« Ma mère est un fait divers » de Maria Grazia Calandrone : de l’ombre à la lumière

« Ma mère est un fait divers ». Quel titre magnifique. Quelle déclaration d’amour de la part de Maria Grazia Calandrone, bébé abandonné sur la pelouse de la Villa Borghèse, le 24 juin 1965. Deux photos en noir et blanc, un mystère, des questions et une urgence à rendre réelle cette mère du passé. Il aura fallu cinquante ans à la poétesse italienne pour revenir aux sources de sa conception. Pour donner une voix à Lucia qui s’échappe du cahiers à spirale aux feuilles blanches, sans lignes ni carreau. Une quête, enquête de vérité, la certitude que savoir rime souvent avec pardon. Se taire avec colère.

Mussolini est au pouvoir. Lucia vient au monde à Palata. Lucia n’est qu’un grain de sable dans un temps historique déterminant pour l’Italie. Elle a sept ans lorsque « le bourg se transforme en front de guerre et devient une cible de bombardements intenses. » Les Allemands ont pris possession du lieu. Ils tueront cent vingt-huit personnes dont trente-quatre enfants de moins de dix ans : « La mort pour le plaisir de la mort. » Palata sera libéré par les troupes indiennes et népalaises. Le contexte historique est posé. Maria Grazia Calandrone rythme l’ouvrage de ces deux temporalités : celle de la grande Histoire et celle de sa mère qu’elle reconstitue époque après époque dans le langage du cru de la région, un parler rugueux, épineux.

Deux photos, donc. Deux clichés scolaires. La première date du 10 juin 1947. « Son regard ne cède pas, il est épouvantablement ferme. D’autres filles se montrent plus désinvoltes. » La deuxième se situe une année plus tard, en juin, Lucia a eu douze ans quatre mois plus tôt. L’ombre a été chassée par la lumière. Il lui est arrivé quelque chose. Il s’appelle Tonino. Sa famille est venue s’installer à cinq cents mètres de celle des Galante, les parents de Lucia. Six ans d’amour joyeux et une fin de non-recevoir. Lorsqu’il demande la main de Lucia, la réponse est lapidaire : non. « Sans ce lointain refus, écrit la romancière, je ne serai pas née et cela m’aurait – je crois – été dommageable. Mais la vie de Lucia aurait été simple et heureuse. » En 2021, Maria Grazia Calandrone retrouve Tonino, lui parle au téléphone. C’est un homme bon. Il n’avait que dix-sept ans. Qu’aurait-il pu faire ?

Lucia été promise à l’idiot du village, au « sciaccò », à Luigi Greco, surnommé Gino Cent -Lire. Le jour de la noce, elle s’enfuit. Des torgnoles règlent l’outrage de la jeune fille. On est au maximum de « l’utilisation de l’énorme force de travail et de reproduction d’une jeune fille en échange de l’accroissement des biens de la famille. » Lucia n’est pas de taille. Elle rejoint le foyer conjugal : un garage pourvu d’une étable intérieure. Trois ans sans eau, sans électricité, sans lumière, sans rien. Maria Grazia imagine sa mère, jeune mariée sans rêve. Sous la plume de l’écrivaine, Lucia regarde « la meule du soleil qui roule au-dessus du blé, Lucia parcourt avec l’âne le sentier muletier, elle va à la source d’eau claire. » Une poésie qui se heurte à une réalité sordide. Sept longues années de coups et de privation.

L’enfant qui ne vient pas. « Une femme qui n’est pas bonne à enfanter n’est bonne à rien, elle n’est que matière morte. » Nous sommes dans les années 60. Pour accroitre la fécondité, la Sécurité sociale italienne a décidé de rembourser de brèves cures d’eaux thermales soi-disant favorables à la fécondité. « Lucia part à Termoli, prend trois autocars et se soumet aux applications de boue, à l’humidification des membranes… » Elle tombe enceinte. En réalité, de la façon la plus classique. Elle succombe aux charmes d’un homme, Giuseppe Di Pietro, venu reconstruire le mur de la chambre de ce couple malheureux. Et Luigi Greco « qui n’est pas un homme », porte plainte contre cette épouse volage. « L’égalité morale et juridique des époux » n’existe pas encore à ce moment-là dans le pays. En 1964, Lucia et son amant risquent deux ans de prison. Ils s’enfuient. Les tests de grossesse n’existent pas. Maria Grazia naît à Milan. Sur le certificat de naissance retrouvé par l’écrivaine, figure le nom de famille Greco. Parce que c’était ça ou les services sociaux. A ce moment-là, Lucia ne veut, ne peut envisager d’abandonner cet enfant considéré comme illégitime par une société intrusive qui corsète les âmes et les corps des femmes.

La vie, l’amour et la mort. Le couple a revêtu ses habits du dimanche. Il se prépare à la Vie éternelle. « Les deux corps sont retrouvés à environ cinq kilomètres de distance l’un de l’autre. » On parle de suicide. Après tout, le bébé de huit mois a été laissé seul aux vents. Maria Grazia Calandrone envisage toutes les hypothèses. Y compris qu’elle soit la fille d’un assassin. On imagine son angoisse à construire des scénarios plus fous les uns que les autres. Alors, elle reprend le fil de sa vie et s’appuie sur les faits. « J’étudie la chronologie de leurs pas et m’assure que les délais concordent. » Ils ont pris le train, sont arrivés à Rome, ont expédié une lettre à un journal dans laquelle ils ont révélé l’identité du nourrisson. Eux, des passe-murailles de la vie, ils ont décidé de placer leur enfant sous la lumière de la Villa Borghèse. Le geste ultime d’un amour vaincu par un destin funèbre. Mais ressuscité par l’opiniâtreté d’une enfant devenue femme et mère. « Ils t’ont laissé là, lui dit sa propre fille, parce qu’ils voulaient que le monde entier te voit. » C’est chose faîte.

« Ma mère est un fait divers », de Maria Grazia Calandrone, traduit de l’Italien par Nathalie Bauer, Éditions Globe, 368 pages, 22 euros.

 

 

 

 

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