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« Précis de survie stratégique »

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« Précis de survie stratégique ». En ces temps troublés, jamais un ouvrage n’a aussi bien porté son nom. Sous la direction d’Adrien Jaulmes et de Lucas Menget, des spécialistes de renom du monde de la recherche, des militaires ou encore du journalisme ont analysé de façon clinique les menaces qui pèsent sur nos sociétés sans pour autant dresser « une liste de scénario-catastrophes » comme le soulignent les deux auteurs dans leur introduction. La planète est ainsi passée au crible avec de sérieux arguments, bien loin de la cacophonie de certains débats à la télévision. Le livre ouvre assez naturellement sur le conflit qui se déroule depuis le 24 février 2022, en Ukraine sous la plume de Jean-François Bureau, spécialiste des questions de défense européenne. L’attaque surprise et brutale des forces russes de Vladimir Poutine a ébranlé les certitudes des Européens qui se croyaient à l’abri d’une guerre depuis plus d’un demi-siècle. Au cœur de cette équation, le rôle de l’OTAN. Le spécialiste rappelle « qu’aucun État membre ne peut escompter disposer seul des ressources nécessaires pour faire face au risque de guerre en Europe tout en assumant ses obligations de membre de l’Union et d’allié de l’OTAN ».

Le grand jeu, avec l’Afghanistan et l’Iran, n’est pas oublié sous la plume avertie de Jean-Pierre Perrin qui connaît son sujet sur le bout des doigts. Quant à la chercheuse Agnès Levallois, elle s’est occupée de la Turquie. Le cas de l’Inde et de la Chine illustre parfaitement la fragilité des alliances. « Pendant plusieurs décennies les exercices militaires en Inde s’inscrivaient dans la perspective d’un conflit avec le Pakistan, écrit Gilles Boquérat, spécialiste de l’Inde. Ce dernier est dorénavant perçu comme une nuisance, la vraie menace vient de la Chine qui occupe une place centrale dans le discours militaro-stratégique indien ». La Chine encore avec Taïwan dans le viseur. « Si les parallèles avec l’Ukraine sont fréquents, explique Antoine Bondaz, chercheur directeur de l’Observatoire multilatéralisme en Indo-Pacifique, une guerre n’est en rien inévitable ». Rien de très rassurant non plus du côté des continents africains et sud-américains. Mais c’est sans doute avec « le cinquième milieu » comme le désigne le colonel Alexis Rougier, chef d’état-major du Commandement de l’espace, que le constat est le plus vertigineux. L’espace n’a pas de frontière donc pas de lois. C’est le nouveau Far-West ou encore le New Space. « Dans ce milieu si singulier, souligne le colonel Rougier, les menaces qui s’y développent sont souvent hybrides, dans un mélange ambigu entre activités civiles et militaires. L’éventualité d’une confrontation ne peut plus être écartée ».

L’ouvrage est sorti avant l’attaque du Hamas le 7 octobre dernier. Il décrit avec beaucoup de clarté les différentes façons de conduire une guerre que pourraient mener toutes les grandes puissances de ce monde si par malheur, elles se décidaient à entrer dans la danse d’un conflit. Ainsi le dossier israélien est-il parfaitement traité sous l’angle iranien par la journaliste Gwendoline Debono. Mais la tragédie qui a entraîné la mort de 1200 personnes sur le sol israélien interpelle à plus d’un titre. Il est peu vraisemblable, en effet, que l’utilisation d’ULM figure dans les manuels de guerre conventionnelle ou de guérilla urbaine. Le Hamas vient de démontrer qu’avec du temps, un réservoir humain quasi inépuisable, et surtout beaucoup d’imagination, on peut combiner armement classique fourni « free of charge » par les Iraniens et un modus operandi inédit. Une combinaison aussi audacieuse que mortifère et qui ne fait qu’accroître le sentiment de peur diffus que les menaces se dissimulent désormais absolument partout.

« Précis de survie stratégique » sous la direction d’Adrien Jaulmes et Lucas Menget avec la préface de Loïc Finaz, Éditions Équateurs Documents.

« Un sang d’encre » de Vincent Ejarque : roman noir dans les brumes françaises et algériennes

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Il arrive les mains dans les poches, la coupe de cheveux très militaire. Vincent Ejarque va parler de son deuxième livre. Longtemps, avec passion et générosité. « Un sang d’encre » ne doit rien au hasard. On y retrouve l’Algérie, déjà présente dans son précédent ouvrage. Son grand-père, lieutenant de gendarmerie, y est mort. Il n‘avait que 38 ans. Tombé dans un guet-apens orchestré par d’autres Français au terme de son sixième séjour. Et la presse. Celle que le journaliste/écrivain aime tant. La double mémoire. La grande Histoire et la plus petite, la famille. Fort de cet héritage, il a écrit un roman policier passionnant sur une époque toujours mal digérée des deux côtés de la Méditerranée. « Cela reste un sujet hautement inflammable », dit-il, raide et soucieux.

« Ce que j’aime ce sont les moments de bascule, ceux qui font que l’Histoire s’emballe ». Alors, il nous emmène quelque part dans le sud-ouest de la France – une volonté de l’auteur de ne pas être plus précis pour souligner l’universalité du projet – sur une route qui ne va nulle part. Cinq hommes à bord d’une Renault. Partis pour un rodéo mortel et le visage cagoulé. Ils se rendent chez Jean-Jacques Sabatier. Ils trouvent la femme et les enfants. Ils les dézinguent salement. Une entrée en matière aux petits oignons. Violente et sanglante. Le romancier ne s’en cache pas. Il s’est inspiré de la fameuse Tuerie d’Auriol en 1981. Il enchaîne sur un enterrement, un retour aux sources pour l’un des personnages phares, Cadalen, journaliste talentueux qui vivote pourtant à Paris depuis deux ans. Ce dernier est venu assister aux funérailles d’un camarade de régiment. Il ne compte pas s’éterniser.

