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« La Mission » de Richard Morgiève ou la destinée incertaine d’un homme

Richard Morgiève ressemble à un joueur d’échecs surdoué. Il avance fiévreux et agité sur le chemin cabossé de la littérature, remplit les cases blanches et noires. Inquiet de ses propres trouvailles, équilibriste des mots et d’une histoire qu’il tient à bout de bras. Toujours faussement nonchalant, en réalité proche d’une perfection ignorée.

« La Mission » parle d’amour. Entre deux hommes. Ils n’étaient pas destinés à se rencontrer. Ils se connaîtront peu de temps, l’un blessé succombant à la mort. Avec Richard Morgiève on est dans ce monde de la beauté des sentiments piétinée. On est aussi au cœur d’une souffrance indicible : « Mon nom, ça ne valait rien. Un nom de l’assistance. » Celui de Jacques Paul. Toujours cette quête de l’identité existentielle douloureuse, vécue comme une injustice permanente, incompréhensible. Jacques Paul, donc, qui se laisse porter par les événements comme s’il rechignait à prendre en main un destin si incertain. « Je devais rejoindre une ferme où l’on m’avait placé et j’ai choisi la rivière. » Acteur de sa propre destinée ? Mais il croise alors un groupe de résistants, on est en 1944. « Ils étaient là, Bonnet, Pierrot et les autres… » La France vit ses dernières heures de guerre. L’atmosphère est volatile, dangereuse, les promesses d’hier ne vaudront bientôt plus rien. Le temps est au règlement de comptes.

D’ailleurs, très vite, ils sont quinze rescapés. Les informations sont livrées au compte-goutte, le romancier joueur d’échecs l’a décidé, rien ne serait facile. Au fond, l’auteur de « Cherokee » se méfie des cases. Les héros du jour ont été vendus par Joubert. Leur tribunal vote à main levée : la mort. Le groupe se disloque. Il est question de Nation, de trahison, de collaboration… Les vainqueurs ont encore changé de visage. Jacques Paul s’enfuit. On l’accuse de viol et de meurtre. Il court, longe le ruisseau et il le voit. Tout en bas dans la caillasse et les genêts. « Je ne m’attendais pas à ça… Quelqu’un d’aussi seul que moi ? » Il est jeune, il s’appelle Erwin Boy. Il a la jambe gauche cassée. Deux fuyards qui vont s’aimer d’emblée. On retrouve les obsessions américaines de l’auteur. Ils veulent aller là-bas en Idaho, « L’État joyaux ». Mais le blessé est un soldat allemand déserteur. Il a refusé de prendre part au délire nazi. En vain. Il se meurt. Avant, il a fait jurer à son amant de prendre possession de son identité. Le surnaturel l’emporte toujours avec Richard Morgiève. Ainsi Jacques Paul/Erwin Boy est-il retrouvé sur un chemin, la jambe cassée, traumatisme crânien, une carte postale à la main. L’Idaho. Un homme se porte à son chevet. On est en 1945. On le désigne comme le Cardinal. On dit de lui beaucoup de choses. Est-il un espion ? Lui aussi attend la mort. Il souffre d’un cancer mais refuse de prendre de la morphine. Ils ont tous une mission, ces hommes croisés sur la route. Ils veulent tous quelque chose de Jacques Paul/Erwin Boy. La Mère supérieure va y veiller. Lui, l’enfant de l’Assistance publique, il sera leur exécutant testamentaire.

Les chemins de Richard Morgiève demeurent sinueux, parfois opaques, le romancier célèbre ce qui l’entoure. « La nature est Dieu. Un jour, elle se vengerait des hommes. » Il y a toujours comme un appel au-secours dans ses romans, une envie furieuse de bousculer, de se bousculer pour tenter de vivre. Et parfois d’être heureux.

« La Mission » de Richard Morgiève, Éditions Joëlle Losfeld, 234 pages, 20 euros.

 

 » Les vérités parallèles » de Marie Mangez ou le cauchemar de tout journaliste

Cette histoire pourrait être le cauchemar de tout journaliste si d’aventure il ou elle était frappé de la même malédiction. Inventer, bidonner un récit. Avec « Les vérités parallèles » de Marie Mangez, on assite au naufrage d’une star du métier qui a confondu littérature et journalisme. On est soudainement pris d’une furieuse envie d’aller prier la Sainte Vierge pour que jamais, oh grand jamais, une telle chose nous arrive.

Arnaud Daguerre rêvait d’être grand reporter. Lui ce petit garçon lunaire et contemplatif. Lui qui a toujours fait ce qu’il fallait pour plaire aux grandes personnes. Et le voilà vingt-cinq ans plus tard en 2007, en route pour Le Miroir, le temple du journalisme d’investigation depuis 1948. Il y est arrivé, he made it, comme on dit en Anglais. D’ailleurs, il est introduit comme le nouveau petit prodige, fort d’un succès récent obtenu dans un quotidien concurrent. Une série de portraits croqués sur le vif, lors des émeutes de 2005, à la Courneuve. Rebelote en 2007. Il suscite l’admiration. Se balader en banlieue revient dans l’imaginaire des bobos parisiens à traverser une zone de guerre. Trop fort cet Arnaud.

Il plante parfaitement le décor. Décrire, utiliser les silhouettes croisées sur le bitume, imaginer leurs vies, dialoguer avec elles, magnifier leurs pensées, leurs destins, ça, il sait très bien faire. Il obtient de nouveaux succès, de nouvelles félicitations. La voie du grand reportage, le Graal de tout apprenti reporter, lui tend les bras. Il demande Gaza, il aura Athènes. Moins exotique comme il dit. En réalité, il pourrait être envoyé n’importe où sur la planète sans que cela ne change grand-chose pour lui. L’infection s’est répandue lentement, elle se développe au millimètre, elle est le poison dont il ne connaît pas l’antidote. Une chambre d’hôtel, un chauffeur de taxi ou un patron de bistrot et l’histoire, mieux ou pire, le scoop prend forme.

Pourtant, en France, il y avait déjà des inexactitudes, des approximations voire des erreurs. Mais le couperet n’est jamais tombé, il n’a jamais été convoqué, il n’a jamais été démasqué. Alors, il s’est enhardi. Loin des yeux… Ainsi à Athènes le banquier a-t-il les traits du mari de la réceptionniste de l’hôtel. Et comme tous les mythomanes, son mensonge repose sur une petite vérité. L’homme a travaillé dans une banque, il s’y connaît en économie. Détail de peu d’importance dans son esprit, il était juste employé à l’Alpha Bank, pas son directeur. Pas grave, sa plume fera le reste.

Il finit par être nommé grand reporter et intègre le prestigieux service Société. La gloire enfin, la consécration avec le Prix Albert Londres. Reporter, enquêteur, le trentenaire est sur tous les fronts, doué et plein de talent. Et de bullshit. Parce que ce ne sont que bidonnage après bidonnage. Assange ? Une réussite tirée en réalité d’un article paru il y a longtemps, dans un hebdomadaire américain. Bagdad et ses ruelles trouées par la guerre, le condensé littéraire de tous les gens rencontrés dans son hôtel miteux où il est resté terré. Arnaud n’aurait même pas besoin d’aller voir ailleurs, la guerre et la peur, il les porte en lui. Il est son pire ennemi. Il est ses propres munitions. Mais ne va-t-il pas en Australie, en Irak et ailleurs, la preuve absolue vis à vis des autres et de lui-même qu’il fouille, enquête et ne reste pas derrière son bureau à passer des coups de fil. Mais plus l’imposture est grande, plus la terreur l’envahit.

