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Le prêt – à – saigner de Joseph Bialot

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Premier roman d’un auteur plus très jeune, Joseph Bialot a 55 ans, à l’époque. Comme quoi, il n’y a pas d’âge pour commencer ce que l’on a envie. Les éditions Gallimard ont décidé de rééditer quelques grands classiques du roman noir comme l’incontournable Raymond Chandler avec une nouvelle traduction et… celui du Français Joseph Bialot, avec une préface inédite du romancier Tonino Benacquista.

Une sorte d’hommage posthume largement mérité pour un homme qui sortit du camp d’Auschwitz en 1945 et mis des années avant de prendre la plume. Son livre s’inscrit dans les années 70-80. On retrouve en filigrane les grandes figurent de ce moment très parisien. Même si lui a choisi de situer son action dans un quartier très populaire et d’un commerce particulier : nous sommes au cœur du Sentier, haut lieu des grossistes d’une mode en gros et de qualité moyenne. Si le lundi est férié dans toutes les boutiques de l’hexagone, là c’est tout l’inverse. À croire que toute la France vient renouveler ses stocks. Mais pas seulement. Quelques familles, et davantage de célibataires, attirés par les demoiselles qui tapinent au grand jour, rue Saint-Denis, ne se gênent pas pour flâner et mater les décolletés profonds de ses travailleuses du sexe au rabais. Trois grandes journées modulent l’activité du Sentier : le Grand Pardon et les deux salons du prêt-à-porter. Mais cette joyeuse cohabitation est perturbée par la découverte d’un cadavre rue Saint-Spire. Une jeune femme belle et morte. Le trait rouge de sa gorge tranchée brillant dans la lueur des torches électriques. Le deuxième macchabée est retrouvé à 200 mètres de là, rue du Caire. Cette fois, c’est un homme. La gorge tout aussi tranchée.

L’enquête est confiée au commissaire Faidherbe et à l’officier de police, Chaligny. Pas des tendres les poulets. Et sûrement pas politically-correct. Les références savoureuses sont d’époque. Ainsi, Faidherbe affiche -t -il une dégaine à la Claire Bretécher, célèbre dessinatrice du Nouvel Observateur. Les flics sont largués. Le profil du tueur est moderne. Le gars aime les femmes, Marcel Duchamp, le Mouton-Rotschild, les Davidoff et il est licencié en lettres modernes. Il s’appelle Josip Vissarianovitch, il est Serbe. C’est la filière yougoslave d’immigration. Une autre, plus rustique, a aussi pris ses marques dans le domaine du chiffon, c’est elle des Turcs. Elle est incarnée par un vieillard pas glamour pour un rond. Mustafa Demirel règne comme un seigneur sur ses cerfs qui accessoirement sont ses fils et ses filles. Ces dernières n’ayant par ailleurs aucune existence à ses yeux. La petite Yamina en sait quelque chose. Le duel va être sanglant. D’autant que Mustafa est un gars à l’ancienne, il règle ses comptes lui-même, pas de flics dans l’équation, ceux-là, moins il les voit et mieux il se porte. L’auteur qui est un rescapé de la Shoah ne se fait pas prier pour décrire un grand malade qui tue comme il respire. La course contre la montre est enclenchée. D’autant que les cadavres s’amoncellent. Ironique de bout en bout, « Le Salon du Prêt-À-Saigner » nous transporte dans un Paris qui a disparu, remplacé par les cafés branchés et bourrés de hipsters. Il s’est aseptisé. Le monde d’avant.

Joseph Bialot le dit lui-même : « Il m’a fallu plus de vingt-cinq ans et une psychanalyse pour arriver à sortir du camp. » Il le fait de façon littéraire en 2002 lorsqu’il témoigne de sa déportation dans un livre intitulé, « C’est en hiver que les jours rallongent. » Les éditions La manufacture de livres a aussi eu l’idée de rééditer le témoignage. L’écrivain sur le tard est mort à 89 ans et laisse derrière lui une bonne trentaine de livres.

« Le salon du Prêt-À-Saigner » de Joseph Bialot, Éditions Gallimard Série Noire, 242 pages, 12 euros.

« C’est en hiver que les jours rallongent », Éditions la Manufacture de livres, 349 pages, 18.90 euros.

 

 

Les « Feux dans la Plaine » d’Olivier Ciechelski

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Stanislas Kosinski a fait le Mali. C’est un costaud. De retour dans la vie civile, Stan a choisi la montagne des Alpes du Sud pour son âpreté et sa solitude. Un chalet et soixante hectares de maquis et de ravins. Il est passé du cadre militaire à la déconstruction. Quinze années de service à mettre de côté la somme nécessaire pour réaliser sa sortie, son rêve d’enfant. « Son goût pour les châteaux forts et les citadelles suspendues. » Les cailloux et l’herbe grasse ont remplacé le sable et ça lui va très bien. Pas de voisins aux alentours, à l’exception de Ghislaine. Une quinquagénaire qui porte trois couches de vêtements superposés. Mais Ghislaine, ce n’est pas pareil. Elle est discrète. « Elle était la présence qui désarmait ce que la solitude peut avoir d’angoissant lorsqu’elle se prolonge au-delà de la retraite désirée, de la permission… »

L’auteur, Olivier Cielchelski, est scénariste. Le dialogue bavard et superflu n’a pas sa place dans cette tragédie rurale où l’homme tente de se fondre avec la nature en mode survie. L’altitude correspond au pouls du personnage au fur et à mesure du roman. Elle est l’accroche des trois chapitres qui rythment le livre. Alt. 840m, Alt.1250 m, et Alt. 1830 m, le climax. En militaire aguerri, Stan sait ce qu’est l’ennemi. Mais l’enjeu n’est plus le même que là-bas au Mali, il se joue dans un décor minéral où il lui faut se débarrasser de ce qui l’encombre. Quitte à revenir à l’état sauvage. On est captivé, absorbé par cette course contre la mort dans un paysage où la nature se moque comme d’une guigne des tourments de l’espèce humaine. Elle règne, insensible, implacable. « Feux dans la plaine » est son premier roman. Hypnotique.

L’intrusion est venue du sentier bleu où il découvre une cartouche vide. Quelqu’un a ouvert un chemin sur son territoire, à côté de l’air de nourrissage. Il interroge Ghislaine, questionne le maire. L’ancien soldat entrevoit le danger, il connait les armes et les hommes, il sait ce que les deux associés signifient. Le début des emmerdes. Sous les traits de Guy Castagnary, « une sorte de baron rustique et débraillé. » Stanislas demande des excuses. L’autre ne comprend même pas sa requête. Le drame est enclenchée. Très vite, il y a deux camps. Ceux d’ici et l’autre, l’étranger. Ils l’ont toléré jusque là mais il était temps de lui rappeler qu’il n’appartient pas à cette terre. C’est la leur, il dépend de leur bon vouloir. Ils s’octroient le droit de chasser où ils veulent. Ils passent de la tolérance à l’intolérance à la vitesse de l’éclair. Jusqu’à un point de non-retour. Lui qui pensait couler des jours paisibles comme « un paysan de Gao » libre de son destin, va prendre le maquis. Les chasseurs se lancent à sa poursuite, ils sont lourds, patauds, mais ils connaissent bien ces montagnes, et ils ont la rage, une obstination obtuse et des armes. Le combat est inégal, ils sont plusieurs, lui est seul mais lui est un survivant. De sa propre enfance en famille d’accueil, de la guerre, du combat, de la peur et de la mort. Il remplit sa bouteille dans les ruisseaux, il se nourrit de champignons, de plantain, de mûre ou encore de carottes sauvages. Un jour, il pille même un nid d’abeilles. Stan se confond avec les pierres, il peut marcher longtemps, ne pas dormir, transpercer la nuit, il est un guerrier qui ne trouve jamais le repos. Il peut tuer.