Mais il existe un journal d’importance dans le coin : le Courrier du Midi avec à sa tête un rédacteur en chef haut en couleur. De ceux que l’on ne fait plus. Robert Malvy a besoin de sang neuf et d’exclusivités. C’est une offre d’emploi. Les deux hommes grimpent dans les étages, traversent les différents ateliers : photocomposition, typographie et photogravure. Puis salle de rédaction, bureau et tiroir. Johnnie Walker et Camel. Si Vincent Ejarque a deux amours, c’est bien l’Algérie et le journalisme. Mais un journalisme de seigneurs, lorsque tout était permis et que le mouvement woke n’était pas encore né. Vincent Ejarque ressemble au Petit Poucet, il sème ses cailloux et glisse des indices que certains reconnaîtront. Comme le photographe Armand. Un hommage en creux à quelqu’un qu’il a connu à ses débuts dans la presse. Il y a beaucoup de nostalgie chez ce grand gaillard de 51 ans lorsqu’il évoque cette période. En attendant, Cadalen fait le malin mais finit par accepter de couvrir le massacre de la famille Sabatier.  Après tout, qu’est-ce qui l’attend à Paris. Le scoop du siècle ? Mais il prévient, « dès que les gendarmes ont mis la main sur ce Sabatier, tchao ».

Nous sommes en 1983. Une date que l’on aurait dû prendre beaucoup plus au sérieux, selon l’auteur. « Parce qu’en tant que citoyen, la situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui, découle directement de toutes les décisions économiques et politiques prises au cours de cette année-là . Il y a eu la rigueur imposée par le ministre de l’Économie de l’époque, Jacques Delors, et le tournant libéral pris par le Parti socialiste. Les entreprises ont été lâchées. En 1983, il y a aussi des élections municipales cruciales au cours desquelles pour la première fois, Jean-Marie Le Pen désigne les immigrés comme boucs émissaires. On est en plein marasme social et dans les usines automobiles comme celle d’Aulnay notamment, on découvre une marée d’immigrés ». Le Pen explose et le corps de Jean-Jacques Sabatier est retrouvé dans la campagne. Tout est habilement ficelé chez Vincent Ejarque. Pas de pathos. « Je revendique une écriture behavioriste. Pas de psychologie. Les actions sont ce qu’elles sont ». Sabatier travaille à la Française de mécanique automobile, la grosse usine du coin. « Deux mille ouvriers, pas mal d’Arabes ». Il encadre le service d’ordre et le syndicat maison de l’entreprise. A priori un bon gars sans histoire, un peu gros bras mais sans plus. Alors pourquoi s’attaquer si sauvagement à sa famille ? Le corps de Sabatier est finalement retrouvé dans la campagne.

L’enquête journalistique qui part d’un fait-divers saignant et local bifurque doucement sur des sables mouvants et algériens. Une sale période qui vient encore hanter les nuits de Cadalen. Cauchemars, cris et suées dans la nuit. Cette fois-là, lorsqu’il a perdu toute humanité. Le visage, le corps de Chanez, caressée puis torturée et abattue. Pêché et culpabilité. Va-et-vient historique dans une ambiance à la Claude Chabrol avec l’étroitesse des notables de province, sur fond de montée xénophobe. Déjà. Incarnée par le notaire, fils de notaire, Maître Bertrand Boisard. Lui et ses matchs de tennis dans un genre de Rotary club, ses invitations à déjeuner où il jette les billets de banque sur la table comme d’autres des miettes dans une poubelle. L’arrogance du politicien véreux dans des brodequins de petit marquis qui se dévoile un soir de campagne électorale lorsqu’il pointe du doigt le camp de harkis proche de la ville. Qu’ils viennent de l’usine ou de ce camp, ce sont eux les coupables du meurtre de Sabatier. Il n’y croît pas une seule seconde, Cadalen. Il insiste pour creuser la piste algérienne et celle du magot de l’OAS. Il est passé où ce pognon, ce trésor de guerre amassé par les fous de l’Algérie française. Ce pays où l’auteur n’a jamais mis les pieds mais qu’il décrit pourtant avec une précision de géographe.

L’écrivain tient la corde comme s’il grimpait une paroi lisse à mains nues, tout en force, sûr de lui et de son propos. Rigueur. Pour construire une fiction, Vincent Ejarque ne plaisante pas avec les faits. « Pour certains personnages connus, je me suis basé sur les interviews radiophoniques qu’ils avaient tenus à l’époque ». Mot pour mot. Les scènes qui se déroulent au Courrier du Midi sentent le vécu. Et pour cause. Quelques années passées au Journal du Dimanche. Son imagination a fait le reste. Résultat : un polar dans les règles de l’art et sans forcer le trait.

« Un sang d’encre » de Vincent Ejarque, Ramsay Éditions, 360 pages, 20 euros.

 

 

 

 

« L’Archiviste » d’Alexandra Koszelyk au secours de l’identité ukrainienne

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Elle s’appelle K. Elle est archiviste. Un jour, celui qu’elle désignera toujours comme l’Homme au chapeau surgit dans les profondeurs de sa bibliothèque et lui impose un pacte macabre : réécrire l’Histoire de son pays en faveur de l’envahisseur contre la vie de sa sœur jumelle emprisonnée. Que va, que peut – elle faire ?

« Un pays, une nation une culture », voilà ce que revendique l’Homme au chapeau. La réunification après la destruction. Lorsque j’étais à Kyiv le premier mois de la guerre, en février 2022, je me suis rendue au centre Oleksandr-Dovzhendko. J’y ai rencontré une femme, Olena Honcharuk, la gardienne du temple. C’était à elle de préserver la collection et les archives du cinéma ukrainien, et parfois de décider quelle œuvre serait cachée au cas où les Russes se saisiraient la ville. On le sait aujourd’hui, l’armée de Vladimir Poutine a reculé. La culture cinématographique du pays a été momentanément sauvée. Rien de tel dans « L’Archiviste », le roman imaginé par la romancière Alexandra Koszelyk. Un ouvrage né dans l’urgence de la guerre qui a frappé le pays de ses grands-parents. La jeune femme est enseignante de lettres classiques, Français, Latin et Grec ancien. On imagine le rapport viscéral qu’elle entretient avec le savoir, la culture et les livres. D’ailleurs, K son héroïne ne vit que pour ces merveilles enfouies dans les sous-sols de cette bibliothèque, entourée d’ombres bienveillantes. La tombée de la nuit ne lui fait pas peur, elle n’aime pas tant la lumière. Elle est synonyme de douleur et de souffrance.

