« Les Filles du cerf » de Danielle Daniel

« Une fille à marier ». Autant dire une sorte de mort lente et douloureuse pour toutes les jeunes femmes de la Nouvelle France du Canada au XVIIe. Marie la guérisseuse le sait, le redoute, mais ne pourra y échapper. Danielle Daniel nous conte cette magnifique histoire. Encore une fois, le destin des femmes est tributaire de la volonté des hommes. Celle du père, du frère ou celle du prêtre et du roi, tous ont leur mot à dire sur le corps et l’âme des jeunes filles du clan du Cerf, basé au Trois-Rivières. Un roman féministe qui rappelle l’importance du combat, de la résistance d’une population dont on se sert avant de la casser, de la brimer. Encore et toujours.

La tribu ne compte même plus qu’une centaine de personnes. La bataille a été rude. Huit hommes sont morts. Les Iroquois ont été féroces. Ils ont kidnappé deux femmes pour en faire des épouses. Marie est en deuil. Mais la demande en mariage de Pierre le Français tourne autour d’elle, lorsqu’elle rejoint son wigwam. Le compte à rebours a commencé. La décision, l’acceptation, de Marie est vitale pour le futur de la tribu. Si elle dit oui, les autres suivront. Elles ont de l’admiration, lui dit le sachem, le chef. Ce dernier est persuadé que si les femmes weskarinis épousent l’homme blanc, cela permettra de consolider l’alliance vécue avec les Français. Mais pour Marie, « plus de soldats, cela signifie aussi plus de prêtres. Or elle voudrait qu’il y en ait moins, et même qu’ils partent tous. » Le sort des Algonquins est entre les mains des femmes. Quel pouvoir et à quel prix !

La romancière a des origines algonquines, françaises et écossaises. Ce sujet est le sien. À fleur de peau, hanté par un passé sombre d’une période où la colonisation européenne a fait des ravages. Avec leurs codes, leurs règles, leur diktat. Un long travail de déconstruction psychologique comme civilisationnelle et qui engloutit les croyances locales dans un grand trou noir. Marie fait des rêves rouges, des rêves blancs. Celui de l’essayage de sa robe de mariée pourrait être noir. Elle doit aller chercher cette parure de vœux chez les sœurs. Qui lui rappellent qu’elle ne doit pas marcher sur l’ourlet parce qu’il faudra qu’elle la rapporte. « Nous recevons très peu de robes en lin de France, lui signifie l’une d’entre elles, et d’autres mariages sont prévus. Et maintenant va- t’en, sois reconnaissante d’avoir trouvé la voie du salut. » Le jour de son mariage, le ciel dégagé a « des airs de trahison. » Marie Miteouamegoukoue épouse Pierre Couc dit Lafleur.

Un enfant naît. Une fille. Pierre doit partir chasser. La nourriture est rare et les Blancs tirent sur tout ce qui bouge, même s’ils n’ont pas faim, même s’ils n’ont pas besoin de viande. « Ils ne comprennent pas le lien qui existe entre nous et les animaux. » Marie va voir Nadie, la femme qui purifie le corps et l’âme. La chamane la met en garde. « Cet enfant a le visage et le cœur purs. Elle vivra un amour extraordinaire mais un démon la poursuit. » Marie comprend qu’elle ne pourra protéger sa fille. Elle ne dit rien à Pierre. Il n’aime pas sa guérisseuse. Il veut qu’elle aille voir le prêtre. Le gentil Pierre a eu ce qu’il voulait, il est déjà moins gentil. Mais ce n’est rien à côté de Jacques, un alcoolique qui a épousé son amie Madeleine. Les bleus sur ses bras de cette dernière se voient chaque jour, un peu plus. Que faire, que dire ?

Pierre devient de plus en plus croyant. Il éloigne Marie de ses ancêtres. Jeanne, la petite fille a grandi. Jacques est son parrain. Il a un fils, Simon, qui est son cousin et qu’elle n’aime pas. Jeanne est « à moitié blanche et à moitié indienne, moitié française, moitié alonquine, c’est comme l’éclosion simultanée de l’hiver et de l’été. » Chez elle, à Saint-François où ses parents ont déménagé, s’éloignant ainsi des Trois-Rivières, elle porte des pantalons qui la protègent des moustiques. Et surtout, elle y retrouve Joséphine. Elle se moque de ce cousin désagréable. Elle ne devrait pas. Marie a senti le danger et compris la prophétie de la chamane. « Avant l’arrivée des soutanes, dit-elle à sa fille, l’amour et l’affection n‘étaient pas délimités. Ces sentiments étaient semblables au soleil, sans angle ni ligne droite. Mais seuls ceux qui ont du sang indien comprennent l’immensité des possibles entre deux hommes et deux femmes. Depuis que les Blancs sont au pouvoir, les choses ont changé. »

Il est temps de marier Jeanne. « Le mariage constitue un devoir envers notre roi et notre colonie », rappelle Pierre à Marie. Le roi veille aussi. À dix-sept ans, Jeanne devrait déjà avoir convolé. Pierre doit s’acquitter d’une amende. Sinon, il sera envoyé au cachot. Marie tempère, tente de transiger et finit par dire. Dire que Jeanne aime Joséphine. Peut-on devenir un arbre si on est une pierre ? Qu’importe, Pierre qui s’en doutait, veut qu’elle guérisse. La suite est une tragédie et un crime perpétré par les colons français et resté impuni.

Un conte pour adultes qui pourrait être lu aux enfants. La liste des malheurs apportés par les Blancs et les religieux est sans fin. Le courage ici n’a rien de claquant, il se cache dans les limites du possible. Quelques femmes ont tenté de résister. Et en sont mortes. Le 8 janvier 1699, Marie Miteouamegoukoue, qui réussi à vivre jusqu’à 68 ans malgré le plus grand dénuement, fut enterrée à la paroisse Notre-Dame, à Trois-Rivières. Avec pour seule épitaphe : « Une femme sauvage – décès, 1699. » Danielle Daniel lui a rendu le plus joli des hommages.

« Les Filles du cerf », de Danielle Daniel, traduit de l’Anglais (Canada) par Florence Moreau, Éditions La Grande Ourse pour Paulsen, 368 pages, 21 euros.

 

 

 

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