Dans sa fuite, il rencontre un ermite puis ce sera l’ours. Pour la première fois, l’ancien soldat a peur, véritablement peur. L’animal est une arme de destruction massive à lui tout seul. Le plantigrade mugit, se dresse, se lance, Stanislas tire. Il n’y a plus de retraite, de solitude maîtrisée, il ne reste que la fureur de vivre. Réussira – t – il ? Olivier Ciechelski signe un roman très noir, du pur « Nature Writing » à la sauce Giono. Excellent.

« Feux dans la Plaine » par Olivier Ciechelski, Éditions Rouergue/Noir, 256 pages, 20 euros.

 

 

Randall Schwerdorffer avocat hors norme

Son allure, jean usé, chaussures ultra pointues et manteau style redingote grise au revers de velours noir, envoie un signal trompeur. L’avocat Randall Schwerdorffer, le regard profond et velouté, ressemble à l’écrivain américain James Ellroy : tout en trompe l’œil. Ce fils de parents militaires n’est pas plus funky que rock. D’ailleurs, il le dit lui-même : « Je ne suis pas un homme de mon temps ». Sa taille impressionnante, un mètre 90 à la louche, et sa carrure de colosse lui confèrent une impression de force de la nature et nous rappellent que la justice n’est rien sans la puissance qui permet de la faire appliquer. Le glaive a dévié de sa course, la balance tangue et l’avocat réclame que justice soit faîte.

Son livre est un plaidoyer. L’homme de loi malmené, diffamé (il a gagné son procès) assure sa propre défense assisté parfois par des confrères bienveillants qui s’expriment à tour de rôle et cadencent « Itinéraire d’un avocat hors norme », un ouvrage co-écrit avec Franck Spengler. On devine que le géant a vacillé. Il faut dire que la charge médiatique qui lui colle aux basques depuis l’affaire Jonathann Daval (condamné à 25 ans de prison en octobre 2017 pour le meurtre de sa femme, Alexia Daval) ne faiblit pas. Désormais, ses sorties ne passent plus inaperçues. « Je n’en reviens toujours pas, dit-il aujourd’hui, assis devant un paquet de procès-verbaux à étudier. Et je l’avoue, je suis sur la défensive depuis ce procès. Je n’avais jamais connu une telle exposition médiatique avec des commentaires et des appréciations d’une violence inouïe. J’ai été jugé sur ma communication, mes éléments de langage, comme on dit aujourd’hui. Je me souviens d’un soir, je rentre à la maison et je trouve ma femme devant un verre de Chablis, assise au fond du canapé et qui me dit : « Cela fait deux heures que j’entends des horreurs à ton sujet ». Je ne comprends toujours pas ce délire autour d’une affaire ordinaire qui n’aurait jamais dû aller aussi loin en place publique. » Alors, il a pris la plume, lui à qui on a reproché des prises de paroles ou des mots maladroits. « Le livre reste l’espace de liberté absolu », affirme – t – il, avec force. « Itinéraire d’un avocat hors norme » qui revient sur dix affaires criminelles plaidées par Schwerdorffer seul ou accompagné, sent le souffre, relève d’une mise à plat offensive pour cet adepte des arts mariaux. La justice est un sport de combat dont Randall Schwerdorffer se saisit à bras le corps, une façon de régler ses comptes tout en campant sur ses positions. « Nous sommes devenus une sorte de thermomètre socio-judiciaire lancé à toute vitesse sur une rampe de lancement émotionnelle. J’ai écrit pour réfléchir deux minutes, pour essayer d’initier des réflexions sur ce que signifie les différents passages à l’acte, pour provoquer des discussions. »

Évacuons tout de suite, la star américaine, Steve MacQueen qui pourrait expliquer le patronyme du Bisontin. Juste une question d’époque, balaie l’homme de loi, son frère s’appelle, Ronald. En réalité, sa mère secrétaire militaire, féministe à la « Georges Sand » et pas à la « Nabila » lui avait préféré un jeune soldat. Toute la famille voyagera au gré des affectations du papa qui finira général. Ce dernier se montrera perplexe devant le choix de son fils d’embrasser la robe. Celle du droit. « Il trouvait que ce n’était pas forcément un vrai métier mais nos parents nous ont laissés libres de choisir. » Pas la peine de torturer cet homme de 54 ans ou de le questionner des heures pour lui faire admettre qu’il a choisi cette voie un peu par hasard, pensant bien gagner sa vie mais qu’une fois sa décision prise, il a cravaché. Déjouant les pronostics encore une fois, le baveux lâche que sa première passion allait au droit du travail, par amour de la technicité. Amour que l’on retrouvera plus tard dans sa façon d’appréhender le droit pénal. « Nous sommes des techniciens, s’emporte presque Randall Schwerdorffer, il n’y a rien d’artistique, je n’aime pas les effets de manche, je trouve même cela « médiocrisant ». Nous sommes là pour appliquer le droit et défendre nos clients. » Cette bifurcation vers le pénal, il la doit à un souvenir, un banc d’école sur lequel, enfant, il a été souvent persona non grata. Éternel petit nouveau, il était systématiquement dégagé par les plus anciens. « J’ai appris à me défendre. Mais c’est aussi une forme d’injustice que j’ai réparée plus tard parce qu’être avocat, c’est être contre ceux qui ne respectent pas la loi. »

Adulte, il pose ses valises à Besançon. Une ville à taille humaine, 130.000 habitants, il a détesté Paris, trop bruyant et violent (c’est là qu’il se met aux arts martiaux), et les « plus belles affaires sont en province ». Pas de syndrome de Rastignac chez le bonhomme qui affirme ne pas avoir besoin de « sur gagner » et qui vit au milieu de la forêt avec sa femme avocate du droit des affaires, montée dans le train politique de « En marche », et de leurs deux garçons. Le plus grand, né d’une précédente union, est en prison pour possession et trafic de drogue. Randall Schwerdorffer ne se dérobe pas : « Je laisse la justice faire son travail. Lorsqu’on ne respecte pas la loi, on paie. » Le Bisontin garde toutefois en mémoire quelques grandes tirades de son général de père : comme celle de ne jamais lui faire honte. Encore un signal d’une raideur insoupçonnée chez l’avocat qui saisit l’occasion de parler morale : « La loi est commune à tous. Alors que la morale est à géométrie variable. Donc si vous ajoutez de la morale à la loi, ça ne marche pas. »

Et il ne rigole pas, quitte à aller à contre-courant des grandes tendances sociétales. Prenez la légitime défense. Les magistrats n’aiment pas ce genre de dossier. Schwerdorffer se frotte les mains. Remettre du bon sens là où la société déraille, une de ses spécialités. L’affaire Florian F. est ainsi disséquée dans le livre afin d’étayer son propos. C’est l’histoire dramatique d’un jeune militaire accusé d’avoir poignardé un autre homme d’un coup de couteau, au cours d’une rixe dans les rues de Sarrebourg. Ce que Florian F. ne nie pas. La vindicte populaire crie au-scandale. Ces soldats sont incapables de se tenir. Mais pour l’avocat qui a récupéré toutes les vidéos des caméras de surveillance du périmètre, la question est de savoir s’il s’est défendu et dans quelle proportion. Les images lui donnent la réponse. « La légitime défense ce n’est pas un « permis de tuer », mais c’est « un permis de se défendre » et la loi n’exige pas que l’on soit au bord de la mort pour se défendre. » Florian F. sera acquitté une première fois aux assises de Metz puis définitivement en appel, à la cour de Nancy.

