Audrey Briere récidive. Après le fantastique roman « Les Malvenus », la romancière a repris le fil de sa narration insolite incarnée par son inspecteur fétiche, Matthias Lavau, de la 2e Brigade régionale de la police mobile. Un des plus beaux personnages créés ces dernières années dans le roman noir. « Mauvais cœur » est du même niveau. On retrouve une langue, un univers, une atmosphère presque irréelle que Audrey Brière manipule avec une habileté de magicienne.
Nous sommes en 1922. Une Rover Impérial de 1918 arrive doucement. Le conducteur : un étranger. Ce qu’il cherche ? L’administrateur gérant Saint-Simon du Familistère, une expérimentation sociale assez dingo où des gens en majorité des ouvriers, vivent en vase clos. Le lieu (aujourd’hui transformé en musée) a bel et bien existé. Il avait été pensé et voulu par l’industriel Jean-Baptiste Godin qui se souvenant de ses début modestes, avait tenu à améliorer la vie de ses employés. Mais dans le roman de Audrey Brière, un meurtre y a été commis. Eleanor Fontaine, l’institutrice, est passée de vie à trépas sans que la porte de chez elle ait été fracturée. Elle connaissait son meurtrier en déduit l’inspecteur, qui a horreur du sang. Lui, ce qu’il préfère ce sont les relevés de traces papillaires, le poudrage, la révélation, le prélèvement, bref tout sauf ce truc gluant noir et ouge. Formé par son maître Edmond Locard dans son laboratoire lyonnais, le géant de Matthias ne se fie qu’à la science. « Seuls les mots mentaient. Une scène de crime était une confession : il fallait simplement lire ce qu’il s’y cachait ». Pour l’heure, ce n’est pas gagné d’autant qu’au moment de quitter les lieux, il aperçoit un morceau de papier blanc sur lequel est inscrit : « Je vous pardonne ». Allons bon.
Dire qu’au début, cet homme au pouvoir quasi surnaturel patauge, est un euphémisme. Ces gens qui désignent leur habitat par le terme de « palais » vivent à trois mètres les uns des autres, dorment, écoutent la radio, font la vaisselle mais n’ont strictement et comme par hasard rien entendu. L’affaire le chiffonne. Elle ressemble à un crime passionnel mais la bourse dérobée ne cadre pas. Ah, si Esther était encore avec lui. Esther Louve, l’autre magnifique personnage dont nous avons fait connaissance dans le premier roman de la romancière. Esther enlevée alors qu’elle n’avait pas encore seize ans, et séquestrée pendant dix ans. Une drôle de fille devenue assistante légiste et qui avait disparu du jour au lendemain, laissant l’inspecteur, seul et abandonné.
Il y a un autre mort. Paul Beaucoeur. Il se serait suicidé une semaine avant la venue de Matthias. Ce qui l’intrigue. Il a raison. C’est bien encore un meurtre. Cela fait beaucoup au mètre carré. Et ça continue. Cinq victimes, trois hommes et deux femmes. C’est Esther qui le prévient. Parce qu’elle revient. Elle s’est enfin manifestée, pressée de l’alerter sur de vieux crimes qui pourraient avoir un lien avec ceux sur lesquels Matthias travaille. Il est furieux, il attend des explications sur ce départ précipité et inexpliqué mais il sait qu’elle ne lâchera rien. Alors, il dit : « Bien! Alors au travail ».
Les victimes d’Esther remontent à 1920. Ernesto Lamentin et sa femme Sara. Les deux ont été battus à mort. Désiré Orsini est égorgé dans son salon. Dans les trois cas, il existe un suspect. Armand Laforest. Seul point commun : cette petite phrase sibylline écrite sur un bout de papier, « Je vous pardonne ». La directrice de l’école, Violette Champois, bien malgré elle, va éclairer l’affaire. Ce Paul Beaucoeur, elle ne se cache pas trop, elle ne l’aimait pas beaucoup. Il faisait pleurer les enfants, enfin ceux qu’ils considéraient avoir une tare : comme d’être gaucher. Ce mot justement, qui l’a écrit, un droitier ou un gaucher ? Tout est dans l’atmosphère chez Audrey Brière. On a presque du mal à situer l’époque, l’action pourrait être hors du temps. La romancière a gardé ses deux personnages fétiches qui se retrouvent après une longue séparation. On les aime toujours bien. On a envie qu’il se passe quelque chose. Justement : « Et comme ils étaient venus, ils s’en furent. Cette fois, ils étaient ensembles ». On n’a rien contre les happy ends.
« Mauvais Cœur » de Audrey Brière, Éditions du Seuil/Cadre Noir, 384 pages, 21 euros.