Un jeu de jambes à la Muhammad Ali, une force de frappe à la George Foreman. « When We Where Kings », Kinshasa, combat mythique, spectacle grandiose. Chez Benjamin Dierstein le verbe a la violence d’un uppercut, la beauté d’une feinte rageuse de combattant hors sol. « Bleus, Blancs, Rouges » est un roman hargneux et ténébreux écrit par un écrivain pugnace en état de grâce.
Si l’acte fondateur et premier chapitre ultra-violent de tout ce qui va suivre dans le récit se situe en 1968, on passe très vite à 1978. Et il va falloir être très attentif parce que le livre fourmille de personnages dont les noms vont forcément vous dire quelque chose. Leurs points communs : tous sont méchants, tous sont gonflés à l’hélium, tous véhiculent une violence stratosphérique, induite ou ouverte. Mais, tous, absolument tous, veulent une part du gâteau. Il y a l’autorité. Á la tête de l’État, Valéry Giscard d’Estaing, surnommé Le Monarque. Il est le guide suprême, caché et ostensible. Il y a celle des flics avec les stars comme le commissaire Robert Broussard et les vilains par définition comme le ministre de l’Intérieur Christian Bonnet… Suivent les apprentis, ces jeunes gens et filles sortis de l’école de police, prêts à en découdre pour ressembler à leurs « Dirty Harry » version boys de la République. Marco Paolini, Christian Ragot et la seule fille, Jacquie Lienard qui en chie des rondes de chapeau dans ce monde masculin décomplexé.
Qui dit flics, dit bad guys. On a le choix. Les vieux de la vieille, ceux des grands parrains de la pègre, les frères Zemour, les Zampa et d’autres. Le tableau des voyous ne serait pas complet sans le grand- banditisme et l’ennemi numéro 1 de l’époque, « Le Grand », Jacques Mesrine. Les politiques eux se classent en deux catégories : ceux qui occupent les ministères ou les allées de l’Assemblée, et les agitateurs comme les gauchistes, parce que soyons francs, les nazis n’intéressent pas trop les poulets. Non, eux ce qu’ils veulent c’est casser du rouge, du coco, du bolcho. On entend parler d’écoutes, de filatures, de noms comme Pierre Goldman, Serge July, Daniel Cohn-Bendit, Alain Krivine et bien d’autres. Manque que les barbouzes. Robert Vauthier fera l’affaire lui qui descend souvent à l’hôtel Meurice, rue de Rivoli, à Paris. Clint Eastwood dort à l’étage au-dessus, le Shah d’Iran au septième ou encore Salvador Dali qui y séjourne à l’année. Vauthier voit loin. Il veut son propre club quitte à empiéter sur le business des grands voyous. Il se targue à juste titre de posséder le carnet d’adresse mondain de la mort. Il fournit à la faune politico-artistique filles et coke. Il possède un appui de taille en la personne du Monarque. Il côtoie Alain Delon qui lui-même fricote avec la pègre, et gère en sous-main les petites affaires africaines de Giscard. Parce que ce n’est pas ce dernier qui va se salir les mains avec Jean-Bedel Bokassa hors de contrôle ou encore Omar Bongo.
Benjamin Dierstein n’y va jamais par quatre chemins. Une première trilogie sur la France des années 2011 à 2013 avait déjà donné le ton. « La Sirène qui fume », « La Défaite des idoles » et « La cour des Mirages » (Points) baignaient dans le marigot de la politique crapuleuse. La nouvelle variation de ses obsessions est du même tonneau. Tout le monde est pourri, tout le monde touche, tout le monde dérape. Que ce soit les représentants de la loi ou les révolutionnaires qui se battent au nom du peuple. Rien à foutre des règles du droit ou de la morale. On pique dans les caisses, on kidnappe, le Baron Empain mais aussi le ministre Boulin (qui meurt dans des conditions encore disputées), on fait sauter des États, on utilise des filles pour ces mêmes nouveaux États, on se fout de la gueule de tout. L’écrivain dont la plume est de plus en plus acérée et aboutie sous la houlette de l’éditeur Aurélien Masson, nous fait coller aux basques de ces trois novices, Lienard, Paolini et Ragot. Ceux-là ont des étoiles dans les yeux, des rêves plein la caboche, ils veulent être des héros à la Broussard, à la Ottavioli, coffrer tous les méchants, et bien dormir le soir. Ben voyons. Au bout d’un an à peine, ils sont rincés, épuisés, des cauchemars en guise de repos. Fermer les yeux revient à se torturer soi-même. Parce qu’impossible d’échapper à ses propres dérapages, à ce pour quoi ils n’avaient pas signé. Marco Paolini, une bombe humaine à retardement, Jacquie ne vaut guère mieux. Tous opèrent dans des services différents mais tous veulent la main sur Mesrine et Geronimo, la véritable prise de guerre, la médaille d’honneur du flic au destin de star. Tous se font des coups de pute en veux tu, en voilà.
Suivre Dierstein, c’est aussi revenir sur les traces de ces grands fauves du terrorisme de l’époque. Carlos, l’ETA, la Bande à Baader, Action Directe avec Jean-Marc Rouillant et Nathalie Menigon, les représentants d’une ultragauche sans concession. Ils sont tous interconnectés entre groupes mais pas seulement. Flics, politiques, barbouzes, criminels, tous ont besoin des uns des autres, tous s’utilisent, s’allient, puis se déchirent avec toute la violence dont ils sont capables. Un carnage moral dans lequel Benjamin Dierstein à la manœuvre se délecte sans complexe. « Bleus, Blancs, Rouges » est le premier tome d’une tranchante saga historique haletante dont les suivants sont prévus fin 2025 et début 2026. Le Breton est en osmose avec son sujet, sa propre plume et sa vision du monde. Sa prose, pur métal hurlant, déchire les pages. Benjamin Dierstein est un carnivore heureux.
« Bleus, Blancs, Rouges » de Benjamin Dierstein, Éditions Flammarion, 795 pages, 24.50 euros.