Parce que dehors, à l’air libre, sa mère se meurt, sa sœur n’a plus donné signe de vie. Et partout, un paysage de désolation. Les bombes de l’ennemi ont frappé indistinctement, les cimetières se sont remplis, les femmes pleurent en silence et les enfants ne crient plus. Que lui faut-il de plus à cet ennemi jamais rassasié et qu’elle ne nomme jamais mais que l’on devine d’origine russe. Il lui faut une victoire totale, pas seulement celle des armes mais aussi celle du cœur et de l’âme, celle de l’identité d’une nation. Le dilemne est absolu, abyssal. Ce sont les ombres qui vont la guider. Celle du poète Pavlo Tchoubynsky qui par une nuit de mélancolie écrivit l’hymne du tout premier État ukrainien, fondé par les cosaques, en 1649. Mais L’Homme au chapeau est retors. Il veut qu’elle taille dans le vif, dans le sang des souvenirs, là maintenant, tout de suite. Alors, elle falsifie la falsification. Encore et encore, à chaque fois que la petite enveloppe qu’il dépose sur son bureau lui indique la marche à suivre. « Vous êtes une artiste faussaire », lui dit-il, cruellement. Parfois, le vertige la saisit. Déconstruire « Les Âmes de Gogol », qui se moque déjà de l’Empire russe, comment oser ? L’homme au chapeau veut faire comme par le passé. Distribuer ces œuvres remaniées à travers les territoires conquis, donner la chasse aux exemplaires véritables, voire proposer tout simplement à la population extrêmement appauvrie ces ouvrages falsifiés contre de la nourriture. Tout devient vital : une majuscule, un paragraphe, K se lance dans la guérilla du détail. K aide son pays avec d’autres armes, loin du front mais pour les générations futures. Elle écrit à l’encre invisible, elle transforme les ombres, elle est le refuge d’une identité menacée dont le prix n’a pas de prix. L’Homme au chapeau l’attend. Il possède la clé de ses tourments éternels. Il sent le réglisse.

« L’Archiviste » est un cri d’amour pour le pays des ancêtres de l’auteur. Un jour, elle y retournera, elle retrouvera ses racines, sa famille éparpillée. Lorsque la guerre éclate, son fils a 12 ans. Elle avoue ne pas l’avoir élevé  comme elle l’a été, avec une petite musique ukrainienne en arrière-plan. Il n’en a pas eu besoin. Le lendemain du premier jour de la guerre, il a lâché à ses camarades de classe : « Je suis ukrainien ».

« L’Archiviste » d’Alexandra Koszelyk, Éditions Aux Forges de Vulcain, 268 pages, 18 euros.

 

 

« Les datas sanglantes » de Jakub Szamalek

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Il existe des romans qui, mine de rien, fichent la trouille. Et celui-ci en est un. Le deuxième techno-polar de Jakub Szamalek, « Datas sanglantes »,  reprend les personnages de son livre précédent et tourne encore une fois autour des dangers du web. A tel point qu’une fois la lecture achevée, on se dit que la chose la plus sensée au monde serait de disparaître d’Internet et des réseaux sociaux.

La journaliste, Julita WÓjcicka devenue célèbre grâce à son travail d’investigation relaté dans le premier tome, Tu sais qui (toujours aux Éditions Métailié), reprend du service. On la retrouve en petite forme, en couple avec Leon, dans un grand appartement, à Varsovie. « Elle osait pour la première fois se croire adulte ». Assez traumatisée par son enquête précédente, cette surfeuse impénitente n’a et sans surprise qu’une fenêtre sur l’extérieur : Internet. Justement, un message d’outre-tombe la tracasse. Celui du hacker génial, Emil Chorczynski qui avant de se faire sauter le caisson, lui a envoyé des dizaines de gigabits d’information au sujet d’un forum pédophile appelé “ La Cour de récré ”. Elle a beaucoup hésité avant de se décider à l’ouvrir. Elle tombe alors sur un véritable labyrinthe de fichiers assez obscures, à l’exception de celui du 15 novembre 2018 qui ne contient que deux lignes : « un lien vers un article sur le meurtre d’une camgirl de Minsk Mazowiescki et un commentaire laconique : VERIFIE ». Ce qu’elle finit par faire. Ce qu’elle découvre ? Un meurtre en direct. Celui de Hannah B, 29 ans, assassinée par strangulation au cours d’une transmission diffusée par la plateforme MyGreatCams. On y voit aussi un homme cagoulé, une bagarre et une morte. Julita est ferrée. Bienvenue dans le monde du Sex Camming où des filles (les hommes aussi) se déshabillent face caméra pour tous ceux qui préfèrent le cybersex. Ce ne sont pas forcément des professionnelles de la prostitution mais pour quelques dizaines de milliers de zlotys par mois, cela leur permet d’améliorer un quotidien souvent sans grande perspective d’avenir. L’auteur polonais n’oublie pas Jan Tran, Polono-Vietnamien, flic et génie de l’informatique que Julita ne lâche pas d’une semelle. De quoi étoffer le romanesque de l’ouvrage et nous faire oublier toutes les références barbares du langage informatique.

Ailleurs, d’autres veillent aussi devant leur écran. Comme Oleg, d’origine bélarusse et modérateur de profession. Le jeune homme se farcit toute la journée des images plus horribles les unes que les autres. Ce sont pourtant d’étranges messages politiques nationalistes, anti-migrants qui retiennent son attention. Pas tant pour leur contenu que comment ils apparaissent et à quel rythme. « Ils ont atterri à la modération au même moment, ils ont tous été publiés en un quart d’heure ». De quoi en référer à son supérieur.  Oleg est consciencieux, il se souvient de l’élection américaine en 2016. Il sait que sans Internet et les réseaux sociaux, un gars comme Donald Trump n’aurait jamais été élu. La Pologne est en passe de vivre une élection cruciale. Et si la même chose arrivait dans le pays ? Un compte en particulier le tracasse, celui de Zbysek Dembski qui vocifère contre “la vermine de l’Est”. Une photo de profil suggère un beau mec mais lui est familière. Après vérification, il découvre que c’est en fait Jesse Williams, l’acteur de Grey’s Anatomy. Se mêle à cette petite tambouille fictionnelle de l’auteur, une conseillère en communication qui travaille d’arrache-pied pour son candidat tout beau, tout neuf. Mais qui déchante quand elle comprend que le making-off de la campagne électorale commence sérieusement à ressembler à celle du catastrophique Brexit.