MeToo et Schwerdorffer. Sans aucun doute, un gros point de crispation. Un malentendu ? Pas vraiment.  » Le néo-féminisme ne me plaît pas. Les différences sont légitimes. Or en ce moment, on est dans le contre-nature. » Ce grand macho à l’ancienne qui préfère avoir cinq secrétaires plutôt qu’une adresse mail ou être présent sur les réseaux sociaux, n’apprécie guère les féministes à la Sandrine Rousseau et à la Marlène Schiappa, ex-ministre déléguée à la Citoyenneté. D’ailleurs, à l’évocation de cette dernière, il contre-attaque.« C’est une redoutable politique, concède – t – il, avec un sourire carnassier, mais au fond, est-elle vraiment concernée par la cause féministe? » Randall Schwerdorffer considère s’en tenir aux faits et au droit. Mais l’avocat prône les subtilités. Le destin d’une ou d’un accusé en dépend souvent. Ainsi, s’appuie – t – il dans son livre sur trois crimes commis sur trois femmes. L’un « passionnel », l’autre « possessionnel » et enfin le dernier « obsessionnel ». Une rigueur sémantique qui peut faire basculer un procès et qui doit tout à la technicité prônée par l’homme qui passe ses journées en robe comme il aime à le rappeler non sans un brin d’humour ou de provocation. Au choix. « Il s’est fait de plus en plus connaître, confirme son confrère Maître Truchy, par le nombre de victoires acquises justement grâce à l’exploitation de la procédure pénale. » Une approche procédurière de la procédure qui, sur 133 affaires criminelles dont 20 en partie civile, lui a permis d’obtenir 24 acquittements.

Aussi choisit-il très soigneusement ses jurés. « Pour l’affaire Daval, je ne voulais que des femmes, assène – t – il, en vieux briscard des prétoires. Et j’ai eu raison, Jonathann Duval a échappé à la perpétuité. Seules des femmes pouvaient se permettre de juger une autre femme dans la société d’aujourd’hui. » Il se félicite à l’avance des trois dossiers qu’il a en ce moment sous le coude. Trois crimes commis par des femmes. « Je vais pouvoir tout dire sur les hommes, même des horreurs. » La promotion de ce troisième ouvrage s’annonce compliquée. « Je suis « cancellé », je ne peux plus faire de promos sans déchaîner les néo-féministes. Alors, toutes les séances ont été annulées. Il reste mon ami libraire à Besançon. Il est originaire d’Iran et m’a dit : « Je viens d’un pays où la liberté d’expression n’existe pas. Je ne vais sûrement pas te censurer. »

« Itinéraire d’un avocat hors norme » de Randall Schwerdorffer avec Franck Spengler, aux Éditions Hugo Doc, 256 pages, 19,95 euros.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Au commencement » : l’ennemi intérieur de Ivan Zinberg

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Quatre morts. Un dealer, un gitan une prostituée et un chômeur. Tous tués à bout portant. Aucun rapport entre eux. Si ce n’est des vies de losers un peu passe-murailles dans l’univers de cette criminalité de basse intensité. Pas de quoi fouetter un chat ou lever un cil. D’ailleurs, le « groupe Delmas » y va mollo, patine un poil. Il est sous le commandement du commissaire Julien Martial, chef de section qui a posé ses valises dans les nouveaux locaux de la Crim, au 36 rue du Bastion dans le 17ème. Il interroge le commandant Luc Delmas sur ses effectifs. Le patron semble inquiet. Trop d’absents, trop de situations personnelles à traitement d’exception. Il n’aime pas les écarts de comportements et dans ce groupe, il y en a trop. Il a été échaudé. Un ripou passé sous le radar aux Stups lui a valu un placard et une renaissance inespérée en PJ. Il n’a clairement pas envie de mourir une deuxième fois. « Message passé », lui affirme Delmas. S’il savait.

Il faut dire qu’il est un peu foutraque le commandant Delmas. Il a la réputation, à juste titre, d’être trop laxiste avec ses subordonnés. Mais qui est-il pour faire des remontrances, lui qui donne à peine l’exemple avec ses manies et sa vie monacale. Le décor est rapidement planté par l’auteur qui présente les personnages un à un.  Il y a son numéro 2, le capitaine Nicolas Pradier, le numéro 3, Guilaine Monteil la procédurière surnommée « Guigui » et 20 ans au compteur à la PJ. Elle est à un an de la retraite. Les petits derniers, les brigadiers Stéphane Lain et Sarah Barnowski. En couple depuis un an. Enfin, le fameux « voyageur », le brigadier Mario Giordano, « FOTO », que Delmas envisage en remplacement quand « Guigui » quittera la maison. Celui-là préoccupe tout particulièrement Martial. Deux disponibilités en moins de dix ans, il n’apprécie pas. Mais Delmas y tient, il a peu de goût pour le turn-over. Et puis, c’est une équipe soudée avec des différences qui les complètent. Delmas laisse filer, ce qui lui importe, ce sont les heures supplémentaires et un bon flair de flic, le reste il s’en moque. Même FOTO et ses congés sans soldes pour parcourir le monde et faire de la photo, il s’en accommode. Il n’est pas un fonctionnaire lambda. La paperasse, très peu pour lui. Les vacances, les absences, pas de quoi s’alarmer. Il gère. Croit-il. Le personnage de Luc Delmas est une surprise avec un profil un brin rafraîchissant dans la galaxie du polar. Pas de défonce, pas d’alcool, le gars a les idées claires la moitié du temps. Seul bémol qui le tracasse un peu, cela fait quinze ans qu’il n’a pas touché une dame ou un monsieur. « Asexuel et aromantique, lui dit son psy. Pas de quoi s’inquiéter, juste une personnalité comme ça. »

En attendant, dans les hautes sphères, personne n’aime que le 93 bouge d’une oreille. Surtout lorsque les deux cadavres représentent chacun une minorité : une travailleuse du sexe et un homosexuel. Et surtout, lorsque l’on se trouve entre les deux tours d‘une élection présidentielle. La piste terroriste n’est déjà plus du fantasme. Et pour cause. « Des meurtres par balles d’une extrême brutalité, resserrés dans le temps, sans mobile apparent, commis par un homme pilotant un scooter. Ça ne vous rappelle rien ? » Mohammed Mera, bien évidemment. Delmas sait très bien que l’hypothèse de l’islamisme radicale aussi charmeuse qu’un serpent à sonnettes, les huiles adorent. Lui, les raccourcis, il s’en méfie. Toutes les options sont encore sur la table : tueur en série, guerre des gangs, trafic de drogue ou encore l’extrême-droite. Delmas et son équipe avancent prudemment.

