Il faut aller à la page des remerciements pour comprendre que le background historique du dernier roman de Peter Blauner est impeccable. Le romancier américain remercie Lawrence Wright, journaliste, auteur du livre culte « The Looming Tower », l’un des ouvrages les mieux documentés sur la période al-Qaïda en Égypte. Fort de ce bagage inestimable, l’écrivain en a tiré une intrigue époustouflante qui se déroule au Caire, en 1954. Avec un Cecil B. DeMille en plein tournage de son dernier film Les Dix Commandements. Entre les barbus et les délires hollywoodiens, on est transporté dans un pays balayé par le sable, les complots et une crise politique majeure. Pierre angulaire d’un mouvement majeur du 21ème siècle : le djihadisme.
Un vieil homme écrit à son petit-fils. Par mail. Il ne peut pas faire autrement. Il n’a pas d’adresse postale. Mais c’est pourtant bien une histoire du passé que Papi s’apprête à révéler à Alex, ce petit-fils parti se perdre au pays de Shâm (Syrie). Laissant derrière lui une famille hébétée qui n’a rien vu venir. Il y a bien longtemps alors qu’il s’appelait Ali Hassan, la cavalerie du cinéma américain débarque en ville, au Caire. Cecil B. DeMille veut raconter l’histoire de Moïse là où tout s’est vraiment déroulé. Ali propose ses services de chauffeur au grand homme. Lui l’aspirant metteur en scène, lui qui a même tourné un petit film lorsqu’il était l’université. Le premier contact est fort courtois. « J’adorerais visiter vos studios ». « Si jamais vous venez à Los Angeles, appelez ma secrétaire, on pourra vous organiser une visite de la Paramount. » Un small talk typiquement américain qui ne veut absolument rien dire. Mais pas pour Ali Hassan. A ce moment-là, il a encore des rêves plein la tête, à ce moment-là, il croit encore aux paroles de l’Homme blanc.
Mais leur destin commun se scelle de manière inattendue et dramatique. Les Anglais sont la cible d’une population de plus en plus hostile aux étrangers. « C’était une période pleine d’espoir pour l’Égypte. Néanmoins, c’était aussi un moment très instable. Il y avait des rumeurs de conflit parmi nos leaders depuis des mois, des différentes factions rivalisent entre elles pour prendre le contrôle. » Bientôt le véhicule est entouré d’une foule an colère. Leur voiture est rouge. La couleur royale. Symbole d’oppression. Une foule bigarrée dans laquelle émerge un petit groupe que Ali connaît. « Ils étaient presque habillés comme des étudiants ou de jeunes diplômés, en vêtements occidentaux. La plupart portaient la moustache et quelques-uns la barbe aussi, ce qui était beaucoup moins courant au Caire à cette époque. C’étaient des membres de l’Ikhwan. » La redoutable confrérie islamiste des Frères musulmans. Un coup de feu, la suspension qui frémit après la collision, le pare-brise qui résiste. Il y a un mort. Un cheik respecté. Lui et d’autres seront les nouveaux penseurs d’une Égypte qui attend de prendre son envol et dont l’Occident entendra parler plus tard, bien plus tard sous le nom de djihadisme.
C’est le choc des cultures. Déjà. L’opulence délirante des Américains face au rigorisme religieux naissant. Ali Hassan perdu au milieu de tout ça. Écartelé entre deux mondes, celui auquel il aspire et celui auquel il appartient. Au fil des mails, il raconte cette vie dissimulée à son entourage. Mais le destin d’une nation est plus important que celui d’un individu. Le Premier ministre Nasser le rappelle. Chérif, ce cousin en colère qui rôde, le confirme. Ce dernier hait les Infidèles. Il veut un pays religieux où la charia est appliquée. Il s’inspire d’un homme qui sait, qui est allé en Amérique et qui en est revenu horrifié : le penseur de la doctrine djihadiste, Saïd Qotb. Chérif est là pour saboter tous les plans du réalisateur. Et par là même, ceux de Ali Hassan qu’il entraîne dans son délire. Lui, adhère pour tenter de sauver ce monde qui l’a fait rêver. Trahison, humiliation, amour perdu, Ali Hassan raconte tout à ce petit-fils embringué aujourd’hui dans cette confrérie, héritière d’al-Qaïda, la sinistre Organisation État islamique (Daesh). La prison, la torture, son amitié inattendue avec un Juif, il ne lui cache rien.
De son côté, Alex sort peu à peu de son isolement mental. Sa femme, une jeune Yézidie qu’il a tenté d’aider, sa fuite, sa mort, ses amis qui désormais le pourchassent. Le récit du grand-père a porté. Lui aussi devra payer le prix de son engagement. Peter Blauner a travaillé vingt ans pour écrire ce roman. Avec le recul, on prend la mesure de cette folle entreprise cinématographique avec un Yul Brunner le crâne chauve luisant au soleil, dans un moment historique en bascule. Ces Égyptiens que l’on habille en peuple de Moïse, ces esclaves qui marchent vers le liberté… Avec à la caméra un cinéaste ignorant qu’il filme des figurants musulmans avides de tenir le premier rôle dans un futur proche.
« Adieu mes frères », de Peter Blauner, traduit par Estelle Roudet, Éditions Harper/Collins, 416 pages, 22.50 euros.