Jakub Szamalek parvient encore une fois à construire une intrigue fascinante et rythmée autour d’un thème pas très funky, Internet et ses ramifications. Mais on sent que le propos de l’auteur est ailleurs. Il est dans une démonstration de force qu’il juge salutaire : celle de convaincre le lecteur et le citoyen que la toile mal utilisée, détournée, peut devenir un vrai danger pour la démocratie. La Pologne a pour voisin l’Ukraine, elle connaît parfaitement les agissements de la Russie et son savoir-faire de dingo dans le cyberspace. Des « cyber-elfes » combattent même désormais les trolls russes sur le Net. On n’est plus dans la fiction mais de plein pied dans un monde Orwellien. Devenu tristement réalité.

« Datas sanglantes » de Jakub Szamalek, traduit par Kamil Barbarski, Éditions Métailié Noir, 448 pages, 22,50 euros.

 

 

 

Chez Morgan Audic, personne ne meurt à Longyearbyen 

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La nature a le vent en poupe parmi les nouveautés polars de ce mois de septembre 2023. Si certains auteurs placent leur action dans des contrées tropicales, Morgan Audic, quant à lui, a préféré situer son intrigue là où il fait un froid polaire. Dans l’Archipel du Svalbard, à Longyearbyen, la dernière ville avant le pôle Nord. De quoi claquer des dents autant de peur que de froid.

 Jusqu’ici Lottie veillait à ce que la cohabitation des hommes avec les ours se déroulent calmement. Plus relaxant que son poste à la brigade criminelle d’Oslo qu’elle avait envoyé balader deux ans auparavant. Si ce n’est qu’elle a quelques bagages comme de sérieuses crises d’angoisse qui entravent méchamment son travail et son bien-être. Le corps d’une jeune femme, Agneta Sorensen, 26 ans, docteur en biologie arctique, est retrouvé gisant sur la glace, apparemment griffé, mordu par un ours. Non loin de là, un autre cadavre, celui d’un cachalot d’une quarantaine de tonnes pas vraiment en meilleur état. Comme bouffé par un ours également. Une blessure sur l’animal intrigue la flic Lottie. Sa forme circulaire dans la peau indique qu’il pourrait bien s’agir d’une balle. Et qui n’est pas loin du lieu de double meurtre : les Russes.

Une ville fantôme qui s’appelle Pyramiden. Une splendeur de l’ère soviétique désormais à l’abandon.  Si le mystère est ainsi facilement installé par le romancier Morgan Audric, le contexte géopolitique est tout aussi gentiment expliqué. Il faut remonter à la Première Guerre mondial lorsque la Norvège obtient la souveraineté de cet archipel. Et stipule que tous les pays signataires peuvent tirer profit des ressources du lieu. Seule la Russie avait utilisé cette clause pour exploiter deux gisements de charbon. Mais en 1998, tout s’était arrêté. La nouvelle Russie n’avait pas eu les moyens de la garder en activité. Un hôtel avait été gardé, histoire d’empêcher la Norvège de revendiquer le territoire. Aller chatouiller les moustaches russes n’était pas quelque chose que les forces du coin aimaient particulièrement se coltiner.

Triste timing. Asa Hagen qui avait ouvert une agence d’excursion en mer, le Nordland Safari, gît désormais à la morgue. Selon le médecin légiste, c’est un suicide. Nils Madsen, reporter de guerre, ex-boyfriend et compagnon de route dans la presse, est plutôt sceptique. Ils ne s’étaient pas vus depuis six ans mais il lui semblait bizarre qu’après avoir couverts toutes les zones de guerre de la planète, elle finisse ainsi dans un décor qu’elle avait pourtant choisi et aimé. La mécanique du roman est lancée. Deux histoires parallèles sur fond de saloperie humaine, cette espèce pas très rare qui ne recule devant rien pour s’enrichir coûte que coûte. On est au confluent des intérêts divergents. Ceux qui veulent sauver la nature et ceux qui veulent en tirer parti au maximum quitte à dézinguer les gêneurs qui se trouvent sur leur route. Rondement mené et efficace.

« Personne ne meurt à Longyearbyen » par Morgan Audic, Éditions Albin Michel, 374 pages, 21.90 euros.

« Les Morts de Beauraing » de François Weerts : une Belgique minée par la haine

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Manifestations. La France frémit lorsque le mot est prononcé, les touristes s’interrogent : est-ce bien raisonnable de venir dans ce pays où ils cassent tout. A la lecture des « Morts de Beauraing », on ne peut s’empêcher de pousser un tout petit soupir de soulagement. Chez les Belges aussi, les manifestations dérapent. Et sévèrement. François Weerts est journaliste. Il connaît son sujet. Même s’il a choisi de situer son intrigue en Belgique, quelques éléments comme les enfants-soldats prouvent qu’il a bourlingué. La date de l’attentat est significative : un 15 août. Une fête catholique, l’Assomption. Les images sont effrayantes. « Une jambe nue dépassant d’un linceul de fortune, intacte mais d’une pâleur mortelle. » Les islamistes sont tout de suite dans le collimateur de la police, des médias et de la population. A l’exception de deux lascars qui tiennent une agence de presse à moitié moribonde, Yves Demeulemeester et Léopold Verbist. Des journalistes chasseurs de scoops s’ils ne veulent pas disparaître de l’essoreuse médiatique. Leur enquête les pousse vers une voie inattendue. Celle de cathos ultras, de croisés de l’Apocalypse. François Weerts est un auteur clairement engagé. Pas question pour lui de ne pourrir qu’un seul camp. Les terroristes ne sont pas que musulmans. Mais ce qui fait aussi la force de son ouvrage, c’est la description au scalpel d’une division, voire d’une haine qui habite désormais les citoyens de communauté, de monde, différents dans ce tout pays qui parfois n’a même pas de gouvernement. Comme s’il n’y avait plus de place pour la raison. Il ne s’agit pas de s’aimer, personne n’est obligé d’aller jusque-là, mais de tenter de se comprendre pour ensuite communiquer. Et ce que décrit l’écrivain tend à prouver que les Belges sont eux aussi dans un cul de sac sociétal vertigineux. Comme bien d’autres pays démocratiques.