Un suspect sort du lot. Un gardien d’immeuble, Luis Gimenez. Un loup solitaire. Même pas fiché S. « Une ombre. Un courant d’air. » Mais un copycat, pourquoi pas. Emmanuel Macron échappe à un attentat à Figeac, le jour de sa réélection. Le visage de Gimenez est capturé par les vidéos de surveillance. Il meurt en se faisant exploser. Fin de l’histoire ? Le groupe Delmas adhère, sable le champagne. Un homme manque à l’appel. Mais Delmas a toujours été laxiste. L’auteur, nous a gentiment baladés sur près de 300 pages. Et on a adoré. Des chapitres courts en enfilade. Ivan Zinberg, capitaine de police dans la vraie vie, découpe son polar comme son existence, on l’imagine en tout cas, en séquences nerveuses, efficaces et vrillées. Du beau matériel de polar que l’auteur a situé dans Paris et sa région. Ivan Zinberg dépend d’un service des mouvances radicales et des violences urbaines. Il s’est inspiré d’une histoire vraie. Le 3 octobre 2019, Damien Ernest, Anthony Lancelot, Brice Le Mescam et Aurélia Trifiro sont assassinés par un agent radicalisé de la préfecture de police de Paris. Ce livre est un hommage à ses collègues et toutes les victimes du terrorisme. L’auteur vient encore de se faire rattraper par la réalité.

« Au commencement » par Ivan Zinberg, Éditions Harper Collins/Noir, 312 pages, 20,50 euros.

 

 

 

 

« The Visitants » de Randolph Stow

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Un festival de couleurs, de bruit, de mots et de formules. « The Visitants » de Randoph Stow nous transporte loin, très loin, sur l’île reculée de Kailuana, en Papouasie, là où les loris, ces oiseaux colorés, se confondent autant avec le feuillage qu’avec le langage. Un officier de patrouille, Alistair Cawdor, s’est suicidé. Le gouvernement colonial enquête. Il interroge cinq témoins. Kaléidoscope de sensations vives et moites. Le roman publié par les Éditions Au Vent des îles est une véritable claque littéraire.

Il y a donc le planteur, K. M. Macdonnell, la domestique de maison, Saliba, l’élève officier de la patrouille australienne, T. A. Dalwood, l’interprète du gouvernement Osana et l’héritier de Dipapa, le chef de Kailuna, Benoni. Deux Blancs et trois Noirs. L’investigation elle-même est dirigée par M. G. Browne, officier de district-adjoint, sous-district d’Ositwa, Territoire de Papouasie. Clairement, on ne rigole pas avec les formes et mises en forme en 1959, dans cette partie du monde. Chacun livre sa version des faits à Browne qui intervient finalement très peu dans le récit sauf pour donner les résultats de son enquête à la fin de l’ouvrage.

Que s’est-il passé dans cette maison qui « saigne », selon Saliba ? « Une maison est un château selon l’officier de district, une défense. Une maison est une conque ». Il n’empêche, un homme y est mort. Ajoutez à cette disparition aussi soudaine que tragique, deux autres histoires. La première est celle qui agite les villageois. Qui héritera en effet « du commandement des villages » à la mort du vieux chef DIPAPA. La deuxième concerne la pseudo existence d’un objet volant non identifié, fait lui-même relié « aux espoirs, croyances et cultes du cargo millénaristes ». Et c’est le mort qui en parle mieux dans son journal où il consigne en italique tous les événements. « Le 29 octobre, une rumeur avait circulé dans les villages selon laquelle un vaisseau spatial avait emporté les trois hommes qui vivaient sur l’île de Budibudi où ils gardaient la plantation de noix de bétel de DIPAPA ». Selon lui, l’hystérie s’empare alors des hommes et de leur esprit. Il devine ce qui s’est passé mais la fureur a mordu son âme.

Trois récits imbriqués avec trois niveaux de lecture et différents types de langage. L’Australien Randolph Stow fut lui-même un visiteur, un étranger. Pendant trois mois, à l’âge de 23 ans, il est à la fois élève officier de patrouille et assistant anthropologue pour gouvernement australien. Le chef est vieillissant, la puissance coloniale redoute une déstabilisation politique locale. L’écrivain est doué, il a un don pour les langues et très vite, apprend le Kiriwina, ce qui lui permet de converser directement avec la population sans passer par le filtre d’un traducteur. C’est une des très grandes forces du roman. Ainsi les Blancs sont les Dimdims ou les taubadas. « E » signifie oui, « Bi ta los », « Allons-y » ou encore « Kwim », « traînée ». Soyons franc, la lecture du roman n’est pas aisée mais une fois que le pli est pris, le charme fonctionne et l’on se prend à s’imaginer regarder la pluie « dans la lumière vert-jaune d’une claire fin d’après-midi ».

« The Visitants » par Randolph Stow, traduction de Nadine Gassie, Éditions Au Vent des Îles, 282 pages, 23 euros, ebook : 11.90 euros.

 

 

« Les Injusticiers » de François Forestier ou comment communisme et capitalisme ont convergé dans les années 50

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Lire un roman de François Forestier, c’est avoir toutes les chances de se promener en visiteur privilégié dans les coulisses d’Hollywood. C’est pouvoir rencontrer les héros et découvrir les lâches. Les faux et les vrais. Cette fois encore, il a braqué ses projecteurs sur la Mecque de la bobine en Californie. Nous sommes dans les années 50. La paranoïa envers les communistes est à son comble. Le Sénateur Joseph McCarthy est à la manœuvre, assisté dans cette chasse aux sorcières, de son complice J. Parnell Thomas, procureur de la fameuse Liste Noire des dix. Dix noms livrés en pâture à une justice devenue folle et partiale. Mais cette fois, le journaliste/écrivain a tenu à dresser un parallèle entre deux systèmes judicaires. « Les Injusticiers » décrit ainsi « deux canailles » aux manettes d’une justice en théorie aux antipodes : J. Parnell Thomas et Andreï Vychinski, procureur général des procès de Moscou, en ex-Union soviétique. Avec François Forestier, ils auraient pu être frères.

L’avertissement de l’auteur est étourdissant. Il nous prévient que le livre est né d’une obsession. Et de rencontres. Et pas n’importe lesquelles. Des survivants de cette purge hollywoodienne. Joseph Losey, John Berry, Sterling Hayden, Ring Lardner Jr, pour ne citer qu’eux. Les cinéphiles apprécieront. Le scénariste américain et de confession juive, Dalton Trumbo, avait surnommé cette période « l’ère du crapaud ».  Il se trouve, comme l’explique François Forestier, que les deux procureurs se sont bien croisés un jour. Si l’un est mû par la peur, l’autre réagit à la haine. Leur point commun : le pouvoir de condamner. Autrement dit, le pouvoir de vie ou de mort.