Jusqu’à quand va-t-il tenir ? Jusqu’à quand peut-il berner son patron, sa femme Adèle et tous les autres. Marie Mangez décortique parfaitement la mécanique de l’escroquerie, à quel moment un détail inventé devient une réalité, voire un scoop. C’est tellement facile d’imaginer ce que les autres veulent entendre. Ces chefs qui vous disent ce qu’ils veulent lire dans votre article avant même sa réalisation. Dans ce concert de louanges, un homme doute. Il n’a pas la plume d’Arnaud, on le dit jaloux. Il n’empêche. Le piège dans lequel le journaliste escroc s’est enfermé mord autant que celui des braconniers. Il pénètre, entaille la chair du possédé, il va le broyer aussi sûrement que les fers du condamné.

« Les Vérités parallèles » de Marie Mangez, Éditions Finitude, 256 pages, 20 euros.

« On n’est plus des gens normaux » de Justin Morin : quand tout bascule

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Leur fille est morte. Mais leur couple n’a pas implosé. Il s’est même renforcé. Sous la plume pleine de tact de Justin Morin, « On n’est plus des gens normaux » raconte un drame. Celui d’une voiture lancée volontairement à pleine vitesse sur la terrasse d’une pizzeria. Une famille ordinaire commence son repas. Elle ne l’achèvera pas.

À ce moment très précis, Angèle 13 ans, est assise à côté de ses deux frères, Nikola, dix-sept ans et Dimitri, quatre ans. Toute La journée, ils ont aidé leur mère Betty, à ranger le bazar dans le jardin. Le restaurant devait être la récompense. C’est Sacha qui voit la BMW. Betty est de dos, elle l’entend. « L’espace-temps avant le choc est infime et infini à la fois. » Il y aura des dizaines de blessés, cinq en urgence absolue, dont Angèle. Betty l’a compris. Elle court vers Sacha et lui glisse : « On va perdre notre fille. »

Nous sommes le 14 août 2017, dans la commune de Sept-Sorts, il est 20 h 10. Ce fait-divers est suffisamment violent pour que la presse nationale s’en empare. Attentat ? La piste est abandonnée. P voulait se suicider. « Avec une ultime manœuvre, il s’est positionné dans l’axe du restaurant. Une voiture, c’est une arme, et quand on l’envoie sur des gens ça fait des dégâts, ça aussi il l’a dit aux gendarmes. » Alors, il a accéléré. Quand il a échoué à mourir il a voulu vivre. Il n’a opposé aucune résistance. C’étaient les gendarmes ou la populace prête à le lyncher.

Le récit s’appuie sur la couverture du procès par Justin Morin envoyé couvrir l’événement pour la radio qui l’emploie. D’emblée Betty l’impressionne. D’emblée, Sacha l’intimide. Il tente de lire en eux. Plus tard, lorsqu’il apprendra à les connaître, ils lui diront qu’il y avait de la fureur dans leur cœur. Qu’ils ne pouvaient qu’attendre et essayer d’attraper le regard de l’assassin de leur fille.

Justin Morin écoute. La voix du gendarme qui a recueilli les premiers mots de l’accusé à qui il apprend qu’une jeune fille est morte. « C’est dommage ». Celle du légiste qui a cartographié le corps d’une adolescente de treize ans. Celle de cet homme ravagé par l’impuissance. Cet inconnu propulsé dans un trou noir où une jeune fille meurt sans qu’il ait pu et encore moins dû la sauver. Les victimes défilent à la barre. « Elles semblent s’exprimer d’une seule voix. » Justin Morin entend. La sœur de P. Ce drame était-il un accident lui demande l’avocat de la famille d’Angèle. Oui. Il entend le oui. Il entend que l’on n’abandonne pas son frère, fut-il un monstre.

Justin Morin a quitté la radio. Mais il est enchaîné à cette histoire. Il veut la prolonger. Comment ? Il ne sait pas encore. Il rencontre Betty et Sacha, ne leur cache rien, leur dit qu’il va aussi parler à Lisa, la sœur de P. Qui ne veut rien savoir. Alors, il l’imagine, il délaisse le réel pour la fiction. Il la revoit lors du procès avec son petit carnet noir qu’elle remplit avec frénésie. Leur enfance, la séparation des parents, l’alternance, la cabane au grenier chez la maman où ils veulent désormais résider en permanence. Il dresse des profils, la mère larguée, le père dépressif, la sœur rassurante et le frère timide, solitaire, petit oiseau fragile. L’artifice littéraire au service de la compréhension. Comment, pourquoi P a-t-il fait ça ? Il s’excuse, sa repentance est prise de haut. Un bon acteur selon Sacha. Justin Morin est allé bien au-delà de ce drame de la route. Il nous fait découvrir un couple d’une noblesse solaire qui ne cache ni sa haine ni son amour. Betty et Sacha, vivants, avec leurs enfants. Une famille amputée, endeuillée sous le regard d’un jeune journaliste fauché par un procès qu’il allait couvrir de façon mécanique. Et qui l’a transporté au-delà de tout. À la rencontre de gens peu ordinaires.

 » On n’est plus des gens normaux  » de Justin Morin, Éditions La manufacture de livres, 247 pages, 16,90 euros.

 

 

« Dire Babylone » de Safiya Sinclair : un récit poétique de feu et de résilience

Elle est arrivée la veille des États-Unis. Il serait logique qu’elle soit chiffonnée par un jetlag revanchard. Il n’en n’est rien. Safiya Sinclair surgit, solaire en cette fin de matinée parisienne. Vêtue d’une mini-jupe noire et d’une chemise blanche oversize, la poétesse jamaïcaine en impose. Mais n’allez surtout pas lui faire remarquer cette allure de créature sexy, le politically correct américain coule dans ses veines. « Le genre de remarque qui ne passerait jamais aux États-Unis, surtout chez un homme », lâche- t-elle, sans la moindre trace de plaisanterie. Safiya Sinclair a affronté son père, ce tyran rasta, désormais plus rien ne lui fait peur.

« Dire Babylone » est plus qu’une autobiographie, c’est un cri. Celui d’une petite fille brimée devenue une femme libre et heureuse. La poésie est une partition aux contours énigmatiques que Safiya Sinclair vénère. Mais raconter son enfance, sa famille, ce père tyrannique, lui a apporté une autre fièvre.  « J’ai pensé à ce livre pendant dix ans. Puis je l’ai mis de côté pendant cinq ans. En 2018, j’ai décidé que je l’écrirai. Le COVID m’a forcé à me poser. Je n’ai pas quitté mon bureau pendant six mois. J’ai rédigé dans un état de transe absolue, fiévreuse, comme si j’imaginais un très long poème. Impatiente d’aller au bout. »  Safiya Sinclair a ainsi délaissé le vers pour la prose. « Écrire de la poésie relève du mystère, de l’incertitude, je suis les sons qui viennent à moi. Avec la prose, c’est tout à fait différent. La signification de ce que l’on veut dire passe en premier. J’ai donc construit le récit, les dialogues, la façon dont je voulais peindre les personnes de ma famille, la musique est arrivée après. »