« Les Morts de Beauraing » de François Weerts, Éditions Rouergue Noir, 319 pages, 22 euros.

 

« Devant Dieu et les Hommes » de Paul Colize

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Paul Colize nous plonge dans un procès d’assise, tenu à Charleroi en 1958 et couvert par une jeune femme pour un quotidien du soir. Un incendie au fond de la mine du Bois du Cazier deux ans auparavant a fait 250 morts. Une véritable tragédie mais la police se félicite, elle a réussi à coffrer les auteurs d’un meurtre sans doute lié à ce drame. Donato Renzini et Francesco Ercoli, deux Italiens venus travailler en Belgique parce que chez eux c’est la misère, sont accusé d’avoir tuer le contremaître. Le quotidien Le Soir est sur les dents, c’est le genre d’histoire qui fait vendre du papier. Alors quand Katarzyna ou encore Catherine Lézin de son nom de plume, est invitée à déjeuner pour la première fois par son rédacteur en chef, elle n’en croit pas ses oreilles. Il l’envoie couvrir le procès de Marcinelle à Charleroi. Elle est méfiante mais ne peut refuser. Les hommes sont majoritaires au journal, on ne laisse pas passer ce cadeau. Empoisonné bien sûr. Un vieux de la vieille l’attend au tournant et lui savonne la planche comme il se doit. Il n’y a que les femmes, âmes sensibles, pour croire que les deux inculpés, Donato Renzini et Francesco Ercoli soient innocents du crime dont ils sont accusés. Pour tous, il ne faut aucun doute que ces hommes sont coupables mais la jeune femme ne s’en laisse pas compter et finaude, devine qu’il y a autre chose. Une femme peut-être ? Avec « Devant Dieu et les Hommes », Paul Colize a choisi de dénoncer la misogynie dans un milieu pourtant supposé ouvert : la presse. Sous des dehors assez légers, le romancier dresse un tableau impitoyable des mâles alpha qui règnent alors en maîtres absolus dans le monde du journalisme de l’époque. On a fait du chemin. Un peu.

« Devant Dieu et les hommes » de Paul Colize, Éditions HC, Hervé Chopin, 315 pages, 19.50 euros.

 

« Au fin fond de décembre » : le blues de Patrick Conrad

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Pas d’étude de mœurs pour Patrick Conrad qui situe son action en 1996. « Au fin fond de décembre » met en musique tous les codes du roman noir. Il y a un ex-inspecteur, Theo Wolf qui s’est vengé du meurtre et viol de sa fille en se faisant justice lui-même. Cela lui a valu quatre années en prison et il vient tout juste de sortir. Il a trouvé un petit boulot d’exterminateur de rats. Mais inspecteur d’un jour, inspecteur toujours. Alors qu’il dératise à tout va, il tombe sur le cadavre d’une femme, sac en plastique sur la tête, dans ce qui semble avoir été un studio de cinéma porno. Il décide d’enquêter. Ce sera la dernière fois, il le sait. De fil en aiguille, il remonte jusqu’au New Star Trek, un night-club un peu pourri qu’il a connu par le passé. Il retrouve même des figures de cette vie-là. Le soir, il rentre chez lui, épuisé, mais quand sa voisine qu’il épargne pourtant peu, vient le chercher pour dîner ensemble, il délaisse sa solitude et partage celle de Martha. On sent chez l’auteur un penchant pour ceux dont la vie ne s’est pas montrée tendre. Une galerie de portraits de gens cabossés et un inspecteur fasciné par le corps en décomposition qu’il a trouvé et qu’il ne veut plus lâcher. Le romancier aime la nuit interlope d’Anvers et les crimes qui s’y dissimulent. On est dans le vrai Noir. L’auteur méconnu en France occupe pourtant une place importante de la scène artistique belge. Poète, romancier mais aussi scénariste. Qui irait glisser le nom de Hayden Sterling, acteur d’Hollywood et auteur d’un roman génialissime (Voyage chez Rivages) au détour d’une phrase si ce n’est un connaisseur du 7ème art.

« Au fin fond de décembre » de Patrick Conrad, Éditions Actes Sud/Actes Noirs, 288 pages, 22.50 euros

 

« Lorsque tous trahiront » de Pierre Olivier ou la mise en abîme de l’âme humaine

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La LFD. La Légion des volontaires français partis se battre en ex-URSS contre le bolchévisme, dans les rangs et sous l’uniforme allemands. Un moment de l’Histoire française pas facile à aborder. C’est pourtant le pari audacieux et réussi de l’historien Pierre Olivier qui est le premier lauréat du Prix du roman d’espionnage créé par l’Amicale des anciens des services spéciaux de la Défense nationale (AASSDN) et coédité par La Manufacture de livres et Konfident. Au fond, qui de mieux que des anciens agents de renseignements pour nous parler de trahison. C’est exactement le fil rouge de ce livre court, sec et efficace.

 » L’important, pour une organisation clandestine, c’est le cloisonnement « . Le b.a.-ba de l’espionnage ou du contre-espionnage. Monter une cellule sans qu’une autre soit mise au courant. Leçon de choses pour une bande de collabos. Mais l’annonce tombe, violente.  » Le chef est mort « . Jacques Doriot, le « Grand Jacques », le grand traître de la nation française. Ex-numéro 2 du Parti communiste français, fondateur et chef du parti populaire français, le PPF, retrouvé mort, criblé de balles par un chasseur allié en maraude. « Quatre balles. Deux dans les jambes, une dans le dos. Et une autre, qui a atteint le poumon, le foie, les intestins et qui a occasionné à sa sortie la fracture du bassin et de la tête du fémur ». Mais certains doutent et pensent qu’il n’est pas mort tout seul, qu’on l’a bien aidé. A partir de ce moment-là, le grand jeu de dupes et le bal des espions commencent. Le « Grand Jacques » a – t – il été victime d’un complot, liquidé par ses « amis » ? Le narrateur a combattu sur le front russe. Il hait le bolchévisme. Il a porté et porte encore l’uniforme nazi. Au début, il était gêné, plus maintenant. Alors que le régime est en pleine déroute et vit ses derniers jours, le narrateur est de cette espèce qui ne croit plus mais continue à obéir.