La tâche fut plus aisée pour Vychinski. Il a fait exécuter ou a envoyé au goulag (souvent la même chose) des hommes par centaines. Sans avoir à se justifier. Il suscite l’intérêt, voire l’admiration, de J. Parnell Thomas entravé, lui, par quelques lois fondamentales inscrites dans la Constitution américaine, la Bible après la Bible de ce côté de l’Atlantique. Il ne peut condamner à tour de bras comme son lointain confrère mais les purges orchestrées par le Russe lui donnent des idées. Alors, J. Parnell Thomas dresse des listes, La Liste. C’est un Républicain du New Jersey, ultra-conservateur et secondé par un certain… Richard Nixon. Dans son viseur, ceux qu’il désigne comme les « inamicaux ».  Dalton Trumbo est number one. Parmi les « amicaux », il y a le président des acteurs, un informateur du FBI, Ronald Reagan. Au début de ce processus mortifère, les vedettes incriminées ne s’inquiètent pas trop. Nous sommes en Amérique, que diable. Rien ne peut se produire comme là-bas, chez les Soviets. Ici, on est en démocratie, il y a des lois. Mais la trahison est universelle. Des stars du système balancent les sympathisants coco. Le réalisateur Elia Kazan, l’acteur Robert Taylor et sa tête de gendre parfait…

Traîtrise et lâcheté vont de pair. Et si mourir terrorise en Occident, le danger en Russie vient de la vie. Vychinski, le survivant, en sait quelque chose, lui qui a survécu à toutes les purges, celles d’avant et l’après Staline. Pourtant, en ce début de journée et fin de vie (71 ans), il est inquiet. Parce qu’au fond, la peur telle une seconde peau ne quitte jamais les Soviétiques. Il se trouve au pays de l’ennemi, à New-York. Un poste qui sent la récompense pour services rendus. Il sollicite une tasse de thé auprès de sa secrétaire Valentina. « Peut-être y a-t-il un moyen de changer de vie, se demande-t-il. Il y songe. Le cavalier noir, en g7, attend. Il est temps de le bouger ». Tout est glaçant dans ce roman parce que dans cette galaxie de portraits connus et moins connus, l’auteur dresse un constat impitoyable. En Union-Soviétique, il n’y avait à cette époque aucun innocent. Mais quid du système judiciaire américain ? On aurait dû se méfier. Des gens ont tordu les lois et fabriqué des accusés. Qu’est-ce qui a changé ?

« Les Injusticiers » par François Forestier, Éditions Grasset, 256 pages, 20.90 euros.   

 

« Honolulu noir » de Rodney Morales : Hawai’i a trouvé son nouveau Marlowe

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Il faut parfois revenir aux classiques. Rodney Morales se l’est sûrement dit le jour où il a décidé d’écrire Honolulu noir. Un pur polar dans la tradition d’un Raymond Chandler and Co. Rien de révolutionnaire mais sacrément bien fichu. On est sous les tropiques de Hawai’i et David Kawika Apana, journaliste d’investigation, reconverti en détective privé, spécialisé en disparitions, débute sa première enquête. Minerva Alter qui trouble énormément notre novice d’enquêteur, lui demande de retrouver sa fille disparue. Et c’est parti sur plus de 400 pages d’un classicisme, au fond, parfaitement rafraîchissant.

D’emblée, on apprend que la dame, blonde à tomber par terre, fut marié à Lino Johnson, abattu à bout portant en plein Chinatown une vingtaine d’années auparavant. Gloups. Caroline Ku’uleilani Johnson, donc, 20 ans, gentille fille qui appelle toujours régulièrement sa maman, même quand elles se fâchent parfois toutes les deux, n’a plus donné signe de vie depuis 15 jours. Du jamais vu selon sa génitrice. David Apana n’est pas vraiment en mesure de faire la fine bouche. Sans un rond, il a joué au poker et gagné un bateau où il habite désormais sans rien connaître à la navigation. Ni aux blondes d’ailleurs mais il accepte la mission. Le suivre dans ses pérégrinations et tâtonnements, c’est découvrir Hawai’i, version natif de l’archipel. Un vrai régal. Il commence par Lanika sur Mokula Drive, située à deux pas de la plage. Une enclave de riches où la mixité ethnique se résume à « une poignée de maisons décrépites appartenant à des familles hawaiiennes qui doivent payer des impôts locaux toujours plus élevés pour s’accrocher à un kuleana, un lopin de terre hérité de leurs nobles ancêtres ». C’est le point de départ de cette affaire qui va le conduire dans des endroits moins glamours. De temps en temps, il s’arrête, se saisit de sa planche. Il a grandi au North shore, sur la côte nord de O’ahu, là où les gamins vivent pratiquement sur la plage le jour avant de laisser la place aux dealers, aux désespérés et amants naïfs à la nuit tombée. Kailua Beach, burger, café et planche de surf. Il contemple les îles jumelles de Mokumanu et Mokulua. Les maisons sont dissimulées par les lianes, les frangipaniers ou les hibiscus. On passe par Chinatown, on boit dans les bars de Waikiki et on regarde les bateaux amarrés dans le port de Ala Wai Boat Harbor. Apana, un brin cynique, est bien le gardien du temple. Il y a Hawi’i et il y a son Hawai’i.

Tout s’imbrique d’une manière bizarre, se dit le privé. Cette maison couleur corail aux 39 marches d’un producteur de cinéma, gardée par cette Mia qui s’entraîne comme une bête au triathlon, que dissimule – t – elle ? Elle-même est l’amie de Kay, alias Caroline. Le premier fil d’une pelote emmêlée et tordue parce qu’avec Kay existe aussi Matthew, le secouriste et petit copain. Vingt-deux jours d’enquête, au cours de laquelle le privé se heurte à la pègre locale, aux flic ripoux, se fait démonter la tête comme il se doit. Apana va de surprise en surprise, la vérité, bien sûr, n’a rien à voir avec les hypothèses de départ. Rodney Morales qui a enseigné longtemps à l’université de Hawai’i, imprègne le livre d’une nostalgie que l’on devine réelle. Les prédateurs ne rôdent même plus, ils se sont emparés des lieux pour leurs magouilles politico-mafioso-policières. Sans oublier le FBI et la DEA (Drug Enforment Agency). Son héros, David Kawika Apana, oscille entre présent et passé et tente de comprendre comment un meurtre vieux de vingt ans peut être lié à la disparition d’une jeune femme, à fortiori sa fille. Honolulu Noir se dévore et l’on se demande comment Philip Marlowe s’y serait pris.

« Honolulu noir » par Rodney Morales, traduction de Mireille Vignol, Éditions Au Vent Des Îles, 435 pages, 23 euros.

 

 

 

 

« L’Affaire Martin Kowal » d’Éric Decouty : dans le marigot politique sous Valéry Giscard d’Estaing

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Sans pathos, dans un style assez distancié, on patauge pourtant sévère dans l’arrière-cour politique française et de ses coups tordus. Et l’on sent un malin plaisir chez l’auteur à entraîner le lecteur dans l’envers crapoteux d’un gouvernement en place, de sa police et de ses services secrets. Du grain à moudre pour tous ceux qui croient dur comme fer que seul un petit nombre d’individus dirige un pays.

Le romancier s’appuie sur des personnages réels. Il place son intrigue à l’époque du président Valéry Giscard d’Estaing. Le 11 mai 1976, le général Joaquin Zentano Anaya, un diplomate bolivien, est assassiné en pleine rue, avenue du Président-Kennedy à Paris. A bout portant de trois coups de 7.65, alors qu’il se dirigeait vers sa BMW bleu métallique. Un appel téléphonique mystérieux passé à la radio Europe 1 revendique l’attentat et la personne se présente comme appartenant aux Brigades internationales Che Guevara. Joaquin Zentano Anaya était aussi général. Le dossier atterrit comme il se doit à la Centrale (Direction des Renseignements généraux) et plus précisément à la BOC, la Brigade opérationnelle centrage des RG, le gratin de la police secrète. Martin Kowal est un bon enquêteur mais un fils de traître à la nation et grand amateur de substances toxiques en tout genre. Un gars hanté par le passé tâché de son paternel et la cervelle ramollie par la dope. L’affaire est suivie par l’Élysée. Autant dire l’enfer. Il y a Robert (Pandraud) et Michel (Poniatowski) pour les plus connus. Mais aussi un certain Biseau, un conseiller, un homme de l’ombre. L’union faisant la force, il a été décidé au plus haut niveau que les RG et la DST travailleraient de conserve. Kowal a été désigné comme faisant partie de l’aventure. Mieux, il va être à la tête d’une mini-unité dédiée au dossier. Il doit cependant coopérer ou en référer à un homme, le commissaire Semprun. Un nom qui claque pour le jeune flic. L’ami de son père qu’il n’a pas revu depuis la mort de ce dernier. Il s’en réjouit.