« Le rasta n’est pas une religion. Le rasta est une vocation, un mode de vie. » Voilà ce que répétait son père. Et de toutes les tendances, c’est celle de la Maison de Nyabinghi, la secte la plus stricte et la plus radicale du Rastafari, qu’il choisit. Musicien doué qui flirte avec la célébrité, Djani Sinclair perd assez vite pied. Avril 1996. L’empereur éthiopien, Hailé Sélassié, un demi-dieu pour certains, arrive en Jamaïque. Même la reine Elizabeth II n’a pas reçu un tel accueil. Les Rastas sont dix fois plus nombreux que les policiers. « Une légion, venue de très loin, de la pointe la plus occidentale de Negril, des Rivages de Lucea…de partout. C’étaient les réprimés et opprimés de la nation depuis la création du mouvement en 1930 par Leonard Percival Howell. » Ce qu’ils veulent ? Se libérer des colons blancs. Alors, ils se sont tournés vers l’Ethiopie avec ce Dieu réincarné en homme, Ras Tafari Makonnen. Un mythe, une militance aussi. L’État raciste blanc est désigné sous le nom de « Babylone ». Djani Sinclair y voit une planche de salut existentielle, il conçoit désormais le reggae comme un appel religieux et non comme une simple musique. Il ne parle pas de foi mais de livity, la source d’où jaillit le Rastafari. Leur mode de vie s’intitule Ital. Et c’est un homme en colère. Convergence des souffrances, l’Occident représente la source de tous ses malheurs ainsi que ceux des Noirs. Décadence et luxure de « Babylone » qui désigne autant le maquillage ou la danse que la royauté britannique ou les violences policières. Il s’enferme dans une paranoïa aiguë et violente qu’il fait subir à sa femme Esther et ses enfants. Safiya est l’aînée d’une fratrie de quatre, elle est aussi la première à le questionner. « À neuf ans, j’ai commencé à être sceptique. » La dimension narcissique du père est phénoménale. Elle se niche dans le vocabulaire utilisé. Quand il parle de lui, il dit « Moi l’homme, ou le Moi. » Quand il parle de sa propre fille, il met autant de distance que possible. Il dit « elle ou la fille. » On reste pantois.

La douleur du père devient le mètre-étalon de la maison. Elle définit ses humeurs, ses mots blessants, la ceinture rouge. Elle claque dans la nuit, frappe le jour, elle est toute puissante. « Il a fallu que je me penche sur son enfance, que j’essaie de comprendre d’où venait cette rage, et pourquoi il avait choisi d’être un Rastafari parce que cela a complètement changé le cours de ma vie. »  À la maison, il y a deux portraits, celui de Bob Marley et celui de l’empereur éthiopien Hailé Sélassié. « Il était le seul dirigeant Noir au monde. En Jamaïque où les Noirs vivaient sous le joug colonial, il est apparu pour certains comme l’espoir, le symbole de leur libération. Mon père lui a donné un sens au-delà de tout. » Esther épouse la cause puis se met à veiller. Elle trouve des parades à la colère de l’époux pour ses enfants, initie Safiya à la poésie. « Elle m’a appris à lire les vagues du rivage comme on lit un poème. Adolescente, je n’ai pas compris à quel point elle nous protégeait. Je la pensais faible. Mais c’est tout le contraire. Il lui a fallu une force hors norme pour partir, quitter cet homme violent. Beaucoup de femmes n’y arrivent pas. » Safiya a douze ans, elle obtient une bourse dans une école privée. Sa coiffure constituée de dreads perturbe cet environnement blanc. La violence à la maison ne faiblit pas. À 16 ans, elle compose « Daddy ». Elle est la première femme poétesse à publier dans le Jamaican Observer. Elle est une artiste. Comme son père. Lui ne voit qu’une fille à qui on enlève toute sa pureté. Une obsession. « C’est un sentiment commun à tous les extrémistes religieux, une façon pour eux de dominer le corps de la femme. »

« J’ai alors compris qu’il me fallait trancher la gorge de cette femme. Il me fallait la tailler en morceaux, m’arracher de moi. » À dix-neuf ans, la peur a cédé la place à la rébellion. Pour la première fois, elle a riposté à son père, le Rastaman. Mais elle doit aller plus loin. Elle porte des dreads depuis l’âge de huit ans. Le symbole ultime, la marque sacrée de Rastafari. La marque personnelle de la douleur de Safiya, le début de la séparation. « Il y avait tant de cheveux, des cheveux morts, des cheveux de mon ancien moi… de sable, de sang, de larmes, toute une vie … » Le texte de l’écrivaine se nourrit de sa propre poésie. Les mots de Safiya Sinclair scintillent au-dessus de l’eau, envoûtants, capiteux comme un parfum Shalimar. Elle n’a pas encore vingt-ans. Pour son père, elle est devenue une Jezabel. Après les coups, la faim, la pauvreté et les privations, la voilà aux États-Unis grâce à une bourse. Et là encore, il faut revenir à ce père et cette Amérique du péché originel. « Ce fut une expérience douloureuse mais intéressante. J’ai touché du doigt sa fureur, j’ai compris. En Jamaïque, je n’ai jamais eu à m’interroger sur la couleur de ma peau alors qu’en Amérique il est apparu très vite et très clairement que c’est ce qui me définissait avant toute chose et je l’ai exprimé bien sûr à travers ma poésie. » Le racisme ancestral d’une nation qui s’est construite sur l’esclavage, Safiya le ressent dans sa chair. « Le racisme est une réalité de notre monde. Et il importe peu que je m’en préoccupe ou pas, l’important c’est que certains y songent en permanence. » C’est pourtant dans cette Amérique décriée que fille et mère vont trouver refuge. Loin de la machette paternelle. Loin de sa fureur.  « Je n’ai aucun regret, aucune culpabilité. J’ai l’impression d’avoir retenu mon souffle pendant tant d’années. Ce livre a été cathartique. » Que pense ce père de cette fille qui s’est écartée du chemin de la vertu, de ce sombre récit traversé par des éclairs de lumière. Elle préfère la réconciliation au pardon. « Je ne sais pas, ce n’est plus mon problème, » dit-elle avec un large sourire. Mais à la page 499 un petit indice. Elle rapporte les propos de « L’Homme » : « L’Elle de Moi fait tellement mon bonheur. » Safiya Sinclair est une guerrière feutrée. Elle refuse que sa tragédie personnelle, ses traumatismes d’enfance la définissent entièrement. « Seule la poésie peut le faire. » « Dire Babylone » donne des frissons.

« Dire Babylone » de Safiya Sinclair, traduit de l’anglais (États-Unis) par Johan-Frederik Hel Guedj, Éditions Buchet-Chastel, 528 pages, 25,50 euros. 

 

« Nul ennemi comme un frère » de Frédéric Paulin : là où tout a commencé.

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Beyrouth, le 13 avril 1975, des membres du FPLP mitraillent une église du quartier chrétien d’Aïn el- Remmaneh. Le même jour, un bus palestinien subit les représailles des phalangistes de Gemayel. Le Liban est sur le point de se fractionner à jamais. Dire que le dernier roman de Frédéric Paulin tombe à pic serait un peu cavalier compte tenu de l’actualité. Mais il y a quand même un peu de ça. Comprendre ce qui a existé avant, comment tout a commencé, comment tout a vrillé. Premier opus d’un nouveau projet littéraire, Frédéric Paulin qui s’était déjà fait remarquer avec des romans sur le djihadisme, ouvre une nouvelle porte. Plus historique encore mais avec toujours le même souci de sortir le lecteur de sa zone de confort pour le confronter à des événements en apparence loin de lui. Aux conséquences pourtant bien proches. Après l’Algérie, le Pays du Cèdre dans la focale d’un romancier at his best.