A Roland Nosek, officier SS, qui se rêvait de finir diplomate, une fois Paris mise sous cloche nazie. Mais la fin de la guerre qui approche a déjoué ses plans. Il lui reste une affaire délicate à régler. Il demande au narrateur de s’en charger. D’enquêter sur un soi-disant traître à la cause du Reich. La contrepartie ? La remise en liberté de la mystérieuse Louise Delbreil. Que doit-il faire ? Espionner bien sûr, un agent double devenu triple. Et Doriot dans cette équation trouble comme l’eau du bain ? Autant de questions auxquelles le narrateur, trimballé de chef en chef, est confronté.

Billard à mille bandes, le roman de Pierre Olivier nous entraîne dans les méandres de la duplicité. Qui sont les bons et les méchants ? Il n’y en a pas comme toujours, ce sont tous des loups-garous. Qui se transforment au clair de lune pour mieux vous avaler et vous recracher, modifiés, nus comme des nouveau-nés, prêt à l’emploi. Prêts à trahir. « Parce qu’on est toujours le traître de quelqu’un ».

« Lorsque nous trahirons », de Pierre Olivier, Éditions La Manufacture de livres, 204 pages, 16,90 euros.

« Les délits mineurs de Malin Persson Giolito » : ou la chute du modèle suédois

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Les chiens ne font pas des chats. Malin Persson Giolito est la fille du célèbre criminologue écrivain Leif G. W. Persson . Donc, elle écrit des polars. Elle emprunte le réalisme de son géniteur mais le pousse au paroxysme du noir. Elle sort son troisième roman en France, aux Presses de la Cité. Une histoire d’adolescents en déshérence dans une Suède qui reste clouée au sol, hébétée par cette violence américaine venue gangréner ses banlieues alors que la terre entière croit encore au modèle idyllique scandinave.

Construite à la fois comme une enquête pour les policiers et une énigme pour le lecteur, la trame retrace la vie de deux ado, nés dans des quartiers séparés par une autoroute aussi sociale que géographique. D’un côté, Rönnviken (R) et de l’autre Varinge (V). Dogge, Douglas Arnfeldt, fils de Teo et Jill, vient de R et Billy de V. Le premier est aussi blond que le deuxième est brun. Chaque chapitre qui les concerne s’intitule « Les Garçons ». Une amitié comme on les aime, une amitié qui transcende les clivages culturels. « Deux garçons de milieux différents qui deviennent amis. Une vraie publicité, le genre d’histoire qui ne pouvait que bien se terminer. Pas de quoi avoir un pressentiment, pas même en tenant compte de l’étouffante chaleur, de l’orage qui approchait. » Pourtant, au premier coup de tonnerre, ce sera la sortie de route. Parce que « Les Garçons », qui grandissent de façon fusionnelle, ils vont en faire des conneries. Des petites puis de très grosses jusqu’à l’irréparable. Jusqu’à ce soir du 6 décembre, à 22 h 55, sur l’aire de jeux de Rönnviken, parmi les balançoires peintes dans toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. La neige tombe, ce sont les premiers flocons d’hiver. Quatre coups de feu, en deux fois et en tirs rapprochés. Impensable dans cette banlieue. Billy s’écroule. Le policier qui va tenter de comprendre ce qui s’est passé, s’appelle Farid Ayad. Il est marié à Natascha, le couple a trois filles. Avant, il habitait V, il en est parti cinq ans auparavant. Les gamins, il les connaît, il les a vus évoluer, changer, passer de petits crétins à voyous un peu plus costauds. Mais ça, que l’un des deux meurt sans doute tué par l’autre, ça non, il ne s’y attendait pas. Le truc est énorme. Il y a forcément un adulte impliqué dans le drame. Mehdi Ahmad ferait bien l’affaire. C’est un petit caïd local qui rêve de grandeur à la Tony Montana en terrorisant et rackettant tout le quartier. Mais ce serait trop facile. La romancière se transforme alors en sociologue et nous dépeint deux mondes qui cohabitent sans vouloir se croiser et qui ne se font pas confiance. Il le faudra pourtant à un moment-donné, quitte à admettre que des enfants peuvent se comporter en adulte violent. Quitte à abandonner cette idée que la justice peut tout.

S’il y a bien une chose que Malin Persson Giolito aime et sait décrire, c’est la descente aux enfers d’une Suède longtemps considérée comme un modèle de tolérance, de terre d’accueil et de qualité de vie. Le pays ne semble pas se remettre de la crise migratoire de 2015. La drogue, les gangs, comme à la télé dans les séries américaines. Société verrouillée, système judicaire bloqué, service de l’enfance dépassé, parents débordés. Chez les riches, rien ne se voit ou tout se pardonne. Chez les pauvres, on sait mais on ne fait rien. Et les parents dans tout ça? Ceux de Dogg sont aux abonnés absents. Le père est opaque, la mère vit dans un monde d’opiacés. L’amour n’a pas sa place, chacun vit dans le brouillard de son moi intime. Leila, la maman de Billy trime pour élever ses enfants, seule. Mais de l’amour, il y en a à la pelle. Pourtant tous sont aveugles. Les deux amis se retrouvent chez Sudden, l’épicier. Ils lui en font voir de toutes les couleurs. Sudden joue le jeu de la loi, de la justice, il appelle au-secours. Mais point de salut pour l’auteure de Quicksand, l’avenir se décline en noir et noir. Malin Persson Giolito suit les convulsions sociales d’une Suède où les rennes se perdent dans le brouillard hivernal. Et nous laisse refroidis par cette peinture sociale déchirée et déchirante.

« Délits mineurs », de Malin Persson Giolito, traduit par Laurence Mennerich, Éditions Presses de la Cité, 428 pages, 23 euros.