A tort. Parce que l’affaire pue. Il y a bien la piste de la drogue, après tout on parle d’un coin de la planète où le trafic de drogue est un passe-temps comme un autre. Mais très vite autre chose se dessine. Que peuvent bien avoir en commun l’OAS (Organisation secrète et bras armée des énervés de l’Algérie française) et les dictatures d’Amérique latine ? Pour l’écrivain, c’est l’un des secrets les mieux gardés de la présidence d’Estaing. La passerelle sombre entre des individus qui vont transmettre à d’autres, un savoir-faire peu ordinaire : les techniques de torture utilisées pendant la Guerre d’Algérie par les plus zélés des gars de l’OAS. Un cocktail historique qui fait le miel d’Éric Decouty. Compromissions, coups tordus, tout y passe dans la galaxie politico-services secrets. On touche du doigt l’hubris de ces hommes d’État qui se retrouvent d’un seul coup avec comme joujoux à disposition totale, tous les flics de France et de Navarre. De quoi planer. De quoi franchir la ligne rouge. On connaît « L’Opération Condor » dans laquelle les Américains ont trempé jusqu’au cou. Ces Américains coupables mais qui ont aussi la faculté de faire face à leur propre Histoire et à ses saletés. La France n’en est pas là. Loin s’en faut. En 2003, Édouard Balladur, alors président de la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblé nationale a refusé la commission d’enquête parlementaire concernant le rôle de la France dans le soutien aux régimes militaires d’Amérique latine. Le pays était selon lui « irréprochable ». Heureusement, il reste la littérature. « L’Affaire Martin Kowal », dont le personnage fictif maigrichon est largué et touchant, se lit d’une traite. Et nous remonte un poil le moral. On n’échappe jamais à la vérité. Même si elle met du temps à éclater.

« L’Affaire Martin Kowal » par Éric Decouty, Éditions Liana Levi,336 pages, 20 euros.

 

 

« Précis de survie stratégique »

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« Précis de survie stratégique ». En ces temps troublés, jamais un ouvrage n’a aussi bien porté son nom. Sous la direction d’Adrien Jaulmes et de Lucas Menget, des spécialistes de renom du monde de la recherche, des militaires ou encore du journalisme ont analysé de façon clinique les menaces qui pèsent sur nos sociétés sans pour autant dresser « une liste de scénario-catastrophes » comme le soulignent les deux auteurs dans leur introduction. La planète est ainsi passée au crible avec de sérieux arguments, bien loin de la cacophonie de certains débats à la télévision. Le livre ouvre assez naturellement sur le conflit qui se déroule depuis le 24 février 2022, en Ukraine sous la plume de Jean-François Bureau, spécialiste des questions de défense européenne. L’attaque surprise et brutale des forces russes de Vladimir Poutine a ébranlé les certitudes des Européens qui se croyaient à l’abri d’une guerre depuis plus d’un demi-siècle. Au cœur de cette équation, le rôle de l’OTAN. Le spécialiste rappelle « qu’aucun État membre ne peut escompter disposer seul des ressources nécessaires pour faire face au risque de guerre en Europe tout en assumant ses obligations de membre de l’Union et d’allié de l’OTAN ».

Le grand jeu, avec l’Afghanistan et l’Iran, n’est pas oublié sous la plume avertie de Jean-Pierre Perrin qui connaît son sujet sur le bout des doigts. Quant à la chercheuse Agnès Levallois, elle s’est occupée de la Turquie. Le cas de l’Inde et de la Chine illustre parfaitement la fragilité des alliances. « Pendant plusieurs décennies les exercices militaires en Inde s’inscrivaient dans la perspective d’un conflit avec le Pakistan, écrit Gilles Boquérat, spécialiste de l’Inde. Ce dernier est dorénavant perçu comme une nuisance, la vraie menace vient de la Chine qui occupe une place centrale dans le discours militaro-stratégique indien ». La Chine encore avec Taïwan dans le viseur. « Si les parallèles avec l’Ukraine sont fréquents, explique Antoine Bondaz, chercheur directeur de l’Observatoire multilatéralisme en Indo-Pacifique, une guerre n’est en rien inévitable ». Rien de très rassurant non plus du côté des continents africains et sud-américains. Mais c’est sans doute avec « le cinquième milieu » comme le désigne le colonel Alexis Rougier, chef d’état-major du Commandement de l’espace, que le constat est le plus vertigineux. L’espace n’a pas de frontière donc pas de lois. C’est le nouveau Far-West ou encore le New Space. « Dans ce milieu si singulier, souligne le colonel Rougier, les menaces qui s’y développent sont souvent hybrides, dans un mélange ambigu entre activités civiles et militaires. L’éventualité d’une confrontation ne peut plus être écartée ».

L’ouvrage est sorti avant l’attaque du Hamas le 7 octobre dernier. Il décrit avec beaucoup de clarté les différentes façons de conduire une guerre que pourraient mener toutes les grandes puissances de ce monde si par malheur, elles se décidaient à entrer dans la danse d’un conflit. Ainsi le dossier israélien est-il parfaitement traité sous l’angle iranien par la journaliste Gwendoline Debono. Mais la tragédie qui a entraîné la mort de 1200 personnes sur le sol israélien interpelle à plus d’un titre. Il est peu vraisemblable, en effet, que l’utilisation d’ULM figure dans les manuels de guerre conventionnelle ou de guérilla urbaine. Le Hamas vient de démontrer qu’avec du temps, un réservoir humain quasi inépuisable, et surtout beaucoup d’imagination, on peut combiner armement classique fourni « free of charge » par les Iraniens et un modus operandi inédit. Une combinaison aussi audacieuse que mortifère et qui ne fait qu’accroître le sentiment de peur diffus que les menaces se dissimulent désormais absolument partout.

« Précis de survie stratégique » sous la direction d’Adrien Jaulmes et Lucas Menget avec la préface de Loïc Finaz, Éditions Équateurs Documents.

« Un sang d’encre » de Vincent Ejarque : roman noir dans les brumes françaises et algériennes

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Il arrive les mains dans les poches, la coupe de cheveux très militaire. Vincent Ejarque va parler de son deuxième livre. Longtemps, avec passion et générosité. « Un sang d’encre » ne doit rien au hasard. On y retrouve l’Algérie, déjà présente dans son précédent ouvrage. Son grand-père, lieutenant de gendarmerie, y est mort. Il n‘avait que 38 ans. Tombé dans un guet-apens orchestré par d’autres Français au terme de son sixième séjour. Et la presse. Celle que le journaliste/écrivain aime tant. La double mémoire. La grande Histoire et la plus petite, la famille. Fort de cet héritage, il a écrit un roman policier passionnant sur une époque toujours mal digérée des deux côtés de la Méditerranée. « Cela reste un sujet hautement inflammable », dit-il, raide et soucieux.

