Gianfranco Varnese voyage dans un jet privé mais ne porte que des costumes sombres et cravate blanche. Aucune ostentation à l’exception de boutons de manchettes en forme de gros dés. Il Muro est puissant, riche, on le surnomme le LVMH de Milan, mais il demeure un homme de l’ombre dans le top five des grands patrons italiens. Pourtant, il ne le sait pas encore, alors qu’il s’apprête à fumer un gros cigare, il n’est plus qu’un ordinaire condamné à mort. Enfin presque.
Éric Giacometti et Jacques Ravenne aiment les chasses au trésor et les histoires de chevaliers dans leurs polars historiques. En outre, ils ont du métier. Les co-auteurs soignent toujours leurs premiers chapitres comme le lait sur le feu. Cette fois, on commence par le présent. Et très vite arrive leur héros récurrent, Antoine Marcas, agent de la DGSE (Direction générale de la sécurité intérieure), en mission d’infiltration dans la loge parisienne de l’OTTR, Ordre du Temple et de la Terre Ressuscitée, un groupe néo chevaleresque qui verse dans l’écologie New Age. À priori une bande de doux dingues. En réalité, un paravent pour un trafic d’armes en provenance des pays de l’Est.
Octobre 1809. Petit travail de mémoire. La Révolution a eu lieu. Les francs-maçons sont accusés de l’avoir propagée et d’avoir installé Napoléon Bonaparte. Le général Étienne Radet est l’homme de main des missions spéciales de son maître. La dernière fut spectaculaire. Il a tout simplement pris d’assaut le Vatican et enlevé le pape. Cette fois encore, il est en embuscade avec son arme préférée, une dague de chasse, « une arme qui ne blesse jamais mais tue toujours. » Derrière des volets clos se dissimulent des conspirateurs, d’infâmes royalistes, hostiles à Napoléon. La descente se fait sans problème. Radet est dégoûté par ces adorateurs de Dieu mais il fait une découverte pire encore : quatre missives et un sceau composé d’une croix croisée avec une clef, surmontée d’un mot latin, fides. Radet en a des sueurs froides. Mais ce n’est rien par rapport à ce qui l’attend dans un futur proche. Napoléon plus mégalo que jamais veut s’emparer de l’Angleterre. Par la mer, aucune chance. Alors, il a cette grande idée de lever une armée de musulmans pour pouvoir déclarer la guerre Sainte aux Anglais. Pour cela, il lui suffira de traverser la Méditerranée, de s’emparer de l’Égypte, de chasser les Turcs, de libérer la Syrie et le Liban et le tour est joué. Mais les caisses de la France sont vides. Cambacérès qui est le seul à parler cash à Napoléon, ne cesse de lui rappeler. « Ruiné ! Vous et la France ! ». Les Chevaliers de la Foi, cet ordre des Templiers, eux, en revanche, ils auraient un véritable trésor. Bonaparte se laisse aller à des rêves de grandeur. À lui la gloire et de nouveaux territoires dans les pas d’Alexandre le Grand, à lui le rôle de grand civilisateur. Deux ombres au tableau : le pape qu’il a fait enlevé et qui pourrait l’excommunier s’il demande le divorce. Ce qu’il veut ardemment parce que Joséphine qui ne peut lui donner un fils ou une fille. Et cette même Joséphine peu désireuse de lui accorder cette séparation officielle.
Il faut parvenir à la page 84 pour entrevoir un début de compréhension dans le déroulement des deux époques parfaitement orchestrées par le tandem d’écrivains. Le commissaire Antoine Marcas a eu un aïeul prénommé Tristan Marcas. Hôtelier, ce grand-père avait vendu son entreprise à un certain Gianfranco Varnese, un Italien résidant à Milan. L’hôtel s’appelait la Clef étoilée. Il avait brûlé dans un incendie. Dans le journal de Tristan, Antoine découvre une petite phrase : À l’ombre de Jean-Baptiste de la Croix. Le sang de Vénus. Punctus. Il se lance sur les traces de cet ancêtre. Alors qu’il pense la piste refroidie, un archiviste lui fait remarquer que Gianfranco Varnese, l’acheteur de son aïeul, est mort dans un accident d’avion cette semaine. Et que l’hôtel incendié était devenu la fondation Francesca Varnese, du nom de l’épouse décédée… Cette fondation désormais la propriété des descendants de Gianfranco Varnese. Antoine reprend espoir et se dit que rencontrer cette famille pourrait l’aider à résoudre cette énigme. Mais les héritiers sont plongés dans les affres d’un testament mystérieux qui propose lui aussi une sorte de chasse au secret. À charge aux héritiers de décrypter les messages codés d’un père décidément bien mystérieux.
L’art consommé du détail. Comme la rue Galande à Paris qui longeait le cimetière Juif dans la capitale, désormais disparu. Les templiers y possédaient plusieurs maisons… Ou encore les brillants passages qui décrivent Joseph Fouché le tout puissant ministre de la police, l’ex-religieux Tallerand et Jean-Jacques Régis de Cambacérès, deuxième personnage de l’État. On imagine ce repaire de supra-mambas qui se glissent dans les alcôves des demeures les plus puissantes afin d’écouter et parfois de punir. Les deux époques se chevauchent sans cesse, la plus ancienne éclairant le présent. On y voit toujours les mêmes travers humains : l’avidité, celle de l’argent et du pouvoir. Des défauts qui traversent les siècles comme des vampires à jamais affamés. Le religieux face à l’athéisme. Giacometti/Ravenne ont vendu près de deux millions de romans. Ce n’est pas rien dans la morosité ambiante de l’édition. Leurs polars historiques sont traduits dans pas moins de dix-sept pays. Napoléon est une valeur sûre, il agît comme un aimant. Il fascine autant qu’il insupporte. Un personnage de roman avec en toile de fonds un trésor, de conspirateurs royalistes, de frères maçonniques et une Joséphine qui se rebiffe face à l’homme dont la grandeur militaire ne semble pas briller dans la pénombre d’une chambre à coucher. Un roman aussi instructif que savoureux.
« La Clef et la Croix », d’Éric Giacometti et Jacques Ravenne, Éditions JC Lattès, 480 pages, 22.90 euros.