Au Nicaragua, « une révolution destinée à faire tomber un dictateur a engendré une autre dictature »

Sergio Ramirez a eu une vie bien remplie. Né en 1942 à Masatepe, il publie son premier livre en 1963, alors qu’il n’est encore qu’un simple étudiant. Après des études passées à Berlin entre 1973 et 1975, il revient au Nicaragua et participe à la création du groupe d’artistes et intellectuels nicaraguayens, Les Douze, qui s’oppose au gouvernement du dictateur Anastasio Somoza. En 1984, il est nommé vice-président par le Front sandiniste de Libération aux côtés d’un certain Daniel Ortega. Il rompra avec ce dernier en 1994 et se recentre sur son travail d’écrivain. Il reçoit à ce titre en 2017, le Prix Cervantes, la plus haute distinction littéraire dans le monde hispanophone. A l’époque au JDD, je le rencontre dans sa maison à Managua où les tragiques événements qui s’y déroulent depuis deux mois le paralysent et l’empêchent d’écrire.

Comment vous sentez-vous?
Je suis très triste. D’autant qu’il est très difficile de voir et d’accepter que toutes ces agressions menées à l’encontre des citoyens du Nicaragua relèvent de la responsabilité de mes anciens compagnons d’armes. Et lorsque j’entends scander « Somoza, Ortega », c’est la même chose, je ne peux que m’incliner. Je me suis éloigné de Daniel Ortega, il y a des années mais je ne peux pas m’empêcher de me souvenir que nous avons partagé la même et belle cause. Mais je constate que la roue tourne et s’arrête toujours devant le même obstacle : la dictature. C’est très choquant pour moi de voir comment une révolution destinée à faire tomber un dictateur a pu engendrer des années plus tard une autre dictature.

Avez-vous été surpris par cette étincelle de résistance au tout début?
Oui. J’étais en Espagne à ce moment-là. Je me suis arrêté de respirer. Il faut savoir que les gens ont été silencieux pendant longtemps. Et ce silence était le produit de cette peur. Une peur orchestrée par les groupes paramilitaires. Il faut bien comprendre que l’un des principes de base du couple Daniel Ortega et sa femme Rosario Murillo, est que la rue et les gens leurs appartiennent. Ce qui veut dire que personne n’a eu le droit toutes ces années de manifester sans risquer une très lourde répression. Et puis tout d’un coup, il y a eu un point de départ a priori sans grande conséquence suivi d’une succession de petits incidents. Cela m’a fait penser au Printemps arabe. Une petite chose qui conduit à une explosion et qui a pour conséquence majeure que les gens cessent d’avoir peur. Aujourd’hui, vous pouvez descendre dans la rue et poser des questions aux gens. Non seulement, ils vous répondront mais en plus ils vous donneront ouvertement leurs noms. Impensable avant.

Il n’y a pas eu d’escalade, la réponse du gouvernement Ortega a tout de suite été extrêmement violente. Comment l’expliquez-vous?
Pour les mêmes raisons qui ont causé la peur dont je parlais un peu plus tôt. Ortega a toujours réprimé les manifestations de manière violente mais cela se passait loin de tout, hors caméra et couvert par la peur des gens. Cette fois encore, il a cru qu’il était possible d’appliquer les mêmes méthodes mais tout a dérapé pour lui et sa femme. Le couple n’a rien vu venir parce qu’ils ont persuadé que les gens leur appartiennent donc il leur est inconcevable que ces mêmes gens puissent se retourner contre eux. C’est toujours la même chose avec les dictateurs, le schéma demeure identique. C’est classique, pathétique et ils perdent tout sens des réalités.

Vous avez connu Daniel Ortega, vous avez même été son vice-président. Quel homme était-il?
C’était il y a longtemps. Le genre de pouvoir que nous avions dans les années 80 et 90 n’était pas le même que maintenant. C’était un pouvoir collégial composé de plusieurs personnes, avec des orientations différentes et toutes les prises de décisions étaient le résultat d’une concertation. En fait, Ortega n’était pas seul aux commandes, il ne décidait pas tout, tout seul, il incarnait seulement le pouvoir. Puis nous avons perdu les élections mais lui a continué, en solo, il a construit petit à petit son retour pour la plus haute marche. Au fil de cette quête, il a subordonné tous les pouvoirs de la nation, passé un accord avec l’ancien président libéral Arnoldo Aleman (1997 à 2002) condamné à 20 ans de prison pour corruption et qui vit pourtant libre. Moyennant quoi les deux ont passé une sorte de pacte politique qui a permis à Ortega de museler l’opposition et de modifier la Constitution. Ces dernières années de mandature, il a surtout travaillé avec l’aide de sa famille à faire main basse sur l’économie du pays.

Que peut-on dire de sa femme Rosario Murillo?
Elle est la Vice-présidente de son mari depuis 2017 et la porte-parole du gouvernement. Elle a détruit le Parti du FSLN (Front sandiniste de libération nationale) en se débarrassant de la vieille garde et au fil du temps elle est devenue incontournable alors qu’elle ne fut jamais du combat des débuts de la lutte. Mais aujourd’hui, Ortega a rappelé le noyau dur des anciens combattants parce qu’il pense qu’ils sont les seuls sur lesquels il peut s’appuyer réellement. Ce qui est un problème parce que si Ortega annonce sous pression américaine, qu’il quitte le pouvoir, cette même base ne va pas aimer du tout, va se sentir trahie. Ortega étant désormais incompatible avec le Nicaragua, que vont-ils faire?

Ce qui veut dire que les Américains ont un problème?
(Il rit) Oui les gringos (les Américains) sont obligés de revoir leur copie chaque jour. Et s’il y a bien une chose que les Etats-Unis détestent dans cette région du monde qui reste leur chasse gardée, ce sont les surprises, l’anarchie et le vide politique. Au début, ils lui ont sans doute lourdement suggéré, ok tu reste, mais tu t’en vas aux prochaines élections en 2019. Or on sait que le peuple n’attendra pas si longtemps. Ortega est désormais politiquement complètement isolé et sa femme est haïe.

Cela peut-il conduire à une guerre civile?
Les gens réclament la justice. Qui a tué qui? C’est une situation complexe, fragile et explosive. Entre ce que veut la population et ce qui est ou sera possible de faire. Telle est la difficulté. Les paramilitaires sont cagoulés, la police aussi parfois. Seul le chef de la répression sera facilement identifiable, donc condamnable.