« Ce que j’aime ce sont les moments de bascule, ceux qui font que l’Histoire s’emballe ». Alors, il nous emmène quelque part dans le sud-ouest de la France – une volonté de l’auteur de ne pas être plus précis pour souligner l’universalité du projet – sur une route qui ne va nulle part. Cinq hommes à bord d’une Renault. Partis pour un rodéo mortel et le visage cagoulé. Ils se rendent chez Jean-Jacques Sabatier. Ils trouvent la femme et les enfants. Ils les dézinguent salement. Une entrée en matière aux petits oignons. Violente et sanglante. Le romancier ne s’en cache pas. Il s’est inspiré de la fameuse Tuerie d’Auriol en 1981. Il enchaîne sur un enterrement, un retour aux sources pour l’un des personnages phares, Cadalen, journaliste talentueux qui vivote pourtant à Paris depuis deux ans. Ce dernier est venu assister aux funérailles d’un camarade de régiment. Il ne compte pas s’éterniser.

Mais il existe un journal d’importance dans le coin : le Courrier du Midi avec à sa tête un rédacteur en chef haut en couleur. De ceux que l’on ne fait plus. Robert Malvy a besoin de sang neuf et d’exclusivités. C’est une offre d’emploi. Les deux hommes grimpent dans les étages, traversent les différents ateliers : photocomposition, typographie et photogravure. Puis salle de rédaction, bureau et tiroir. Johnnie Walker et Camel. Si Vincent Ejarque a deux amours, c’est bien l’Algérie et le journalisme. Mais un journalisme de seigneurs, lorsque tout était permis et que le mouvement woke n’était pas encore né. Vincent Ejarque ressemble au Petit Poucet, il sème ses cailloux et glisse des indices que certains reconnaîtront. Comme le photographe Armand. Un hommage en creux à quelqu’un qu’il a connu à ses débuts dans la presse. Il y a beaucoup de nostalgie chez ce grand gaillard de 51 ans lorsqu’il évoque cette période. En attendant, Cadalen fait le malin mais finit par accepter de couvrir le massacre de la famille Sabatier.  Après tout, qu’est-ce qui l’attend à Paris. Le scoop du siècle ? Mais il prévient, « dès que les gendarmes ont mis la main sur ce Sabatier, tchao ».

Nous sommes en 1983. Une date que l’on aurait dû prendre beaucoup plus au sérieux, selon l’auteur. « Parce qu’en tant que citoyen, la situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui, découle directement de toutes les décisions économiques et politiques prises au cours de cette année-là . Il y a eu la rigueur imposée par le ministre de l’Économie de l’époque, Jacques Delors, et le tournant libéral pris par le Parti socialiste. Les entreprises ont été lâchées. En 1983, il y a aussi des élections municipales cruciales au cours desquelles pour la première fois, Jean-Marie Le Pen désigne les immigrés comme boucs émissaires. On est en plein marasme social et dans les usines automobiles comme celle d’Aulnay notamment, on découvre une marée d’immigrés ». Le Pen explose et le corps de Jean-Jacques Sabatier est retrouvé dans la campagne. Tout est habilement ficelé chez Vincent Ejarque. Pas de pathos. « Je revendique une écriture behavioriste. Pas de psychologie. Les actions sont ce qu’elles sont ». Sabatier travaille à la Française de mécanique automobile, la grosse usine du coin. « Deux mille ouvriers, pas mal d’Arabes ». Il encadre le service d’ordre et le syndicat maison de l’entreprise. A priori un bon gars sans histoire, un peu gros bras mais sans plus. Alors pourquoi s’attaquer si sauvagement à sa famille ? Le corps de Sabatier est finalement retrouvé dans la campagne.

L’enquête journalistique qui part d’un fait-divers saignant et local bifurque doucement sur des sables mouvants et algériens. Une sale période qui vient encore hanter les nuits de Cadalen. Cauchemars, cris et suées dans la nuit. Cette fois-là, lorsqu’il a perdu toute humanité. Le visage, le corps de Chanez, caressée puis torturée et abattue. Pêché et culpabilité. Va-et-vient historique dans une ambiance à la Claude Chabrol avec l’étroitesse des notables de province, sur fond de montée xénophobe. Déjà. Incarnée par le notaire, fils de notaire, Maître Bertrand Boisard. Lui et ses matchs de tennis dans un genre de Rotary club, ses invitations à déjeuner où il jette les billets de banque sur la table comme d’autres des miettes dans une poubelle. L’arrogance du politicien véreux dans des brodequins de petit marquis qui se dévoile un soir de campagne électorale lorsqu’il pointe du doigt le camp de harkis proche de la ville. Qu’ils viennent de l’usine ou de ce camp, ce sont eux les coupables du meurtre de Sabatier. Il n’y croît pas une seule seconde, Cadalen. Il insiste pour creuser la piste algérienne et celle du magot de l’OAS. Il est passé où ce pognon, ce trésor de guerre amassé par les fous de l’Algérie française. Ce pays où l’auteur n’a jamais mis les pieds mais qu’il décrit pourtant avec une précision de géographe.

L’écrivain tient la corde comme s’il grimpait une paroi lisse à mains nues, tout en force, sûr de lui et de son propos. Rigueur. Pour construire une fiction, Vincent Ejarque ne plaisante pas avec les faits. « Pour certains personnages connus, je me suis basé sur les interviews radiophoniques qu’ils avaient tenus à l’époque ». Mot pour mot. Les scènes qui se déroulent au Courrier du Midi sentent le vécu. Et pour cause. Quelques années passées au Journal du Dimanche. Son imagination a fait le reste. Résultat : un polar dans les règles de l’art et sans forcer le trait.

« Un sang d’encre » de Vincent Ejarque, Ramsay Éditions, 360 pages, 20 euros.

 

 

 

 

« L’Archiviste » d’Alexandra Koszelyk au secours de l’identité ukrainienne

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Elle s’appelle K. Elle est archiviste. Un jour, celui qu’elle désignera toujours comme l’Homme au chapeau surgit dans les profondeurs de sa bibliothèque et lui impose un pacte macabre : réécrire l’Histoire de son pays en faveur de l’envahisseur contre la vie de sa sœur jumelle emprisonnée. Que va, que peut – elle faire ?

« Un pays, une nation une culture », voilà ce que revendique l’Homme au chapeau. La réunification après la destruction. Lorsque j’étais à Kyiv le premier mois de la guerre, en février 2022, je me suis rendue au centre Oleksandr-Dovzhendko. J’y ai rencontré une femme, Olena Honcharuk, la gardienne du temple. C’était à elle de préserver la collection et les archives du cinéma ukrainien, et parfois de décider quelle œuvre serait cachée au cas où les Russes se saisiraient la ville. On le sait aujourd’hui, l’armée de Vladimir Poutine a reculé. La culture cinématographique du pays a été momentanément sauvée. Rien de tel dans « L’Archiviste », le roman imaginé par la romancière Alexandra Koszelyk. Un ouvrage né dans l’urgence de la guerre qui a frappé le pays de ses grands-parents. La jeune femme est enseignante de lettres classiques, Français, Latin et Grec ancien. On imagine le rapport viscéral qu’elle entretient avec le savoir, la culture et les livres. D’ailleurs, K son héroïne ne vit que pour ces merveilles enfouies dans les sous-sols de cette bibliothèque, entourée d’ombres bienveillantes. La tombée de la nuit ne lui fait pas peur, elle n’aime pas tant la lumière. Elle est synonyme de douleur et de souffrance.