La France et le Liban, une histoire d’amour, une histoire de dupe. Emmanuel Macron est le dernier président français à s’être rendu dans le pays en promettant aux Libanais de les sauver. Seriously. L’écrivain a choisi de mettre en scène une galerie de personnages pour incarner toute la complexité de la région dans le premier tome d’une trilogie à venir. Michel Nada, avocat libanais, issu d’une des plus grandes familles chrétiennes maronites. Sandra Gagliago, la juge d’instruction et surtout la fille du député Georges-Marie Gagliago, son futur beau-père. Vieux briscard de la droite française, proche de Charles Pasqua, son marche pied pour une place dans le paysage politique français. Un Libanais n’est pas un Arabe, Michel Nada peut se prêter à rêver de siéger à l’assemblée. Premier malentendu.

Le deuxième vient des espérances d’un homme qui a trop longtemps cru en cette belle amitié franco- libanaise. Nassim Nada, le père de Michel, un riche entrepreneur du Liban. Ses fils ont tous un rôle à jouer dans la fratrie et pour le pays. Celui de Michel est de partir, de rejoindre la France et de faire du lobbying en leur faveur. Édouard et Charles, les deux frères restés au Liban, ne se font aucune illusion. La France n’est plus ce qu’elle était. Le salut viendra de l’Amérique et même d’Israël. Le père illustre le passé couleur café de ce pays cerné par de grandes puissances régionales, comme la Syrie et l’Iran. À son époque, l’argent n’avait pas de religion, sa secrétaire était même chiite. Au moment où le roman démarre, tout est la faute des Palestiniens et de leur chef. Yasser Arafat, le chef de l’OLP qui se bat pour un État palestinien, empoisonne le Liban. Il suffit de le dégager. « Il n’y aura pas de guerre, tonne Édouard, nous allons les balayer, les expulser avec l’aide des Syriens et des Israéliens. » Et tout redeviendra comme avant, le pouvoir aux chrétiens.

Le troisième malentendu, la certitude que la guerre épargnera cette terre où il fait bon vivre. Un homme, un Français, conseiller politique de l’ambassade Fontaine à Beyrouth, est pourtant inquiet. Il aime ce Liban encore multiculturel. Mais Philippe Kellermann, alcoolique, défoncé aux benzodiazépines sait reconnaître les signes avant-coureurs d’une déroute comme l’assassinat de l’ambassadeur français, Louis Delamare. Il est une encyclopédie vivante du territoire. Mesure les forces en présence qui ne sont pas favorables au camp de Pierre Gemayel. « Les chrétiens doivent faire face aux « progressistes », au Mouvement national, aux Palestiniens, aux Druzes du Parti socialiste progressiste de Kamal Joumblatt. Il y aussi des groupes de baasistes pro-syriens et pro-irakiens, des communistes et des chiites. » Lui, rêve de François Mitterrand pour sauver le pays. Il partage cette passion avec un drôle de type, le capitaine Dixneuf, un officier du SDECE (service de renseignements extérieurs). Un balafré. Les deux comprennent que le pays bascule dans un grand trou noir, que leur connaissance des lieux ne leur sert plus à rien, que tout a changé. Laissant Paris et le reste du monde dans un flou absolu.

Qui connaît les chiites à ce moment-là ? Le plus célèbre d’entre eux est un imam venu d’Iran et réfugié en France : l’Ayatollah Khomeini. Un vulgaire obscurantiste pour les autorités françaises. L’homme au turban vit retranché à Neauphle – le- Château en tant que réfugié politique. Personne ne mesure l’envergure du personnage, le chef d’orchestre de la révolution islamique iranienne à venir. Alors, les chiites du Liban, autant dire que les Français s’en moquent. Ils ont tort. La guerre Chiites/Sunnites se profile déjà à l’horizon. Le roman de Frédéric Paulin devient passionnant. Il nous plonge dans la naissance de l’actuel Hezbollah. À l’époque, « Beyrouth est fière de son histoire chrétienne et sunnite. Les chiites n’y ont jamais été chez eux même s’ils représentent aujourd’hui un tiers des habitants. » Le Hezbollah n’est pas encore le Hezbollah, il s’appelle Amal qui veut dire espoir. Parti politique mais aussi milice forte de plusieurs milliers d’hommes. Eux aussi ne veulent pas des Palestiniens. Pas plus qu’ils ne souhaitent la présence d’étrangers sur le sol libanais. Ils se sentent occupés, humiliés. Déjà. La colère gronde au sein de ce parti, il existe des éléments plus radicaux. Un certain Hassan Nasrallah, membre du bureau central, attend son heure. Tous sont des partisans de l’imam Khomeini et du velayat-e faqih, qui reconnaît la primauté des théologiens sur la communauté chiite. « Tous ont conscience de leur importance dans l’histoire de leur communauté, celle qui va être écrite. » Ils n’attendent qu’une chose : faire sécession, certains d’être soutenus par Téhéran, l’avenir des chiites partout dans le monde. Grâce à Frédéric Paulin, toute la galaxie des hommes qui comptent à ce moment-là est présente. L’un des plus grands ennemis d’Israël, Imad Mughniyeh, ex-officier de la Force 17, l’unité d’élite palestinienne chargée de la sécurité de Yasser Arafat, responsable des attentats les plus meurtriers de la région. Le cheikh Mohammad Hussein Faldlallah, considéré comme le guide spirituel du Hezbollah dans les premières années du mouvement. Ou encore l’imam Ragheb Harb, assassiné par les Israéliens en 1984. C’est un vaste puzzle que le romancier place pièce après pièce avec une virtuosité de chef d’orchestre.

On suit alors la montée en puissance des chiites à travers deux formidables personnages. Une femme, Zia al -Faqîh et un homme, Abdul Rasool al-Amine.  Au début, Zia possède une sorte de liberté, elle croit en la cause. Elle a travaillé à l’ambassade française, Philippe l’a touchée. Un frisson, un espoir. Mais la poigne de Abdul Rasool al- Amine, lui qui organise la lutte clandestine à l’intérieur d’Amal, lui qui croit dur comme fer à la main tendue iranienne, l’enferme dans une idéologie mortifère alimentée par les exactions dans le camp de Sabra et Chatila. Un massacre organisé par les Chrétiens sous l’œil passif des Israéliens. Vengeance, vengeance. Le sang coule noir, la terre se gorge, rouge. L’Occident découvre les shahids, les bombes humaines, les kidnappings. Les Américains, les Français, le message est clair : personne n’est à l’abri dans ce nouveau Liban. La France finit par aider Arafat à quitter le pays, hôte devenu indésirable. Elle croit acheter la paix sur son propre territoire. C’est un billard à mille bandes où la Syrie, l’Iran et les grandes puissances Occidentales scellent des alliances, les défont au gré de leurs intérêts respectifs. Les services secrets du monde entier sont à la manœuvre. À Paris, Mitterrand se pique au jeu de l’espionnite. Jongle avec les acteurs en place. Arafat mais aussi Abou Nidal. « Nul ennemi comme un frère » qui débute avec le bourbier libanais éclaire de façon lumineuse et douloureuse les événements récents. Frédéric Paulin nous rappelle que la puissance des histoires se nourrit de la Grande Histoire. Un besoin de fiction jamais inassouvi comme pour essayer de comprendre l’incompréhensible et la tragédie humaine qui se répète à l’infini.