Est-ce que les événements ont eu un impact sur votre travail d’écrivain?
Oui, absolument. Depuis le début des troubles, je n’ai pas pu écrire une ligne, comme au temps de Somoza. Je n’ai plus la force de me concentrer, mon attention est systématiquement tournée vers les informations, radio ou télé. Ma tête est pleine de soucis, mon téléphone est en mode silencieux mais dès que je le vois clignoter, je me demande quelle mauvaise nouvelle est encore tombée.

Voyez-vous une sortie immédiate de cette crise?
Il le faudrait? L’économie est en lambeaux et ce que redoute l’Amérique est en train de se passer. Les gens tentent de fuir le pays, la queue auprès de l’ambassade américaine pour obtenir un visa est plus grande chaque jour. Je doute que Donald Trump, qui a fait de l’immigration son champ de bataille, soit content à l’idée de voir arriver en masse des milliers de Nicaraguayens.

En tant qu’écrivain, ressentez-vous le devoir moral à vous exprimer?
Oui. C’est mon devoir personnel de le faire. Écrivain ne sert rien dans ces moments-là. Il faut attendre que tout mûrisse. Dans deux ou trois ans, peut-être, j’aurais trouvé le courage et l’énergie de raconter cette tragédie dans un livre. En attendant, je le fais en donnant mon avis, des interviews, en écrivant des tribunes.

Que veut dire révolution pour vous aujourd’hui?
(soupir). Liberté et démocratie. La possibilité de voter pour le parti de son choix.

«À balles réelles : ou la stratégie de survie de Sergio Ramirez

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Il faut lire Sergio Ramirez et son dernier roman, « À balles réelles ». Non pas en tant que simple lecteur de polars mais en tant que soutien à l’écrivain qui, pour la deuxième fois de son existence, connaît l’exil. Le Nicaragua a sombré dans la dictature en 2018. Trois ans plus tard, Sergio Ramirez, grande figure morale et littéraire du continent sud-américain, ancien vice-président et premier centraméricain à remporter le prix Cervantes en 2017, est poussé hors des frontières. Un mandat d’arrêt a été émis contre lui par le régime de Daniel Ortega. Les deux hommes se connaissent bien. Tout est lié. Leur propre passé et celui de leur nation pour laquelle tous deux ont combattu Somoza. Rupture politique mais aussi amicale, voire sentimentale. Participer à une révolution quand on est jeune n’est pas rien, on y croit, on se bat pour un monde meilleur. Désormais réfugié à Madrid en Espagne où il se remet d’une longue maladie, Sergio Ramirez est passé dernièrement par la France pour y parler littérature. Dernier rempart contre la barbarie, bouée de sauvetage pour un homme qui pense aujourd’hui mourir en exil. Il a 80 ans. Lisez « À balles réelles ».

On retrouve l’inspecteur Dolores Morales (un homme), déjà présent dans une trilogie commencée en 2008, et qui s’achève avec ce dernier opus. L’ex-policier devenu détective, est un vétéran de la lutte sandiniste. Il est avec son acolyte Rambo à la frontière de Las Manos, du côté hondurien. L’amour le pousse à rentrer. Fanny souffre d’une rechute de son cancer. Mais le retour s’avère semé d’embûches. Parce qu’un homme de l’autre côté fait la pluie et le beau temps. L’inspecteur Anastasio Prado, surnommé Tongolele, un bonhomme qui aime passer inaperçu. Pour l’accomplissement des basses-œuvres, c’est toujours mieux. Il est aussi le chef des services secrets. Il a tout pouvoir.

Le duo de fugitifs s’est réfugié chez Monseigneur Bienvenu Ortez. Ce dernier organise la poursuite de leur périple. Pendant ce temps-là, à Managua, la ville est en ébullition. La femme du président que tout le monde considère perchée et qui croît aux énergies cosmiques, a décidé de faire planter des arbres de vie gigantesques en métal de couleur, un peu partout et notamment dans les établissements scolaires, y compris les universités. Les étudiants n’apprécient pas du tout, c’est le début de la révolte. Tongelele entre alors en action. Ses milices aussi. Le romancier a le don de dépeindre des personnages hauts en couleur. Le style foisonne, les phrases sont presque callipyges, cela tourbillonne, bouillonne. On a l’ex-femme de ménage, le spécialiste des réseaux sociaux, le clochard du Marché oriental ou encore la sacristaine de l’église. Sans oublier le “ Masque ”, mystérieux compte twitter qui balance révélation après révélation. Comme celle de dire que le président a construit son pouvoir sur des fake news.

Roman policier oui mais sur fond de réalité historique. En 2018, une révolte estudiantine est réprimée dans le sang. Des milliers de jeunes descendent dans les rues de la capitale puis se bunkérisent dans les facultés croyant être à l’abri. Le pouvoir montre son vrai visage et vient les déloger. Il tue les petits-enfants de sa propre révolution. Daniel Ortega et sa femme Rosario Murillo ont décidé de ne rien partager. Il y aura près de 400 morts. Depuis le régime emprisonne tout opposant, y compris les hommes d’église. Au mieux sont-ils expulsés. L’ouvrage de Sergio Ramirez est estampillé « livre interdit » dès sa parution au Nicaragua. Le public ne pourra le lire sous sa forme papier mais grâce à une sorte de piratage solidaire, il circule sur WhatsApp. La puissance des images et des mots, tous les dictateurs les redoutent. Ce n’est pas pour rien que le livre est depuis toujours dans le viseur des censeurs. Envoyée spéciale au Nicaragua en 2018, j’ai eu la chance de m’entretenir avec Sergio Ramirez, à son domicile. Il n’arrivait plus à écrire. Cet entretien prend tout son sens aujourd’hui alors que paraît le roman en Français et qu’il insiste à qualifier de policier. Ortega ne semble pas être Poutine mais la peur rôde. L’écrivain veut vivre et écrire. Sa contribution à l’Histoire de son pays.

Lire l’intégralité de l’interview dans Interviews/Reportages

«À balles réelles», par Sergio Ramirez,  traduction de Anne Proenz, Éditions Métailié/Noir, 336 pages, 23 euros.