« Nul ennemi comme un frère » de Frédéric Paulin : là où tout a commencé.

Beyrouth, le 13 avril 1975, des membres du FPLP mitraillent une église du quartier chrétien d’Aïn el- Remmaneh. Le même jour, un bus palestinien subit les représailles des phalangistes de Gemayel. Le Liban est sur le point de se fractionner à jamais. Dire que le dernier roman de Frédéric Paulin tombe à pic serait un peu cavalier compte tenu de l’actualité. Mais il y a quand même un peu de ça. Comprendre ce qui a existé avant, comment tout a commencé, comment tout a vrillé. Premier opus d’un nouveau projet littéraire, Frédéric Paulin qui s’était déjà fait remarquer avec des romans sur le djihadisme, ouvre une nouvelle porte. Plus historique encore mais avec toujours le même souci de sortir le lecteur de sa zone de confort pour le confronter à des événements en apparence loin de lui. Aux conséquences pourtant bien proches. Après l’Algérie, le Pays du Cèdre dans la focale d’un romancier at his best.

La France et le Liban, une histoire d’amour, une histoire de dupe. Emmanuel Macron est le dernier président français à s’être rendu dans le pays en promettant aux Libanais de les sauver. Seriously. L’écrivain a choisi de mettre en scène une galerie de personnages pour incarner toute la complexité de la région dans le premier tome d’une trilogie à venir. Michel Nada, avocat libanais, issu d’une des plus grandes familles chrétiennes maronites. Sandra Gagliago, la juge d’instruction et surtout la fille du député Georges-Marie Gagliago, son futur beau-père. Vieux briscard de la droite française, proche de Charles Pasqua, son marche pied pour une place dans le paysage politique français. Un Libanais n’est pas un Arabe, Michel Nada peut se prêter à rêver de siéger à l’assemblée. Premier malentendu.

Le deuxième vient des espérances d’un homme qui a trop longtemps cru en cette belle amitié franco- libanaise. Nassim Nada, le père de Michel, un riche entrepreneur du Liban. Ses fils ont tous un rôle à jouer dans la fratrie et pour le pays. Celui de Michel est de partir, de rejoindre la France et de faire du lobbying en leur faveur. Édouard et Charles, les deux frères restés au Liban, ne se font aucune illusion. La France n’est plus ce qu’elle était. Le salut viendra de l’Amérique et même d’Israël. Le père illustre le passé couleur café de ce pays cerné par de grandes puissances régionales, comme la Syrie et l’Iran. À son époque, l’argent n’avait pas de religion, sa secrétaire était même chiite. Au moment où le roman démarre, tout est la faute des Palestiniens et de leur chef. Yasser Arafat, le chef de l’OLP qui se bat pour un État palestinien, empoisonne le Liban. Il suffit de le dégager. « Il n’y aura pas de guerre, tonne Édouard, nous allons les balayer, les expulser avec l’aide des Syriens et des Israéliens. » Et tout redeviendra comme avant, le pouvoir aux chrétiens.

Le troisième malentendu, la certitude que la guerre épargnera cette terre où il fait bon vivre. Un homme, un Français, conseiller politique de l’ambassade Fontaine à Beyrouth, est pourtant inquiet. Il aime ce Liban encore multiculturel. Mais Philippe Kellermann, alcoolique, défoncé aux benzodiazépines sait reconnaître les signes avant-coureurs d’une déroute comme l’assassinat de l’ambassadeur français, Louis Delamare. Il est une encyclopédie vivante du territoire. Mesure les forces en présence qui ne sont pas favorables au camp de Pierre Gemayel. « Les chrétiens doivent faire face aux « progressistes », au Mouvement national, aux Palestiniens, aux Druzes du Parti socialiste progressiste de Kamal Joumblatt. Il y aussi des groupes de baasistes pro-syriens et pro-irakiens, des communistes et des chiites. » Lui, rêve de François Mitterrand pour sauver le pays. Il partage cette passion avec un drôle de type, le capitaine Dixneuf, un officier du SDECE (service de renseignements extérieurs). Un balafré. Les deux comprennent que le pays bascule dans un grand trou noir, que leur connaissance des lieux ne leur sert plus à rien, que tout a changé. Laissant Paris et le reste du monde dans un flou absolu.

