« Passage de l’Avenir, 1934 » d’Alexandre Courban : lutte des classes et crime mystérieux

Il y a beaucoup d’amour et de conviction dans cet ouvrage. « Passage de l’Avenir, 1934 » d’Alexandre Courban est le premier volume d’une série policière historique située dans le Paris des années 30, avec un Front populaire qui s’organise. L’auteur est élu du 13ème arrondissement à Paris. Il a consacré sa thèse universitaire au journal l’Humanité de 1904 à 1939. Cette fois, il en a tiré un livre emprunt de nostalgie où le climat des combats anciens résonnent aujourd’hui plus que jamais. Deux monde se font déjà la guerre : les ouvriers et ceux qui possèdent. Ceux qui se lèvent tôt, triment six jours sur sept, et les autres qui les regardent et empochent les gains en les exploitant. Surviennent un meurtre et des disparations. Qui s’y intéresse ? D’autant que ce sont des femmes.

Nous sommes en 1934. Un marinier de la Seine à Paris tombe sur un cadavre. Le commissaire Bornec sort son carnet et note : femme, européenne, vingtaine d’années, habillée, ouvrière. Il marque un temps d’arrêt puis termine par un point d’interrogation. Parce que si elle a les mains abîmées, elle a aussi les ongles laqués. Accident, meurtre ou suicide ? Toutes les options sont sur la table. Il lui donne un nom comme pour toutes les autres victimes sur lesquelles il a précédemment enquêté. Il y a eu Hyacinthe, Violette, Rose. Il décide de la nommer Daphné. L’homme est un connaisseur. Plus tard, il apprendra qu’elle était enceinte, et qu’elle travaillait à la sucrière la Jamaïque où l’on embauche que des Françaises et pas des vieilles.

Un autre homme s’affaire, le journaliste Gabriel Funel. Il dirige la rubrique sociale de l’Humanité depuis dix ans. Pas les faits divers. Son temps est précieux, il a d’autres grandes causes à servir et a rapporté. Il écoute Radio Moscou, couvre les manifestations qui se multiplient dans un contexte social ultra-tendu. Il a pour mission de gagner des lecteurs en montrant que ce journal est le leur, qu’il est le porte-voix de la classe ouvrière. Ce qui l’intéresse : les usines, les patrons et la montée de l’extrême-droite. Il ne mesure pas encore l’importance de la mort de cette jeune femme. Et de quelle façon, elle s’inscrit dans la dérive capitaliste.

Incarnée par un homme et son usine de raffinerie de sucre, Ernest Vince, millionnaire au regard bleu glacial. Lorsque le fondé de pouvoir parcourt le journal, il va directement vérifier les cours de la Bourse de Paris, puis ceux de New-York. Tout juste s’arrête -t-il sur l’entrefilet qui parle d’un fait-divers. « Une ouvrière est tombée dans la Seine vendredi dernier. Son corps a été repêché. « Ernest Vince favorise le recrutement des femmes, célibataires de préférence ou veuves. Si sa passion première est l’argent et une manie qui est celle de maquiller les comptes, la seconde est la peinture. Il possède d’ailleurs un atelier secret, rue Gît -le-Cœur, où il collectionne les œuvres d’art composées de femmes nues. Il n’aime pas les déclarations mielleuses ou les tendresses mièvres. « L’homme de sucre fantasmait à l’idée de découvrir d’autres arômes… Il se figurait découvrir dans l’acidité du jeune fruit – forcément sauvage – une saveur à la fois aigre et piquante, qui le consolerait de l’écœurante chatterie des nobles dames. »

La plongée dans les entrailles de l’usine de la Jamaïque est saisissante. On est dans le monde des peseuses. Douze ouvrières par équipe. Dix mille kilos par jours qui correspondent à cinq mille cartons. C’est le début de la rationalisation capitaliste. » Le pain de sucre entier est débité par la scieuse. Elle le coupe perpendiculairement en tranche, plus ou moins épaisses. La lingoteuse s’en empare pour en faire huit lingots que la tireuse enlève aussitôt. La pousseuse se saisit alors des lingots qu’elle dirige vers une sortie de couteau-guillotine sans cesse en marche. Les rangeuses s’affairent à mettre les morceaux de sucre en carton, que les peseuses vérifient scrupuleusement. De l’abattage à grande échelle. De six heures du matin à six heures du soir. Une heure de pause déjeuner. Le moindre retard entraîne la retenue d’une demi-heure de salaire. Pas d’arrangement possible sauf celle du droit de cuissage. Il y a le garde-chiourme de l’usine et le chauffeur d’extrême-droite. Le commissaire Bornec découvre que bon nombre d’ouvrières ont disparu du jour au lendemain de cet endroit sans que personne ne s’affole.

Tout est bon, rien à jeter.  Les personnages, l’époque reconstituée, la lutte syndicale, l’intrigue policière. Alexandre Courban a relié tous ces éléments avec une habileté de vieux briscard. On passe d’un milieu social à l’autre, on milite avec les syndicalistes, on s’approprie les codes capitalistes de la bourse, on plonge dans l’industrie sucrière et ses dérives spéculatives, on gouaille avec les femmes de l’usine, on suit pas à pas le journaliste, l’inspecteur et le meurtrier. On est à l’époque du Manifeste des enragés, de l’affaire Stravinsky. L’auteur a choisi l’envers du décor. Tout y est labeur et souffrance, injustice et inégalité, les prémices des luttes sociales à venir, la condition humaine dans ce qu’il y a de plus noire mais aussi de plus acharnée, révoltée. Le combat à mort du grand capital face à l’univers fragile des travailleurs.

« Passage de l’Avenir, 1934 « d’Alexandre Courban, Éditions Agullo Noir, 240 pages, 23.50 euros.

 

 

 

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