Qui faut-il être pour s’embarquer dans un périple long de cinq ans à bord d’un navire en route pour la Terre de Feu. Un navigateur sans peur, un aventurier, un criminel en quête d’oubli, un scientifique ou un doux rêveur. Hormis le profil de criminel, on peut dire sans hésiter que Charles Darwin correspondait bien à tous les autres qualificatifs. Le roman de Michel Moatti, « Darwin, le Dernier Chapitre », nous raconte, certes librement, une tranche de vie maritime d’un homme de sciences qui a révolutionné la théorie de l’évolution de l’espèce humaine. Le romancier a remporté le premier Prix Max Gallo pour ce onzième roman, le 8 novembre dernier. Amplement mérité pour ce journaliste et docteur en sociologie, auteur du très remarqué « Retour à Whitechapel ».
Dans son prologue, Michel Moatti explique que c’est un petit sac contenant des liasses de feuillets en vrac et trois carnets, retrouvés par un agent de nettoyage en mars 2022, dans l’enceinte du Trinity College à Cambridge, qui a mis le feu aux poudres de son imagination. Deux petits joyaux rédigés par Darwin lui-même et un autre écrit par Morgan Moss, dessinateur et cartographe, compagnon du scientifique à bord de ce fameux Beagle. Parker Syms, un des six Boys du bateau, domestique dévoué de Darwin dont il s’occupa la moitié du temps, entreprit lui aussi de donner sa version des faits. À sa manière, sur des feuillets reliés d’un simple fil de cire. Michel Moatti a imaginé ce huis-clos dans des mers hostiles, disséquant avec délice l’esprit du célèbre scientifique, à une époque où ses résultats furent considérés comme quasi hérétiques. Un visionnaire surdoué, pourtant affligé d’un horrible mal de mer dont il souffrit pendant toutes ces longues années de traversée. Gloire autant à ces découvertes révolutionnaires qu’à sa résistance aux vagues déchaînées.
Au départ, en 1831, la mission principale du Beagle britannique est d’explorer les parages du Cap Horn et de tracer rigoureusement ses côtes. Aucun des hommes à bord ne réalise qu’à l’issue de ce voyage, on ne regardera plus les hommes et les singes de la même façon. Comme l’écrit le jeune cartographe Moss, Darwin n’est encore personne, juste « un modeste freluquet mal coiffé », un passager « surnuméraire » du vaisseau d’exploration, dirigé par le commandant Robert FitzRoy. S’il est le chouchou du navigateur, Darwin en revanche hérisse les poils du révérend Wilberforce qui lui est présenté comme « le gardien de toutes les vertus à bord ». Tout un programme. D’emblée, le courant ne passe pas entre les deux hommes. Wilberforce se préoccupe grandement de la religion de Darwin. « Êtes-vous anglicane, épiscopalien? » La réponse de ce dernier ne peut que susciter une méfiance congénitale envers l’homme de sciences. « Ma famille est unitarienne », lui répond Darwin. Cela ne suffit pas au religieux qui insiste. Ce à quoi Darwin rétorque. « Je suis naturaliste et géologue ». Autant dire L’Antéchrist. La guerre qui ne dit pas son nom est déclarée.
Entre deux affrontements, Darwin est malade ou quand il se sent assez fort pour quitter son lit et que le commandant daigne accoster, il se perd dans la contemplation des oiseaux pécheurs, des singes de la famille de Caĺlitharix et collectionne les échantillons de coléoptères. Au terme de huit mois de voyage seulement, Darwin a réuni plus de 1 500 échantillons dans de l’alcool, près de 4 000 autres et pièces conservées à sec, 1380 pages de notes de géologie et 370 pages de notes de zoologie. Un trésor qu’il fait envoyer à son mentor Mr Humbolt, resté en Angleterre. Mais comme le livre fricote aussi avec le genre polar historique, la mort du jeune Tyler Dunne et la présence de policiers à bord, pimentent notre curiosité. Nous sommes en 1832 et Charles Darwin découvre une sorte de toile composée de milliers de soies d’araignées minuscules qu’il rapporte immédiatement dans sa chambre. Et là, au milieu de sa table rouge, un mot sur un papier bon marché. « Monsieur, ne mangez rien qui ne soit sûr à bord. Il en ait de votre vie ». Glurps. Y aurait-il un empoisonneur à bord ?
Il y a donc le carnet de Moss et les souvenirs de Darwin. L’alternance des points de vue peut paraître superflue. En réalité, elle ne l’est pas. Le diable se niche toujours dans les détails. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que chacun des protagonistes aura bien plus tard sa propre version de cette traversée, haute en couleur. Mais un seul ouvrage retiendra l’attention du monde. Celui de « L’Origine des espèces », désormais remis en cause par tous les docteurs Folamour de la planète et les courants les plus zélés de certaines religions. Quant au commandant FitzRoy, après avoir lui aussi écrit ses mémoires, contredisant certaines affirmations de son passager préféré, il se trancha la gorge en 1865. La réalité dépasse souvent la fiction.
« Darwin Le dernier Chapitre » de Michel Moatti, Éditions Hervé Chopin, 464 pages, 21 euros.