Qui connaît les chiites à ce moment-là ? Le plus célèbre d’entre eux est un imam venu d’Iran et réfugié en France : l’Ayatollah Khomeini. Un vulgaire obscurantiste pour les autorités françaises. L’homme au turban vit retranché à Neauphle – le- Château en tant que réfugié politique. Personne ne mesure l’envergure du personnage, le chef d’orchestre de la révolution islamique iranienne à venir. Alors, les chiites du Liban, autant dire que les Français s’en moquent. Ils ont tort. La guerre Chiites/Sunnites se profile déjà à l’horizon. Le roman de Frédéric Paulin devient passionnant. Il nous plonge dans la naissance de l’actuel Hezbollah. À l’époque, « Beyrouth est fière de son histoire chrétienne et sunnite. Les chiites n’y ont jamais été chez eux même s’ils représentent aujourd’hui un tiers des habitants. » Le Hezbollah n’est pas encore le Hezbollah, il s’appelle Amal qui veut dire espoir. Parti politique mais aussi milice forte de plusieurs milliers d’hommes. Eux aussi ne veulent pas des Palestiniens. Pas plus qu’ils ne souhaitent la présence d’étrangers sur le sol libanais. Ils se sentent occupés, humiliés. Déjà. La colère gronde au sein de ce parti, il existe des éléments plus radicaux. Un certain Hassan Nasrallah, membre du bureau central, attend son heure. Tous sont des partisans de l’imam Khomeini et du velayat-e faqih, qui reconnaît la primauté des théologiens sur la communauté chiite. « Tous ont conscience de leur importance dans l’histoire de leur communauté, celle qui va être écrite. » Ils n’attendent qu’une chose : faire sécession, certains d’être soutenus par Téhéran, l’avenir des chiites partout dans le monde. Grâce à Frédéric Paulin, toute la galaxie des hommes qui comptent à ce moment-là est présente. L’un des plus grands ennemis d’Israël, Imad Mughniyeh, ex-officier de la Force 17, l’unité d’élite palestinienne chargée de la sécurité de Yasser Arafat, responsable des attentats les plus meurtriers de la région. Le cheikh Mohammad Hussein Faldlallah, considéré comme le guide spirituel du Hezbollah dans les premières années du mouvement. Ou encore l’imam Ragheb Harb, assassiné par les Israéliens en 1984. C’est un vaste puzzle que le romancier place pièce après pièce avec une virtuosité de chef d’orchestre.

On suit alors la montée en puissance des chiites à travers deux formidables personnages. Une femme, Zia al -Faqîh et un homme, Abdul Rasool al-Amine.  Au début, Zia possède une sorte de liberté, elle croit en la cause. Elle a travaillé à l’ambassade française, Philippe l’a touchée. Un frisson, un espoir. Mais la poigne de Abdul Rasool al- Amine, lui qui organise la lutte clandestine à l’intérieur d’Amal, lui qui croit dur comme fer à la main tendue iranienne, l’enferme dans une idéologie mortifère alimentée par les exactions dans le camp de Sabra et Chatila. Un massacre organisé par les Chrétiens sous l’œil passif des Israéliens. Vengeance, vengeance. Le sang coule noir, la terre se gorge, rouge. L’Occident découvre les shahids, les bombes humaines, les kidnappings. Les Américains, les Français, le message est clair : personne n’est à l’abri dans ce nouveau Liban. La France finit par aider Arafat à quitter le pays, hôte devenu indésirable. Elle croit acheter la paix sur son propre territoire. C’est un billard à mille bandes où la Syrie, l’Iran et les grandes puissances Occidentales scellent des alliances, les défont au gré de leurs intérêts respectifs. Les services secrets du monde entier sont à la manœuvre. À Paris, Mitterrand se pique au jeu de l’espionnite. Jongle avec les acteurs en place. Arafat mais aussi Abou Nidal. « Nul ennemi comme un frère » qui débute avec le bourbier libanais éclaire de façon lumineuse et douloureuse les événements récents. Frédéric Paulin nous rappelle que la puissance des histoires se nourrit de la Grande Histoire. Un besoin de fiction jamais inassouvi comme pour essayer de comprendre l’incompréhensible et la tragédie humaine qui se répète à l’infini.

« Nul ennemi comme un frère », de Frédéric Paulin, Éditions Agullo Noir, 472 pages, 23,50 euros.

 

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