« Nul ennemi comme un frère », de Frédéric Paulin, Éditions Agullo Noir, 472 pages, 23,50 euros.

 

« Ce que dit Lucie » de Christine Barthe : nage en eaux troubles

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Lire le court roman de Christine Barthe après les Jeux Olympiques est déstabilisant. Et si une telle chose était arrivée lors des compétitions de natation. Et si une main ou un pied anonyme avaient fait chuter Léon Marchand, le privant ainsi de ses médailles olympiques. Les nageurs sont des fauves. « Ce que dit Lucie » l’évoque par petite touche.

Elle commence par couler. Lucie Mandel a six ans. Elle est sauvée. L’eau est la vie selon Thales. À neuf ans, elle sait nager, elle rafle toutes les médailles. À neuf ans, une main, une autre, ne la sauve pas mais la précipite dans le noir. Ce jour-là, elle perd. Qu’importe. Le professeur de sport lui trouve un club pour s’entraîner. Elle enchaîne les longueurs. Elle est dossiste. Elle remporte la cinquième place. Elle fait la connaissance d’Anaïs. « Notre amitié se scelle », écrit Lucie dans son journal.

C’est pourtant par une arrestation que commence le roman de Christine Barthe. Celle de Lucie Mandel la dossiste, accusée d’avoir noyé ou laissé se noyer son amie Anaïs Bellis la crawleuse, dans l’eau froide de Hendaye sur la Côte Basque. Les policiers sont venus chez elle. Elle a demandé à ne pas avoir de menottes. Le vieux Nice est un village, elle connaît tout le monde. L’inspecteur Aulnes dirige l’interrogatoire. Le roman est ainsi rythmé par des chapitres courts. Les questions du policier et les réponses de Lucie. Et son journal qui apporte des pistes, un éclairage sur cette histoire entre deux amies.  » Personne ne peut comprendre ce que j’ai ressenti le jour où j’ai coulé, et ensuite, quand tout mon corps s’est mis à épouser l’eau. Anaïs, elle, le sait, chacune de ces cellules appelle la mer. Ce n’est pas un sujet entre nous, c’est un état. Sauf quand l’océan est vraiment très froid. »

À l’agressivité de l’enquêteur, la jeune fille répond par une froideur digne des eaux glacées d’une mer de Bretagne. Elle qui a passé son adolescence à se transcender dans les bassins, à nager encore et encore, la distance ne lui fait pas peur. La résistance est son armure. A-t-elle couché avec Anaïs, était-t-elle jalouse, possessive, ou au contraire voulait – t-elle s’envoler, s’émanciper ? L’inspecteur Aulnes s’obstine, attaque, les coups bas sont de rigueur. Lui cherche la vérité, pour la justice. Il est convaincu que Lucie a tué son amie. Il existe une image. Ce à quoi elle rétorque : « Il peut y avoir différentes versions à partir d’un même fait, en l’occurrence, ici, d’une image, ce n’est pas compliqué. »

Christine Barthe avait été sélectionnée par la Bourse de la Découverte de Monaco en 2019 avec « Que va-t-on faire de Knut Hamsun ? » Elle a été psychothérapeute. Son roman est construit sur un face à face psychologique dont elle maîtrise clairement le tempo. Les relances, les mises en abîme, les méandres de l’émotion, elle en fait son affaire. Et nous aussi. On est sous le charme de cette Lucie. Elle ondule, elle épouse l’eau sombre de l’océan mais elle n’oublie jamais ses humeurs. Méfions-nous de l’eau.

« Ce que dit Lucie » de Christine Barthe, Éditions Seuil/Fiction & Cie, 176 pages, 18,50 euros.

 

« L’Italien » de Arturo Pérez-Reverte : des héros méconnus

Il est sans doute l’une des personnes les mieux placées pour parler de la zone grise. Celle où des hommes et des femmes ne se conduisent ni bien ni mal. Celle où les choix définissent une personne. Parfois contre toute attente. Arturo Pérez-Reverte signe un roman de guerre et d’amour pendant le Seconde Guerre mondiale entre Algésiras en Espagne et le rocher de Gibraltar. Une histoire basée sur des faits réels transcendée par un écrivain habité par son sujet.

C’est un récit peu connu qui lui fut raconté par son père et empreint d’une certaine morale : les héros se cachent pour mourir. Cette fois, ce sont des Italiens, des bombes humaines envoyées comme des torpilles sur les bateaux ennemis qui mouillent dans le port de Gibraltar. Des fous pour certains, des hommes courageux pour d’autres. Arturo Pérez-Reverte n’a pas choisi la facilité, il prend le lecteur à rebrousse-poil. Il nous agace souvent. Ces Italiens, des héros ? Vraiment ?

Elena Arbues ne se pose pas la question. Elle voit cet homme encore vivant mais mal en point sur le rivage. « L’étrange Ulysse sorti de la mer, vêtu de caoutchouc noir, saignant du nez et des oreilles. » Elle le récupère et l’emmène chez elle. Le soigne. Passe un coup de fil. Mais ne prévient pas les autorités. Comme si elle savait, comme si elle anticipait le chemin que prendrait son cœur. Il s’appelle Teseo Lombardo, 2° Capo Regia Marina. Puis il disparaît de sa vie, pendant soixante-quatre jours.

Teseo Lombardo appartient à un groupe de plongeurs de combat italiens qui s’infiltrent par la mer dans le port de Gibraltar à dos de torpille auto-propulsées, pour déposer des charges explosives sous les bateaux ennemis. Un maiale en Italien. Une guerre occulte et silencieuse menée par des soldats qui ont choisi leur camp en 1943 quand le maréchal Badoglio capitule devant les Alliés. Les commandos sous-marins italiens se divisent alors en deux : il y a ceux qui suivent les Alliés et les autres qui demeurent fidèles à l’engagement avec les Allemands. Arturo Pérez-Reverte aime les nuances. Il rappelle que tous n’étaient pas partisans du Duce, de Mussolini. Pour eux, il était davantage question d’honneur, celui de leur pays, l’Italie. Et c’est exactement la motivation première de Teseo Lombardo, le Vénitien volontaire de la dixième flotte, membre du groupe Orsa Maggione, l’escadrille du dernier quart de lune en embuscade à Algésiras face aux marins de la Royal Navy.

