « Magnifique ».

Le romancier élimine d’emblée la question : « Ce n’est pas autobiographique, je n’ai pas travaillé pour le Comité international de la Croix Rouge (CICR), je ne suis pas marié à une Tutsie, je n’en connais aucune personnellement qui ait vécu un tel calvaire. J’ai juste entendu une voix, un jour. » L’écrivain a le verbe facile. Tellement facile que l’on pourrait presque louper l’essentiel. Comme cette présence en 1994 au Rwanda. Il a vingt ans. Il y a donc bien un peu de vécu dans le cinquième roman de cet auteur habité. A cette époque, il étudie le droit en France, il effectue un stage dans une organisation humanitaire qui le récompense pour son travail de l’année précédente, en l’envoyant en mission au pays des mille collines. C’est un gamin. Il doit acheminer des camions dans la région et vérifier que le contenu n’est pas pillé. Il comprendra dix ans plus tard à qui est allée en réalité cette nourriture. « J’avais nourri les Hutus bourreaux et non pas les Tutsis victimes. »

Commencer par le présent pour raconter le passé. C’est Magnifique Umiciowari qui remonte le fil de sa propre histoire. Elle vit au bord du Lac Léman, en Suisse. Elle sort pressée de la clinique où un médecin vient de diagnostiquer une tumeur sur le nerf auditif. La petite voix qu’elle n’a plus entendue depuis longtemps revient et murmure : « Marche, marche », comme autrefois quand elle lui disait « Vis, vis ». C’est une autre voix que le romancier a perçue lorsqu’il s’est lancé dans l’écriture. « J’ai écrit 27 projets sur ce pays, poursuit – il. L’un faisait 150 pages, l’autre 50. Puis plus rien, pas le moindre appel jusqu’au jour où, à la montagne, j’ai entendu la voix un réfugié. » Ce sera Magnifique, rescapée du génocide rwandais. Elle se tait depuis 30 ans. Il est temps de partager. Alors, elle écrit à Jérôme, cet époux blanc qui un jour a surgi et n’est plus jamais reparti. Elle lui confie enfin sa vie, celle d’avant, celle du malheur.

Son insouciance, sa beauté, ses doigts limés, sa légèreté à ne pas étudier au risque de décevoir son père, Magnifique s’en souvient avec une acuité nouvelle et douloureuse. « La petite surprise » du commentateur à la radio des Mille Collines, la fuite vers l’église, la maison de Dieu prise en otage par le diable. Les corps de ses parents reposent sur elle comme des poids morts. Ils le sont. Ce jour-là, la voix apparaît et lui souffle : « Sors. » Elle s’enterre pour se cacher des Hutus qui continuent, méthodiques, leur boucherie. elle la tance, la secoue, » tu vis et ta famille est morte. » Elle respire grâce à un roseau, elle vit, survit. S’enfuit, court sur la route ocre, croise un soldat du Front patriotique rwandais (FPR). Il est propre et l’appelle Madame, même pas Mademoiselle. Au réveil, elle est allongée sur un lit d’hôpital dans un camp. Un homme, un Blanc, se présente : « Je suis Jérôme Auskl, chef de la délégation du Comité International de la Croix Rouge. » Il parle beaucoup, elle se tait longtemps. La Suisse et l’ascension des glaciers du Eiger ou celui du Grindelwald. Cela fait des mois qu’elle l’écoute et là, elle pose enfin une question : « Où est Grinwald ? » Et puis ce sera son tour. L’élection de Miss Massongo, petite ville rwandaise. Les candidates, toutes des Tutsies, jamais de Hutues. La dernière fois, moins d’un an avant le génocide. Elle parle mais ne dit rien. Sa famille, oui, mais ce qui s’est passé dans l’église, non.

La question politique n’est pas mise de côté dans le roman. Chaque personnage représente une institution précise. Le romancier ne se pose pas en accusateur mais n’épargne personne. « J’ai mis dix ans à me rendre compte qui j’avais nourri lors de mon premier voyage rwandais, alors je peux comprendre qu’il y ait des réticences à affronter une vérité qui aurait de graves conséquences. Malgré tout, j’ai un peu de mal lorsqu’entre quatre yeux, on m’affirme encore maintenant que tout a été géré pour le mieux. Reconnaître ses erreurs, n’est-ce pas le début du pardon. Je me souviens avoir passé deux heures en tête à tête avec un ex-ministre de la Défense qui affirmait qu’il n’avait rien vu. » Le livre à l’inverse jette une lumière crue sur des événements insupportables que seule une histoire d’amour entre un homme et une femme, pourtant destinés à ne jamais se rencontrer, pouvait peut-être réparer. Comment peut-on survivre mais comment peut-on aussi aimer, Jean-Félix de La Ville Beaugé interroge avec délicatesse le lecteur. Lui, connaît la réponse. Par la voix de Magnifique. Qui sans le regard de Jérôme pour la maintenir dans la lumière, aurait pu disparaître à nouveau, avalée par ses propres démons.

« Magnifique » de Jean-Félix de La Ville Beaugé, Éditions Télémaque, 240 pages, 19 euros.

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