Parce que dehors, à l’air libre, sa mère se meurt, sa sœur n’a plus donné signe de vie. Et partout, un paysage de désolation. Les bombes de l’ennemi ont frappé indistinctement, les cimetières se sont remplis, les femmes pleurent en silence et les enfants ne crient plus. Que lui faut-il de plus à cet ennemi jamais rassasié et qu’elle ne nomme jamais mais que l’on devine d’origine russe. Il lui faut une victoire totale, pas seulement celle des armes mais aussi celle du cœur et de l’âme, celle de l’identité d’une nation. Le dilemne est absolu, abyssal. Ce sont les ombres qui vont la guider. Celle du poète Pavlo Tchoubynsky qui par une nuit de mélancolie écrivit l’hymne du tout premier État ukrainien, fondé par les cosaques, en 1649. Mais L’Homme au chapeau est retors. Il veut qu’elle taille dans le vif, dans le sang des souvenirs, là maintenant, tout de suite. Alors, elle falsifie la falsification. Encore et encore, à chaque fois que la petite enveloppe qu’il dépose sur son bureau lui indique la marche à suivre. « Vous êtes une artiste faussaire », lui dit-il, cruellement. Parfois, le vertige la saisit. Déconstruire « Les Âmes de Gogol », qui se moque déjà de l’Empire russe, comment oser ? L’homme au chapeau veut faire comme par le passé. Distribuer ces œuvres remaniées à travers les territoires conquis, donner la chasse aux exemplaires véritables, voire proposer tout simplement à la population extrêmement appauvrie ces ouvrages falsifiés contre de la nourriture. Tout devient vital : une majuscule, un paragraphe, K se lance dans la guérilla du détail. K aide son pays avec d’autres armes, loin du front mais pour les générations futures. Elle écrit à l’encre invisible, elle transforme les ombres, elle est le refuge d’une identité menacée dont le prix n’a pas de prix. L’Homme au chapeau l’attend. Il possède la clé de ses tourments éternels. Il sent le réglisse.

« L’Archiviste » est un cri d’amour pour le pays des ancêtres de l’auteur. Un jour, elle y retournera, elle retrouvera ses racines, sa famille éparpillée. Lorsque la guerre éclate, son fils a 12 ans. Elle avoue ne pas l’avoir élevé  comme elle l’a été, avec une petite musique ukrainienne en arrière-plan. Il n’en a pas eu besoin. Le lendemain du premier jour de la guerre, il a lâché à ses camarades de classe : « Je suis ukrainien ».

« L’Archiviste » d’Alexandra Koszelyk, Éditions Aux Forges de Vulcain, 268 pages, 18 euros.

 

 

« Les datas sanglantes » de Jakub Szamalek

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Il existe des romans qui, mine de rien, fichent la trouille. Et celui-ci en est un. Le deuxième techno-polar de Jakub Szamalek, « Datas sanglantes »,  reprend les personnages de son livre précédent et tourne encore une fois autour des dangers du web. A tel point qu’une fois la lecture achevée, on se dit que la chose la plus sensée au monde serait de disparaître d’Internet et des réseaux sociaux.

La journaliste, Julita WÓjcicka devenue célèbre grâce à son travail d’investigation relaté dans le premier tome, Tu sais qui (toujours aux Éditions Métailié), reprend du service. On la retrouve en petite forme, en couple avec Leon, dans un grand appartement, à Varsovie. « Elle osait pour la première fois se croire adulte ». Assez traumatisée par son enquête précédente, cette surfeuse impénitente n’a et sans surprise qu’une fenêtre sur l’extérieur : Internet. Justement, un message d’outre-tombe la tracasse. Celui du hacker génial, Emil Chorczynski qui avant de se faire sauter le caisson, lui a envoyé des dizaines de gigabits d’information au sujet d’un forum pédophile appelé “ La Cour de récré ”. Elle a beaucoup hésité avant de se décider à l’ouvrir. Elle tombe alors sur un véritable labyrinthe de fichiers assez obscures, à l’exception de celui du 15 novembre 2018 qui ne contient que deux lignes : « un lien vers un article sur le meurtre d’une camgirl de Minsk Mazowiescki et un commentaire laconique : VERIFIE ». Ce qu’elle finit par faire. Ce qu’elle découvre ? Un meurtre en direct. Celui de Hannah B, 29 ans, assassinée par strangulation au cours d’une transmission diffusée par la plateforme MyGreatCams. On y voit aussi un homme cagoulé, une bagarre et une morte. Julita est ferrée. Bienvenue dans le monde du Sex Camming où des filles (les hommes aussi) se déshabillent face caméra pour tous ceux qui préfèrent le cybersex. Ce ne sont pas forcément des professionnelles de la prostitution mais pour quelques dizaines de milliers de zlotys par mois, cela leur permet d’améliorer un quotidien souvent sans grande perspective d’avenir. L’auteur polonais n’oublie pas Jan Tran, Polono-Vietnamien, flic et génie de l’informatique que Julita ne lâche pas d’une semelle. De quoi étoffer le romanesque de l’ouvrage et nous faire oublier toutes les références barbares du langage informatique.

Ailleurs, d’autres veillent aussi devant leur écran. Comme Oleg, d’origine bélarusse et modérateur de profession. Le jeune homme se farcit toute la journée des images plus horribles les unes que les autres. Ce sont pourtant d’étranges messages politiques nationalistes, anti-migrants qui retiennent son attention. Pas tant pour leur contenu que comment ils apparaissent et à quel rythme. « Ils ont atterri à la modération au même moment, ils ont tous été publiés en un quart d’heure ». De quoi en référer à son supérieur.  Oleg est consciencieux, il se souvient de l’élection américaine en 2016. Il sait que sans Internet et les réseaux sociaux, un gars comme Donald Trump n’aurait jamais été élu. La Pologne est en passe de vivre une élection cruciale. Et si la même chose arrivait dans le pays ? Un compte en particulier le tracasse, celui de Zbysek Dembski qui vocifère contre “la vermine de l’Est”. Une photo de profil suggère un beau mec mais lui est familière. Après vérification, il découvre que c’est en fait Jesse Williams, l’acteur de Grey’s Anatomy. Se mêle à cette petite tambouille fictionnelle de l’auteur, une conseillère en communication qui travaille d’arrache-pied pour son candidat tout beau, tout neuf. Mais qui déchante quand elle comprend que le making-off de la campagne électorale commence sérieusement à ressembler à celle du catastrophique Brexit.

Jakub Szamalek parvient encore une fois à construire une intrigue fascinante et rythmée autour d’un thème pas très funky, Internet et ses ramifications. Mais on sent que le propos de l’auteur est ailleurs. Il est dans une démonstration de force qu’il juge salutaire : celle de convaincre le lecteur et le citoyen que la toile mal utilisée, détournée, peut devenir un vrai danger pour la démocratie. La Pologne a pour voisin l’Ukraine, elle connaît parfaitement les agissements de la Russie et son savoir-faire de dingo dans le cyberspace. Des « cyber-elfes » combattent même désormais les trolls russes sur le Net. On n’est plus dans la fiction mais de plein pied dans un monde Orwellien. Devenu tristement réalité.

« Datas sanglantes » de Jakub Szamalek, traduit par Kamil Barbarski, Éditions Métailié Noir, 448 pages, 22,50 euros.