Le romancier a été journaliste, correspondant de guerre pendant plus de vingt ans. Il enquête et magnifie. Il s’appuie sur des faits et en imagine. Pourquoi Elena participe-t-elle à ces opérations de sabotage ? Par amour, par goût de l’aventure, par revanche. Son mari est mort au cours de l’attaque contre la Marine française à Mers-el-Kébir, tué par les Anglais. Le romancier/journaliste la retrouve et l’interroge. Elle se dérobe. Vérité, fiction, il alterne. Interroge, s’interroge. Ces Italiens, des héros ou des salauds ? Il décèle une lueur de défi chez Elena. Il se tourne vers les Anglais, vers le fils de Alfred Campello qui fut le chef de la Security Branch à Gibraltar, un homme puissant, redoutable et cruel. Un homme dans la zone noire où tout lui fut permis, en toute impunité. Lui-même père, il a raconté à son fils que les Italiens avaient la réputation d’être de piètres soldats. Puis a immédiatement nuancé :  » Un jour, je te raconterai de quoi ils étaient capables. »

De se sacrifier de la pire des façons. Juchés dans l’eau noire sur des engins de mort, kamikazes aquatiques avec très peu de chances de survie. Seuls les plongeurs de combat, les marins, peuvent comprendre, semble penser l’écrivain. « Que l’Italie soit une catastrophe en s’habillant avec ce clown de Mussolini, c’est une chose, qu’il y ait des Italiens courageux, prêts à tout, aussi patriotes que les Anglais, c’en est une autre. » Arturo Pérez-Reverte n’a pas de doute. Il a trop longtemps parcouru les zones grises pour savoir que l’ héroïsme est toujours rouge. Comme le sang, celui des hommes qui meurent fidèles à leurs idées. Parfois patriotes à leur façon.

 » L’Italien « , de Arturo Pérez-Reverte, traduit de l’Espagnol par Robert Amutio, Éditions Gallimard, 448 pages, 24 euros. 

 

« En attendant le déluge » de Dolores Redondo : une femme qui aime les tempêtes

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Il pleut toujours beaucoup dans les romans de Dolores Redondo. « En attendant le déluge” » n’échappe pas à la règle cardinale de la romancière. À la poursuite d’un tueur en série, l’inspecteur Noah Scott Sherrington débarque de Glasgow à Bilbao dans le Pays basque espagnol. À quelques jours de la Semana Grande, à quelques jours de la grande inondation qui engloutit la ville en 1983. Une catastrophe climatique, véritable métaphore de la fin d’un monde, celui de personnages troubles et troublants.

Une obsession et un résultat. L’enquêteur Noah Scott Sherrington a eu raison contre tous. Au terme de quatorze ans d’obstination et de quasi-déraison, il est sur le point de mettre John Clyde, surnommé Bible John par la presse écossaise, hors d’état de nuire. Mais alors qu’il lui a déjà passé les menottes, le policier s’écroule. Raide, mort. Dolores Redondo a délaissé l’inspectrice Amaia Salazar de sa célèbre « Trilogie du Baztan » et s’est inspirée d’une histoire vraie. Trois femmes furent tuées entre 1968 et 1969. Jeunes et brunes, elles fréquentaient la discothèque Barrowland. L’affaire ne fut jamais résolue et le pays vécut sa plus grande chasse à l’homme de toute son histoire criminelle. En 1983, la toute jeune Dolores Redondo n’a pas connaissance de ce fait divers lorsqu’elle descend du train à Bilbao. Elle vient en vacances et la ville a été détruite par les eaux. Mais les images de ce désastre vont rester gravées dans sa mémoire. Elle mettra trente-neuf ans à écrire cette fiction en partie inspirée d’une double réalité.

L’inspecteur a survécu. Récupéré par des braconniers qui passaient par là, il est conduit en toute urgence à l’hôpital où il est littéralement ressuscité. Mais pas pour longtemps lui expliquent les médecins. Souffrant d’une cardiomyopathie, il n’a que quelques mois à vivre. Sa seule chance : une transplantation cardiaque. Mais dans ces années-là, l’opération n’est pas encore très au point et les toubibs de l’hôpital le laissent partir avec une ordonnance de médicaments à prendre en attendant une fin certaine.

Bible John est un drôle de psychopathe. Sa première victime espagnole, il l’a ratée. « Les plaintes de cette fille lui taraudait le cerveau comme une perceuse, leur écho observant le mortifiait. » L’horloge interne du bonhomme s’est déréglée. À croire qu’une fois sorti de sa zone de confort – l’Écosse -, il n’en loupe pas une et multiplie les erreurs. Il a pris une nouvelle identité, il s’appelle désormais Murry. Il aime bien sa nouvelle personnalité. Il se sent renaître. Loin de sa famille, des femmes de sa famille. Noah quant à lui, n’a rien dit à sa hiérarchie, après tout il est moribond, et a suivi son instinct. Il est venu à Bilbao, convaincu que Bible John s’y est réfugié. Il pressent que les deux cités se fondent dans l’esprit perturbé du tueur. Il n’a pas tort, les disparitions de jeunes filles commencent à faire la Une des journaux. Il fait connaissance de L’ertzaina (gardien)  Mikel Lizarso, policier idéaliste. Ce dernier est très fier d’appartenir à l’Ertzaintza, la nouvelle police autonome du Pays basque, prête à apaiser les tensions que subit la population face à la police d’État. Une information a circulé depuis quelques jours : une rencontre entre l’IRA (Irish Republican Army) et l’ETA (Patrie basque et liberté) est dans les tuyaux. Avec son optimisme acharné, Mike rappelle Noah à ses débuts. Une amitié s’installe. Mikel l’initie à la tradition du txikiteo qui consiste à aller de bar en bar, boire des petits verres de vin et engager la conversation avec tout le monde. L’inspecteur écossais se fait violence. Surtout lorsqu’il découvre Maite. Mais « pas facile de mener une enquête quand on sait que l’on va mourir bientôt à cause d’une cardiomyopathie et que l’on s’effondre tous les quatre matins. Le candidat idéal pour une transplantation cardiaque. Je vais mourir, je cours après un tueur en série et je suis tombé amoureux pour la première fois de ma vie. Admet qu’il y a là de bonnes raisons d’aller voir un psy. »

Dolores Redondo a vendu plus de deux millions de livres et « Baztan » a été adaptée et diffusée sur la plate-forme Netflix. Elle fait partie de cette vague d’écrivains de romans policiers régionaux comme l’a parfaitement décrypté Émilie Guyard, maître de conférence à l’UPPA, spécialiste de l’Espagne et de son polar. « Pendant très longtemps, le polar espagnol se déroulait à Madrid ou Barcelone, puis il y a eu un mouvement de décentralisation et il s’est implanté dans des régions périphériques, et notamment dans le Pays Basque et la Navarre. C’est devenu un polar rural mais avec une mise en avant du patrimoine culturel local. » Si l’intrigue est classique, un tueur en série et un inspecteur pugnace et attachant, la romancière sort encore une fois (après Katrina aux USA) de cette territorialité qu’elle affectionne mais comme pour mieux y revenir. Les éléments de dramaturgie restent les mêmes : la tempête et l’eau comme s’il n’existait aucun endroit sûr, comme si la nature était partout la même : déchaînée, plus forte que l’homme. On patauge dans cette ville espagnole basque, les cadavres flottent, on passe de café en café comme ces Britanniques, Anglais, Écossais et Irlandais, meutes prémonitoires d’un tourisme de masse à venir. Les flots engloutissent les hommes et leurs espoirs. Pas tout à fait. Noah, Noé, une arche invisible aux pulsations cardiaques au ralenti mais bien vivantes.

« En attendant le déluge » de Dolores Redondo, traduit de l’Espagnol par Isabelle Gugnon, Éditions Gallimard Série Noire, 560 pages, 21 euros.

 

« Jeune couple s’éclate en plein air » d’Aravind Jayan : une comédie douce-amère sur l’Inde d’aujourd’hui

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Une femme aime un homme. Et réciproquement. Ils sont jeunes tous les deux. Ils sont Indiens. Qu’est-ce que l’amour dans un pays de plus d’un milliard et demi d’habitants. Tout sauf l’histoire de deux personnes.

À fortiori, quand les ébats du couple se retrouvent sur une vidéo mise en ligne et qui devient très vite virale. La vie privée qui existe déjà si peu, se dissout alors dans un trou noir cybernétique au plus grand désespoir des deux protagonistes et surtout de leurs familles. La copine s’appelle Anita. Le copain Streenath, surnommé aussi Sree. Au moment de cette déflagration cyber-sexuelle, Appa et Amma les parents de Streenath viennent d’acquérir l’objet de toutes les réussites, une nouvelle voiture. Une Honda que le père est content de garer devant la maison. De quoi épater les voisins. Ces mêmes voisins dont ils redouteront plus tard les commentaires acerbes. Les frasques de leur fils ne pouvaient pas plus mal tomber. Douze minutes filmées par un individu mal intentionné et où l’on voit le couple adossé à un grand rocher. Il n’y a pas de sexe réellement mais c’est suffisant pour affoler la toile puritaine indienne. D’autant qu’une scène montre un Stree bien audacieux s’exhibant pendant une longue minute. « Log kya kahenge ? » Qu’est-ce que les gens vont dire ? Le couple devient très vite autant victime que coupable.

Nous sommes à Trivandrum, la capitale du Kerala. Le lotissement où vient se nicher la classe moyenne indienne qui porte un nom évocateur : Blue Hills, les collines bleues. Mais tout va devenir très vite cramoisi. La cellule familiale qui en apparence fonctionne encore selon les coutumes traditionnelles, a depuis longtemps déraillé. L’Inde est un pays émergent. La société de consommation est à portée d’un plus grand nombre. Les parents ont envoyé leurs enfants à l’école. Mais la fenêtre du savoir a bouleversé les rapports intrafamiliaux. Parents et enfants se sont mis à vivre côte à côte, la parole s’est tarie. Posséder est devenu le Graal.  « Comme pour la voiture des années plus tard, mes parents avaient contracté un gros emprunt pour acheter la maison de Blue Hills, pensant sans doute que Stree et moi les aiderions à le rembourser. » Exister individuellement n’a jamais été une forme motrice, une évolution naturelle de cette société désormais lancée à grande vitesse sur les routes de la modernité. Tout a toujours tourné autour du groupe. La diffusion incontrôlée de cette vidéo relève d’une forme de mise à mort de toute velléité d’émancipation.

Le narrateur est le frère de celui par qui le scandale est arrivé. Il est une sorte de médiateur au regard distancié, tantôt en empathie avec son aîné, tantôt exaspéré par ce dernier. Avec ce premier roman, Aravind Jayan nous rappelle que l’une des grandes puissances au monde est traversée de courants contradictoires. Il faut tenter de vivre sa vie de jeune femme ou homme moderne dans un pays de castes et de patriarcat. Il faut aussi affronter le père quand on est un fils destiné à une obéissance aveugle et un futur non choisi. Sur un ton drôle et grinçant, « Jeune couple s’éclate en plein air » a figuré en 2023 dans la shortlist du prix Bollinger qui récompense chaque année outre-Manche la meilleure fiction comique dans l’esprit de P.G.Wodehouse. Un nouvel incident a secoué Blue Hills. Une histoire de trafic de marijuana. Les voisins sont passés à autre chose. Amma a eu l’air agacé. Appa a parlé d’acquérir une nouvelle voiture. Une Benz de troisième main. « Qu’il n’aura jamais les moyens d’acheter. »

 « Jeune couple s’éclate en plein air », d’Aravind Jayan, Traduit de l’Anglais (Inde) par Benoîte Dauvergne, Éditions Actes Sud, 272 pages, 22.50 euros.

 

 

« Aranea, Le Neuvième Livre » d’Alexandre Murat : une nouvelle aventure d’Alex et Mary

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Alexandre Murat est issu d’une sacrée lignée. Il est le descendant direct du maréchal Murat, prince d’Empire, roi de Naples et beau-frère de Napoléon pour avoir épousé sa sœur, Caroline Bonaparte. Un pedigree qui lui offre une source d’inspiration infinie. Sélectionné pour le prix « Les nouvelles voix du polar » avec « Aranea, La Légende de l’Empereur », l’auteur revient avec « Aranea, Le Neuvième Livre », et nous fait voyager entre 1939 et 2021, entre le monastère de Gyantse au Tibet, les Invalides et l’Argentine, sans oublier les États-Unis. Un roman policier historique parfait pour les vacances.

Alex et Mary habitent à Boston. Lui, enseigne l’histoire des Civilisations à la prestigieuse université américaine d’Harvard. Mary, quant à elle, est à la tête d’une entreprise privée de sécurité. Elle s’occupe en particulier de la protection rapprochée de certains scientifiques travaillant sur des programmes hautement « sensibles ». Si l’un a souvent la tête dans les nuages, l’autre a bien les pieds sur terre. Mais une ancienne enquête va venir bousculer leur petit train-train et leurs soirées en amoureux devant un verre de vin blanc. En 2018, un certain James Wisselmore les avait embauchés afin de retrouver sept aigles en argent légués par Napoléon à ses proches juste avant sa mort. Ces aigles devaient mener à l’un des plus grands secrets dissimulés par l’Empereur : un des neuf Livres écrits par la société des Neuf Inconnus. Un livre qui aurait été la source d’un pouvoir fabuleux pour Napoléon. Le couple avait alors affronté le bras armé de cette société en la personne de la redoutable Sylvia, et croyait fermement cette histoire enfin derrière eux. Mais après le coup de fil d’un journaliste, leur cauchemar est sur le point de recommencer.

Bombay, en Inde. Sylvie, encore elle, a rendez-vous avec les membres de cette société secrète. Rajeev, le Grand Maître indien n’est pas de bonne humeur. Il lui reproche son incompétence à retrouver ce livre. Deux ans qu’il attend. Deux ans de trop. Mais Sylvia annonce qu’elle a une nouvelle piste très sérieuse : un monastère tibétain. Elle a raison mais arrive trop tard. Herman Göring est déjà passé par là en 1939…

Mélange savant de connaissances historiques impeccables et goût prononcé pour une technologie avant-gardiste sulfureuse, Alexandre Murat alterne avec malice les deux concepts et construit un roman qui n’est jamais à court d’idée et encore moins à bout de souffle. Prenez cette obsession du méchant Rajeev à mettre la main sur cet ouvrage, qui croît-il, lui ouvrira les portes de la transformation de l’humanité afin de créer un homme nouveau. Encourager la création d’un être humain augmenté. Délire ou idée de génie ? Alex et Mary ont un avis bien tranché. Nous, en tout cas, on a passé un sacré bon moment à lire les péripéties de ce couple prêt à tout pour sauver une civilisation gangrénée par les idiots.

« Aranea, Le Neuvième Livre », d’Alexandre Murat, Éditions Fleuve Noir, 317 pages, 20.90 euros.

 

« TEAHUPO’O, le Souffle de la Vague » d’Ingrid Astier ou le line-up de la mort

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On se souvient tous de Point Break, le film de Kathryn Bigelow avec Patrick Swayze et Keanu Reeves, le blond et le brun. Ces surfeurs incandescents et sexy, les corps offerts à la vague, en quête d’absolu et de liberté ultime. Ingrid Astier s’est emparée de ce mythe de la glisse avec une fougue d’initiée. À quelques semaines de la compétition olympique de la discipline, les éditions Au Vent des Îles ont eu la bonne idée de republier son roman paru, en 2019 chez Equinoxe. De quoi nous faire rêver avant les épreuves à venir.

« TEAHUPO’O, Le Souffle de la vague » se déroule à Tahiti. C’est là que se trouve la plus belle vague du monde. Elle est le mirage du « Bout de la route. Le rêve de tout waterman digne de ce nom ». S’y confronter revient à être la vague, à accepter de ne pas savoir où sont le haut et le bas, la montagne et le large. S’y confronter impose de posséder « l’esprit étincelle du samouraï ». C’est la Mecque des plus grands riders. Le Prince local s’appelle Hiro. Un homme débarque. Taj, le mec avec de l’ambition, de la technique, du courage et du style. « Les quatre données réunies qui seules impressionnaient ici. » Mais Hiro le devine immédiatement. Ce sera le début des ennuis parce que cet homme réveille en lui « le peuple des ombres ». Sa sœur Moea est enfin rentrée au pays. Un exil de sept ans, et un fils, Tuhiti, qu’elle lui a laissé et qu’il a élevé comme le sien. Sept longues années pour lui transmettre des valeurs, les siennes. Mais l’époque a changé. Une redoutable drogue a remplacé le bon vieux gros pétard. Elle fait des ravages au sein de la jeunesse locale. On l’appelle ice.

Taj représente ces forces noires qui ont pris possession d’un territoire saturé de parfums capiteux et enveloppé d’une moiteur lourde et collante. Il a aimé une femme par le passé, une femme qui vient de rentrer chez elle. Se croiseront-ils ? Hiro est aussi lumineux que Taj est sombre. Il fut un gosse de riche, de parents divorcés, sa vague à lui vient de Maui à Hawaï. « La plupart des grands surfeurs ont deux voies : la maîtrise totale de leur corps jusqu’à l’obsession ou la consumation. Taj faisait partie de la seconde catégorie. » Il canalise sa rage dans l’excès, la drogue bien sûr mais aussi en se noyant dans un corridor d’eau déchaînée, dans une cathédrale supposée imprenable. Il ne cherche pas la paix comme Hiro mais la dissolution de sa propre souffrance dans quelque chose de plus grand.

Roman Noir par excellence dont on devine une fin tragique, « TEAHUPO’O» est dominé par la plume incendiaire d’une Ingrid Astier en osmose avec son sujet. On l’imagine au bord de l’eau, les yeux rivés sur un Pacifique bouillonnant où des hommes au physique d’Apollon se mesurent à l’extrême limite, à celle qui ressemble à la fuite ultime. En se prenant pour des demi – dieux. Les premières lignes de ce superbe roman prennent forme. Le tube les attend.

« TEAHUPO’O, Le souffle de la vague, d’Ingrid Astier, Éditions Au Vent des Îles, 356 pages, 21 euros.

 

 

 

« Charlotte Chérie » de Sandrine Lucchini : plongée dans le monde dérangé des masculinistes

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Une disparition. Qui inquiète beaucoup Alice Lecoeur, officier de police du Xe arrondissement de Paris mais dont sa direction se moque totalement. En particulier, son chef de groupe, Toubois, homme de Neandertal, misogyne à souhait. Alice enrage et se tord le ventre. Elle connaît les symptômes. Ils lui parlent. Lui disent que cette disparition, c’est pas bon du tout. Au même moment, dans le quartier de Villiers, le corps d’une femme est retrouvé.

Charlotte Bacquet aurait désormais un visage et Alice aurait eu raison. Presque. Parce que le corps n’est malheureusement pas celui de cette Charlotte mais d’Elsa Jobin. Sa mort réveille néanmoins les gars de la Crim. Des images de la vidéosurveillance récupérées au Carrefour du coin ont montré deux hommes vêtus de treillis noirs, de rangers et cagoules, embarquer une femme vers un bâtiment en construction. On comprend que le premier chapitre n’était qu’un véritable contre-pied malin de la romancière Sandrine Lucchini, un leurre lancé à la compréhension du lecteur qui s’était trop vite imaginé encore une fois embarqué dans une énième histoire de dingos sadiques s’en prenant à la gent féminine.

La révolte des mâles a commencé. « Il est temps que le monde comprenne que les femmes sont les esclaves du viol au service des hommes. » Pute, salope, les insultes fusent. Femelle revient aussi beaucoup. Un vocabulaire qu’un cadre de Daech aurait tout à fait pu rédiger. C’est dire. Les mâles de nos sociétés soi-disant civilisées n’ont donc rien à leur envier. Regroupés au sein d’une galaxie digitale opaque qu’on appelle manosphère et qui vient des États-Unis, des messieurs clairement agités, souvent des « incels » des célibataires frustrés, s’en prennent violemment aux femmes sous forme de harcèlement cybernétique. On les appelle aussi les masculinistes. Dans ce deuxième roman, Sandrine Lucchini en profite pour nous faire un petit round-up instructif sur les phénomènes de cette catégorie poids-lourd. À Montréal en 1989, quatorze femmes sont tuées, Isla Vista en Californie en 2014, Canada encore une fois avec huit cadavres ou encore Plymouth en Grande-Bretagne avec cinq femmes abattues dont la propre mère du meurtrier. Mais un détail chagrine néanmoins le capitaine Hippolyte Léon. Le modus operandi ne colle pas du tout avec les « incels ». En général, ils passent de la tuerie de masse au suicide. Or, il y a un meurtre et une disparition. Y aurait-il deux criminels ? Avec un mobile commun, la haine des femmes, mais un mode opératoire différent. Lebon décide de faire appel au psycho criminologue Martin Muller.

Présentons ces lascars à la dérive. Sans grande finesse, l’un se prénomme Stalker, harceleur en Anglais et l’autre Slayer pour tueur. Ils ont vu la lumière au bout de leur propre tunnel de souffrance le jour où ils ont rencontré un homme qui se fait appeler Le Padre. Ils ont prêté serment. Sont passés du virtuel à la réalité et leur vie a pris un sens obscur et violent. Ils portent une chevalière sur laquelle est gravée une orchidée, une fleur associée à la virilité. À quel moment ces hommes ont-ils croisé le chemin d’Alice et de Charlotte ? Quel est leur point commun ? Un psychiatre. Marc Seigneur, fondateur de L’Odyssée Nouvelle, une association à l’extrême-droite de l’extrême-droite. Un rescapé d’une enfance perturbée qui perçoit les femmes comme un danger ultime et absolu.

Sandrine Lucchini est aussi scénariste. Elle a choisi de développer son intrigue sur des chapitres très courts et qui ne traînent pas. Ce qui n’est pas plus mal. Le monde des masculinistes qu’elle décrit est suffisamment vertigineux et déprimant. On se pose quand même la question : à quel moment les rapports homme/ femmes ont-ils déraillé au point de donner naissance à une espèce d’individus masculins dont l’épanouissement personnel passe désormais par la crucifixion du genre féminin sur l’autel d’une virilité morbide.

« Charlotte Chérie » de Sandrine Lucchini, Éditions Black Lab, 284 pages, 21,90 euros.